"Quand on parle de violence, on pense avant tout à la violence directe ou violence physique qui est une violence identifiable par tous. C'est même une violence médiatique que l'on montre au journal télévisé, et qui peut donner lieu des reportages et à des photos très émouvantes. Au contraire, la violence indirecte ou violence perverse ne se montre pas. Elle est beaucoup trop subtile. Elle agit de façon souterraine sans laisser de traces tangibles. On n'est d'ailleurs pas sûr de sa réalité. Parfois il est difficile de distinguer qui est l'agresseur et qui est l'agressé, alors, sous prétexte de stricte objectivité ou de refus de porter un jugement moral, on préfère l'ignorer. Non seulement la violence perverse est difficile à repérer par des témoins extérieurs, mais surtout elle est niée par l'agresseur qui refuse de porter la responsabilité du problème, et qui reporte toute la culpabilité sur la victime. Le déni de la violence tant par l'agresseur que par les témoins, ainsi que le fait que la honte empêche la victime d'en parler, constituent une violence supplémentaire puisque celle-ci n'arrive pas à se faire entendre. Cela engendre en retour chez elle une violence réactive qui, elle, est facile à repérer.
Comment définir la violence perverse et le harcèlement ? Le harcèlement est un phénomène de destruction insidieux réalisé par un individu, sur un autre individu, au moyen de procédés indirects avec des gestes ou des paroles de mépris, d'humiliation, et de disqualification, cela de façon fréquente et sur une longue période. Même si tout un groupe ou une famille est entraîné, le point de départ vient d'un individu qui utilise des procédés pervers au sens de la perversité morale, le propre de la perversité étant de ne pas considérer l'autre comme une personne digne de respect, mais comme un objet utilisable que l'on peut écraser sans scrupules. Il s'agit pour l'agresseur de se grandir en rabaissant les autres et ainsi de s'éviter tout conflit intérieur, en faisant porter aux autres la responsabilité de ce qui ne va pas. Un individu pervers puisqu'il n'a pas d'état d'âme ne tient aucunement compte des autres ; la seule chose qui l'intéresse est de parvenir au pouvoir ou de s'y maintenir en masquant ses incompétences ou ses faiblesses. Une société où l'on peut prendre puis jeter les gens sans risque de rencontrer des problèmes encourage les comportements pervers. On tend à y considérer les personnes comme des pions qu'on peut déplacer, pousser ou détruire à volonté. Le laxisme social, qui a tendance à laisser faire, finalement encourage ce type de relations.
La violence perverse, c'est le refus de l'autre en tant que personne. Il n'y a pas là de combat, pas même de conflit, il s'agit seulement de se débarrasser de quelqu'un qui gêne. Le harcèlement débute de façon anodine puis se propage de façon insidieuse. Ensuite les attaques se multiplient, la victime est régulièrement acculée, mise en état d'infériorité, soumise à des manœuvres hostiles ou dégradantes, jusqu'à ce qu'elle craque et tombe malade. Il s'agit bien là d'un comportement de prédation visant à détruire une personne. C'est une violence asymétrique où l'un domine l'autre qui n'a aucun moyen de se défendre. Celui qui domine utilise la violence pour rester dans sa position de toute-puissance, et pour lui, l'agression n'est que l'instrument lui permettant d'obtenir ou de garder ce qu'il désire, à savoir le pouvoir. Il s'agit d'une violence froide. Les marques d'hostilité n'apparaissent pas dans des moments d'énervement ou de crise ; elles sont là de façon constante, permanente, à petites touches, tous les jours ou presque, pendant des mois, voire des années. Il n'existe pas de pauses qui pourraient permettre à la victime de récupérer. Elle doit rester là pour être frustrée en permanence, et pour qu'elle ne parte pas, on l'englue dans le doute et la culpabilité.
