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Hors des sentiers battus
La violence guerrière

  "La guerre n'est rien d'autre qu'un duel amplifié. Si nous voulons saisir comme une unité l'infinité des duels particuliers dont elle se compose, représentons-nous deux combattants : chacun cherche, en employant sa force physique, à ce que l'autre exécute sa volonté ; son but immédiat est de terrasser l'adversaire et de le rendre ainsi incapable de toute résistance.
  La guerre est un acte de violence [Gewalt] engagé pour contraindre l'adversaire à se soumettre à notre volonté.

  Pour affronter la violence, la violence s'arme des inventions des arts et des sciences. Elle se fixe elle-même, sous le nom de lois du droit naturel, des restrictions imperceptibles, à peine notables, qui l'accompagnent sans affaiblir fondamentalement sa force. La violence, c'est-à-dire la violence physique (car il n'en existe pas de morale en dehors des notions d'État et de loi), est donc le moyen. Imposer notre volonté à l'ennemi en constitue la fin. Pour atteindre cette fin avec certitude nous devons désarmer l'ennemi. Lui ôter tout moyen de se défendre est, par définition, le véritable objectif de l'action militaire. Il remplace la fin et l'écarte en quelque sorte comme n'appartenant pas à la guerre elle-même."

 

Clausewitz, De la guerre, 1832, Chapitre 1, § 2, tr. fr. Nicolas Wacquet, Rivages poche, Petite Bibliothèque, p. 19-20.


 

  "Lorsque nous voyons que les peuples civilisés ne mettent pas leurs prisonniers à mort et ne ravagent pas villes et campagnes, cela est dû à la place croissante que prend l'intelligence dans leur conduite de la guerre. Elle leur a appris un emploi de la violence plus efficace que cette manifestation sauvage de l'instinct.
  L'invention de la poudre, le développement continu des armes à feu montrent suffisamment qu'en progressant la civilisation n'a absolument pas entravé ou détourné la tendance sur laquelle repose le concept de la guerre, celle d'anéantir l'ennemi.

  Nous réitérons notre thèse : la guerre est un acte de violence, et l'emploi de celle-ci ne connaît pas de limites. Chacun des adversaires impose sa loi à l'autre. Il en résulte une interaction qui, selon la nature de son concept, doit forcément conduire aux extrêmes."

 

Clausewitz, De la guerre, 1832, Chapitre 1, § 3, tr. fr. Nicolas Wacquet, Rivages poche, Petite Bibliothèque, p. 22-23.


 

  "Les luttes des condottieri où l'on cherchait moins à tuer qu'à faire des prisonniers étaient pourtant de véritables guerres. Pour distinguer ces dernières des joutes armées ou des « manœuvres », il suffit du caractère de violence réelle. Ici aussi le critérium est assez vague, mais il ne peut en être autrement. Où s'arrête la violence ? Il ne suffit certes pas d'une violence morale de langage et d'arguments (qui n'est pas exclue de la guerre, mais ne la constitue pas) ; il faut des violences physiques, des voies de fait, il n'est pas nécessaire qu'elles aient lieu à l'aide d'armes. Si elles ne présentaient pas un certain caractère de durée et de réitération, il s'agirait de simples « démonstrations » et c'est pourquoi nous préférerons le mot état au mot acte.
  Éliminant les définitions qui, pour être parfaitement admissibles aux points de vue juridique ou stratégique, ne pèchent pas moins contre une ou plusieurs de ces exigences, nous nous attacherons seulement à celle qui voit dans la guerre l'état de luttes violentes issu, entre deux ou plusieurs groupements d'êtres appartenant à la même espèce, du conflit de leurs désirs ou de leurs volontés."

 

Jean Lagorgette, Le Rôle de la guerre. Étude de sociologie générale, 1906, Introduction, V. Giard & E. Brière, p. 9-10.


 

  "Que nous dit Clausewitz ici ? Deux choses. D'abord, qu'il est à une époque où ce qu'on appelle la guerre en dentelles, celle du XVIIIe siècle, est révolue ; ensuite, que la stratégie indirecte est une « erreur due à la bonté d'âme ». [...] Mais il s'agit aussi d'un jugement clair de sa part : le primat de la stratégie indirecte (celui des manœuvres contre les batailles) est souvent un aveu d'impuissance. L'intelligence doit donc servir la force, puisqu'il n'est plus question de la maîtriser.
  D'où cette saisissante définition du duel comme une « montée aux extrêmes », qui m'a tout de suite rappelé ce que j'appelle le conflit mimétique. La réalité de la guerre fait que le « sentiment d'hostilité » (la passion guerrière) finit toujours par déborder « l'intention hostile » (la décision raisonnée de combattre) : « En un mot, même les nations les plus civilisées peuvent être emportées par une haine féroce. [...] Nous répétons donc notre déclaration : la guerre est un acte de violence et il n'y a pas de limite à la manifestation de cette violence. Chacun des adversaires fait la loi de l'autre, d'où résulte une action réciproque qui, en tant que concept doit aller aux extrêmes. Telle est la première action réciproque et la première extrémité que nous rencontrons. »