Quel que soit le contexte (famille, lieu de travail...), les procédés de harcèlement sont très stéréotypés, et c'est d'ailleurs ce qui permet de les repérer et de les dénoncer. Dans le harcèlement, ce qui pose problème n'est pas apparent ; l'agresseur laisse planer une suspicion sur tout mais il refuse de nommer ce qui ne va pas : ce déni paralyse la victime et empêche de trouver une solution. Tout ce que peut dire la victime est déformé de façon à la mettre en faute ; elle est méprisée, raillée, humiliée, mais de façon subtile pour que d'éventuels témoins ne repèrent rien d'autre qu'une plaisanterie anodine. L'essentiel de l'agression se passe dans le registre de la communication non verbale, que seule la victime peut repérer : attitudes humiliantes, mimiques ironiques, regards méprisants, évitements de regards, ou bien dans des paroles à peine formulées : insinuations, allusions, sous-entendus, ou bien encore par des paroles qui dénigrent les opinions, les valeurs, les actions de l'autre. Mais surtout par des procédés dialectiques paradoxaux, par exemple dire une chose violente sur un ton très aimable ou dire une chose anodine sur un ton terrifiant, l'agresseur déstabilise sa proie en la faisant douter de ses pensées, de ses affects, et il la culpabilise en la rendant responsable de ce qu'il lui fait subir. Il l'empêche ainsi de penser et de comprendre ce qui se passe et donc de se défendre."
Marie-France Hirigoyen, "Violence occulte et harcèlement moral", 1999, in Faut-il s'accommoder de la violence ?, 2000, Éditions Complexe, p. 35-37.
"La violence perverse est d'abord niée par l'agresseur qui ne considère pas qu'il y a un problème. S'il traite l'autre de cette façon, c'est que celui-ci le mérite et que, par conséquent, il n'a pas le droit de se plaindre. L'autre n'est qu'un objet, à disposition, que l'on peut manipuler ou maltraiter à volonté. L'agresseur domine et sait mieux que quiconque ce qui est bon pour l'autre. C'est une violence exercée pour une bonne cause. On vous fait du mal parce qu'on vous veut bien. L'habillage des conduites aberrantes se réfère à l'éducation, à la stimulation, à l'ordre public, ou à la bonne marche de l'entreprise. Lorsque la violence perverse vise un enfant, elle prend bien souvent le masque de l'éducation : « C'est pour ton bien ! » Il s'agit de le faire obéir par la terreur ou la séduction au lieu de l'éduquer et de lui donner des repères. Et comme un enfant n'a pas la possibilité de nommer cette maltraitance, pas même de la repérer, la violence prend figure de norme. Le déni de la violence par l'adulte agresseur et la surdité psychique des témoins viennent étouffer la parole de l'enfant.
Mais la violence perverse est également niée par l'entourage. D'abord les pervers savent si bien falsifier leur violence qu'ils arrivent très souvent à donner une bonne image d'eux-mêmes. Que ce soit dans la famille ou dans le monde du travail, ces violences-là sont considérées comme des violences ordinaires, anodines, acceptables. Effectivement, ce ne sont que des mots, des plaisanteries, des regards hostiles, des presque riens. De petits actes pervers sont si quotidiens qu'ils paraissent la norme. Cela commence par un simple manque de respect, du mensonge ou de la manipulation. Nous ne trouvons cela insupportable que si nous sommes atteints directement. Ces petits mouvements anodins prennent ensuite de l'ampleur et deviennent des actes réellement destructeurs. Si ces conduites se répètent fréquemment sur une longue période, on peut parler de harcèlement moral. Le psychisme d'un individu raisonnable (au sens juridique du terme, c'est-à-dire ne présentant pas de pathologie particulière) est capable de supporter une certaine dose d'hostilité, sauf si cette hostilité est permanente ou répétitive ou s'il est placé dans une position où il lui est impossible de répliquer ou de se justifier.