[...] Il y a là une découverte anthropologique majeure : l'agression n'existe pas. Chez les animaux, il y a la prédation, il y a sans doute la rivalité génétique pour les femelles. Mais avec les hommes, si personne n'a jamais le sentiment d'agresser, c'est que tout est toujours dans la réciprocité. Et la moindre petite différence, dans un sens ou dans un autre, peut provoquer une montée aux extrêmes. L'agresseur a toujours déjà été agressé. Pourquoi les rapports de rivalité ne sont-ils jamais perçus comme symétriques ? Parce que les gens ont toujours l'impression que l'autre est le premier à attaquer, que ce n'est jamais eux qui ont commencé, alors que, d'une certaine manière, c'est toujours eux. L'individualisme est un mensonge formidable. On va ainsi faire sentir à l'autre qu'on a compris les signes d'agressivité qu'il a envoyés. Lui, interprétera à son tour cette façon de s'en sortir comme une agression. Et ainsi de suite. Vient le moment où le conflit éclate, et où celui qui commence se met en position de faiblesse. Les différences sont donc si petites au départ, elles s'épuisent si rapidement qu'elles ne sont pas perçues comme réciproques, mais comme étant toujours à sens unique. Penser la guerre comme « poursuite de la politique par d'autres moyens », comme semble le faire Clausewitz au terme de son premier chapitre, c'est donc perdre de vue l'intuition du duel, c'est nier la notion d'agression et de réponse à l'agression : c'est oublier l'action réciproque qui accélère et diffère à la fois la montée aux extrêmes, qui ne la diffère que pour mieux l'accélérer."

 

René Girard, Achever Clausewitz, 2007, Champs Flammarion, 2011, p. 31-32 et p. 53-54.


 

  "Comment raconter la Grande Guerre ? Aux scientifiques, les monuments aux morts et les chiffres, aux écrivains, le deuil et les larmes ? Points de vue de l'historien Stéphane Audoin-Rouzeau et du romancier Jean Rouaud.

  Dans votre dernier livre, Stéphane Audoin-Rouzeau, vous traitez de l'incapacité des historiens ou des anthropologues à traiter de la violence de guerre. Comment expliquer ce silence ?

  Stéphane Audoin-Rouzeau : Il est indiscutable que notre compréhension de la Grande Guerre doit plus à la littérature, à l'art ou à la peinture qu'aux sciences humaines et sociales, qui auraient dû pourtant être les premières à s'en emparer. C'est en ce sens que les parcours d'historiens, d'anthropologues, de sociologues marqués par l'expérience du combat m'ont tellement intrigué. Norbert Elias, Marcel Mauss, Marc Bloch, même si ce dernier l'a évoquée de façon détournée dans Les Rois thaumaturges puis dans L'Etrange Défaite, n'ont jamais parlé directement de leur expérience de 14-18. Le cas le plus frappant est celui de l'historien Pierre Renouvin. Amputé d'un bras, il consacre toute son oeuvre, dans les années 1920 et 1930, à l'étude de la guerre, qu'il enseigne à la Sorbonne, mais il trouve le moyen de ne jamais évoquer la sienne ! Dans ce cas précis, ce n'est plus un silence, c'est un véritable déni. D'une manière générale, les « académiques », dont le métier serait de voir, très souvent ne voient rien ! Et pour dire les choses brutalement, s'ils ne voient rien, c'est qu'ils ne sentent rien. C'est leur grande infériorité par rapport aux écrivains.

  Jean Rouaud : Ne sentent-ils vraiment rien ? Les historiens ont surtout subi ce que Georges Duby appelait « la loi d'airain du positivisme ». Cette dernière évacuait comme non scientifique tout ce qui relevait de l'émotion ou de la poésie. La césure entre le romantisme et le positivisme est intervenue au milieu du XIXe siècle, et tout le monde a basculé. Flaubert, par exemple, qui se définissait lui-même comme un vieux romantique, se sent alors obligé d'écrire un roman à la Balzac. Il va donc vers Madame Bovary alors que sa propension le pousse plutôt vers La Tentation de saint Antoine, c'est-à-dire vers le grand récit lyrique. On le voit aussi chez Zola, qui fait passer la vérité avant le style, avant la poésie. La littérature se place alors dans le champ de la science. Elle saura heureusement en sortir.

  S. A.-R. : Vous avez raison, mais je le formulerais autrement. Chez les historiens, toute étude des affects est extrêmement difficile. Cela dit, il ne faut pas être trop indulgent avec la corporation des spécialistes des sciences humaines et sociales. Un exemple : en 1989, sort le film de Bertrand Tavernier, La Vie et rien d'autre, qui met en scène, en 1920, deux femmes à la recherche d'un homme disparu pendant la guerre. L'année suivante paraît votre livre, Les Champs d'honneur. Deux oeuvres sur le deuil. En 1992, avec la création de l'Historial de la Grande Guerre à Péronne (Somme), nous avons essayé, notamment avec Jean-Jacques Becker, de promouvoir une histoire culturelle de la Grande Guerre et de ses représentations. Quand j'ai lu Les Champs d'honneur, je me suis dit : voilà un romancier qui arrive à faire ce à quoi nous, historiens, ne sommes jamais parvenus. Vous aviez vu ce qu'aucun historien de la Grande Guerre, ou presque, n'avait vu. C'est à partir de là que j'ai fait un livre sur les deuils de guerre, où j'ai essayé, en tant qu'historien, d'appliquer un régime de vérité au deuil personnel (la souffrance intime, refoulée, enfermée), oublié au profit du deuil collectif (les monuments aux morts, les cérémonies, etc.). Le deuil personnel, on ne l'avait pas vu, en tout cas pas étudié.

  Les romanciers ou les peintres sont peut-être plus à l'aise pour travailler sur le deuil, le chagrin ou l'attente, c'est-à-dire sur l'impalpable, alors que l'historien, lui, doit s'appuyer sur des sources dont il a traditionnellement tendance à se méfier.

  S. A-R. : Oui, mais on s'en méfie moins qu'avant. Je pense à Alain Corbin, historien du sensible, qui a montré comment utiliser les sources intimes. Au musée Gallé, à Creil, dans la chambre de Maurice Gallé, mort à la guerre, tout a été conservé en l'état et aménagé en sanctuaire pour le deuil de ce fils unique. Eh bien, ce sanctuaire est une source. Le problème est donc de sortir d'un certain type de documents trop conventionnels.

  J. R. : Les historiens ont effectivement mis du temps pour quitter l'histoire événementielle et passer à l'histoire culturelle. Au coeur de cette histoire événementielle, il y avait la bataille. Les historiens qui ont fait la guerre de 14-18 ont vu les tableaux de Meissonier, admiré par Van Gogh, qui avait entrepris de peindre l'histoire dans de grands tableaux. Il faut se rappeler que, dans la hiérarchie artistique, les peintres d'histoire figuraient tout en haut, ils incarnaient « le grand genre », alors que tout en bas, au rayon des fruits et des fleurs, était relégué Chardin. Quand Meissonier entreprend de peindre toutes les batailles napoléoniennes, il en offre une représentation héroïque où ne figure aucun effet de panique. La photographie va commencer à modifier cette représentation de la bataille héroïque, avec les photos sur la guerre de Crimée, mais aussi, et cela va secouer l'Amérique, celles de Mathew Brady sur la guerre de Sécession. Pour lui, la guerre, ce sont aussi les cadavres, qui ont l'avantage de ne plus bouger, ce qui est commode compte tenu des temps de pose qu'il était alors nécessaire d'observer. La vision des premiers cadavres provoque un choc considérable. Et Brady sera accusé de démoraliser les troupes et la nation. A chaque fois qu'on montre l'horreur, on est d'ailleurs accusé d'en être en partie responsable. Ainsi, la différence entre la bataille traditionnelle et la bataille moderne, c'est l'homme debout face à l'homme couché qui se terre dans les tranchées. Au temps de la bataille héroïque et esthétique, c'était le général Murat disant d'une charge qu'elle était magnifique. Il faut imaginer plusieurs milliers de chevaux emportant dans leur galop autant de cavaliers sabre au clair, vêtus d'extravagants uniformes d'opérette, bousculant la ligne de canons adverses : ça avait de la gueule ! Ce qui ne sera plus le cas en 14-18.

  Des peintres ont avoué leur incapacité à représenter cette guerre...

  S.A.-R. : Sur le champ de bataille de Verdun, face aux cadavres et aux têtes qui sortent de terre, Fernand Léger regrette de ne pas avoir d'appareil photo, car il se dit effectivement paralysé en tant que peintre. Beaucoup d'autres, également confrontés à l'expérience de la guerre, ont choisi de l'exprimer métaphoriquement. Peindre une ruine, c'est peindre ce qui entoure le corps humain, mais c'en est aussi une métaphore : on parle bien d'une maison « éventrée »... Rien n'est plus anthropomorphique que l'arbre : il a un tronc, un pied, des branches qui figurent des membres, une sève qui symbolise le sang. Un arbre peut être « abattu », comme un être humain. Les peintres, métaphoriquement, ont ainsi largement montré la violence subie sur le champ de bataille moderne.