Dans le harcèlement, c'est l'effet cumulatif des microtraumatismes qui est destructeur. Les témoins, peut-être pour se protéger eux-mêmes ou se mettre du côté du plus fort, cherchent trop souvent à excuser l'agresseur, donnant des explications logiques à son comportement. Ils vont même parfois jusqu'à soupçonner la victime d'avoir provoqué l'agression. Dans le cas particulier des entreprises, ce qui était à l'origine un comportement déviant utilisé par des individus pervers a vite été compris comme une technique qu'on pouvait utiliser pour former les équipes dirigeantes, et créer ainsi un nouveau type de management. Sans état d'âme, on casse les personnalités, on isole, on écrase, on se débarrasse éventuellement toujours sans se salir les mains. On domine et on manipule les salariés comme des pions. Ce qui était phénomène de survie pour le pervers est devenu stratégie d'entreprise.
Mais ce qui est beaucoup plus grave, c'est que ces agressions sont tellement subtiles que les victimes elles-mêmes ne sont pas sûres de leur réalité. Une telle violence sans raison est inimaginable. Face à ce rejet violent, ressenti par elles mais nié verbalement par l'agresseur, les victimes essaient en vain de comprendre et de se justifier, Elles cherchent des raisons à ce qui leur arrive, et, faute de les trouver, perdent de leur assurance et deviennent irritables ou agressives. Elles sont blessées mais n'arrivent pas à faire la part de ce qui vient d'elles et de ce qui vient de l'agresseur. Elles tendent à attribuer leur angoisse ou leur peur à leur trop grande sensibilité ou susceptibilité. Ce doute est entretenu par l'agresseur qui se dédouane en disant que l'autre est fou, dépressif, caractériel, hystérique, paranoïaque. Le propre d'une agression perverse est d'entraîner l'autre dans la confusion, de l'amener à perdre ses repères, à ne plus savoir ce qui est bon pour lui ou ce qui ne l'est pas, ce qui est normal et ce qui ne l'est pas.
Si cette violence est cachée, c'est parce que les victimes d'une part ont honte de supporter d'être traitées de cette façon et d'autre part se sentent coupables de ce qui leur arrive, comme leur agresseur essaie de le faire croire. On tend trop souvent à considérer les personnes victimes de violence psychologique comme faibles ou masochistes. Or, par des procédés pervers, les individus les plus forts peuvent être dupés brisés et privés de leur individualité, voire de leur humanité. Il est extrêmement difficile de prendre conscience de ce type d'agression et de réagir. En effet, le propre d'une agression perverse est de commencer par désarmer la future victime, el la séduisant, en l'apitoyant et en l'empêchant de comprendre ce qui se passe. On la met peu à peu sous emprise, sans qu'elle prenne véritablement conscience de ce qui se passe. On l'amène à la soumission. On l'empêche de discuter ou de résister. On lui retire tout sens critique jusqu'à ce qu'elle considère comme normale la façon dont elle est traitée.
La violence perverse c'est amener les gens à subir, mais aussi amener les gens à voir subir sans rien dire, ou même à faire subir. En effet, il s'agit d'entraîner tous les autres à perdre leurs repères et à leur faire croire qu'il est possible d'accéder à un mode de pensée plus libre qui est aux dépens autrui. Le groupe suit le pervers dans le cynisme et le manque de respect. Dans le monde du travail, d'un problème psychologique individuel on est passé à un problème social, car les contextes professionnels actuels font que les salariés sont dépendants soit du chômage, soit de l'arrivée d'une nouvelle équipe dirigeante, et n'ont plus le choix de partir ou pas.
La victime subit cette violence constante et de plus, elle l'intériorise. Ceci peut l'amener à prendre le relais de ce qu'elle subit d'une autre manière, en particulier au moyen de comportements autodestructeurs. Elle se retrouve dans un état de douleur, d'éclatement, de peurs, d'angoisse tel qu'elle est bien souvent incapable de rassembler les morceaux épars de son « soi » pour tenter d'énoncer, voire de se défendre. Cette autodestruction prend très souvent la forme de troubles psychosomatiques graves (ulcère de l'estomac, hypertension artérielle, troubles cardiaques, maladies de peau, amaigrissement ou prise de poids spectaculaire...). Le corps exprime ainsi une atteinte psychique qui est interdite d'expression verbale. Ces troubles ne résultent pas directement de l'agression, mais du fait que le sujet est dans l'incapacité de réagir. Les victimes disent que ce qui fait naître l'angoisse, ce ne sont pas tant les agressions franches auxquelles elles pourraient répliquer que les situations où elles ne sont pas sûres de ne pas être en partie responsables.