  J. R. : En 1914, on est déjà à la fin de la représentation figurative. La peinture a franchi le pas vers le cubisme, vers une géométrisation des formes. Les peintres ne vont pas à la guerre comme ils y seraient allés en 1870. Ils arrivent avec une peinture en morceaux. La déconstruction artistique correspond à la déconstruction de la guerre, à la violence même de la guerre.

  S. A.-R. : La guerre peut en outre être représentée de façon décalée. Dans Les Champs d'honneur, Jean Rouaud la suit à travers les traces qu'elle laisse dans les mémoires. Bertrand Tavernier avait fait de même dans La Vie et rien d'autre. Dans La Grande Illusion, un film sorti en 1937, Jean Renoir place l'action dans un camp plutôt que sur un champ de bataille. C'est toujours par un pas de côté que l'on touche à l'inatteignable. Le film d'animation Valse avec Bachir fait lui aussi ce pas de côté vis-à-vis de la guerre et exprime des choses bien plus profondes sur cette expérience que bon nombre de films dits « réalistes ». C'est toutefois une expérience isolée. La tendance profonde du cinéma de guerre contemporain est d'amener le spectateur au plus près d'une participation directe à la bataille, ce qui constitue une escroquerie, mais exprime quelque chose de fondamental sur les attentes voyeuristes de nos sociétés.

  Quelles ont été, entre la littérature, la photo et le cinéma, les grandes évolutions dans la représentation des guerres ?

  J. R. : La littérature sur la Première Guerre mondiale a pris en compte la souffrance des corps. Celle de la Seconde Guerre mondiale porte, elle, sur les camps, allemands ou soviétiques : Primo Levi, Robert Antelme, Buber-Neumann... C'est le récit de la souffrance maximale, de la violence infligée aux corps qui fait se rejoindre les deux littératures et qui aboutit à Auschwitz. En ce qui concerne les images, on a tous en mémoire celles de la Première Guerre, qui, en noir et blanc, instauraient une sorte de mise à distance. En les voyant, parce qu'elles apparaissent lointaines, on croit au passage définitif de la guerre à la paix. En revanche, avec les photos en couleurs de la Seconde Guerre, on a l'impression que c'est du Lelouch, que c'était juste hier. Elles rappellent que l'Europe d'aujourd'hui, même si elle met en avant ses valeurs de paix, a toujours été un immense champ de bataille.

  S. A.-R. : Le questionnement des photographes, conscients qu'on puisse les accuser de fascination pour l'horreur, n'est pas si éloigné de celui des historiens : qu'a-t-on le droit de faire avec le fait guerrier ? Ils s'entourent parfois de précautions sémantiques en précisant qu'ils photographient la guerre pour mieux l'empêcher, ce qui est évidemment absurde. Photographier la guerre, même dans ses pires atrocités, la peindre, la raconter de toutes les manières, ne peut pas l'empêcher. Celui qui parle de la guerre est toujours plus ou moins soupçonné d'annoncer la catastrophe, accusé de complaisance, donc de complicité avec les tueurs et les bourreaux. Les seuils de sensibilité à la violence évoluent constamment. Nos sociétés disent ne plus vouloir tolérer les morts massives au combat. Le retour d'Irak des cadavres américains est dramatisé. Mais en même temps, regardez l'incroyable violence des jeux vidéo qui se déversent massivement, et de façon parfaitement légale. Regardez la percée d'un jeu comme le paint-ball. Ceux qui s'y adonnent dépassent le symbolique pour entrer dans le mimétisme. On pourrait dire que ces jeux sont autant de catharsis d'une violence ainsi détournée. Je crois, bien au contraire, qu'il s'agit pour nos sociétés de s'entraîner continuellement, de se préparer à des passages à l'acte violents. Nos sociétés restent profondément fascinées par la guerre, mais elles répugnent à se l'avouer. D'où une contradiction majeure : la paix est louée comme fondement de l'Europe, mais ces proclamations sont déconnectées d'aspirations plus profondes qui, elles, restent indicibles. Et le travail des sciences sociales est d'aller les regarder de près."

 

Propos recueillis par Gilles Heuré, Télérama.fr., 12/11/2008.

 

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Date de création : 02/10/2023 @ 07:58
Dernière modification : 02/10/2023 @ 09:49
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