Dans ces situations bloquées, les victimes ne peuvent qu'absorber les coups. Elles résistent tant qu'elles peuvent mais finissent toujours, à plus ou moins long terme, par se déprimer. Ces états dépressifs réactionnels ne trouvent pas d'issue tant que la victime est exposée à la situation de harcèlement. Lorsque la victime essaie de ne pas se formaliser et de minimiser la violence qu'elle subit, mais prend conscience de l'ampleur de la manipulation et de la malveillance, des idées de suicide peuvent apparaître. C'est alors un monde de certitude qui s'écroule. Elle se rend compte que ses valeurs n'ont plus de sens. Il est difficile d'admettre qu'on a été dupé, maltraité sciemment, il est encore plus difficile d'en parler."
Marie-France Hirigoyen, "Violence occulte et harcèlement moral", 1999, in Faut-il s'accommoder de la violence ?, 2000, Éditions Complexe, p. 37-41.
"[La violence perverse est] une violence froide, verbale, faite de dénigrement, de sous-entendus hostiles, de marques de condescendance et d'injures. L'effet destructeur vient de la répétition d'agressions apparemment anodines mais continuelles, et dont on sait qu'elles ne s'arrêteront jamais. Il s'agit d'une agression à perpétuité. Chaque injure vient faire écho aux injures précédentes et empêche d'oublier, ce qui serait le souhait des victimes, mais ce que refuse l'agresseur.
En surface, on ne voit rien ou presque rien. C'est un cataclysme qui vient faire imploser les familles, les institutions ou les individus. La violence est rarement physique, et dans ce cas, elle est la conséquence d'une réaction trop vive de la victime. En cela, il s'agit d'un crime parfait.
Les menaces sont toujours indirectes, voilées : on s'arrange pour faire savoir par des amis communs, eux-mêmes manipulés, ou par les enfants, ce qui va se passer si la victime ne suit pas les volontés de son partenaire. On envoie des courriers ou des coups de téléphone qui sont souvent décrits comme des colis piégés ou des bombes à retardement.
Si, à une violence subtile (chantage, menaces voilées, intimidations), viennent s'ajouter des violences réelles jusqu'au meurtre, c'est par un dérapage du jeu pervers, car le pervers préfère tuer indirectement ou, plus exactement, amener l'autre à se tuer lui-même.
Les marques d'hostilité n'apparaissent pas dans des moments d'énervement ou de crise. Elles sont là d'une façon constante, permanente, à petites touches, tous les jours ou plusieurs fois par semaine, pendant des mois, voire des années. Elles ne sont pas exprimées sur un ton de colère, mais sur un ton froid, qui énonce une vérité ou une évidence. Un pervers sait jusqu'où il peut aller, il sait mesurer sa violence. S'il sent qu'en face de lui on réagit, il fait habilement marche arrière. L'agression est distillée à petites doses lorsqu'il y a des témoins. Si la victime réagit et tombe dans le piège de la provocation en haussant le ton, c'est elle qui paraît agressive et l'agresseur se pose en victime.
Les sous-entendus font référence à des traces mnésiques que seules les victimes sont en mesure de repérer. Il n'est pas rare que les juges amenés à trancher ces situations compliquées, par exemple dans un cas de divorce, malgré leur méfiance et leurs précautions, soient eux-mêmes troublés et par là même manipulés.
Il s'agit de ce que le professeur Emil Coccaro, dans une étude sur la biologie de l'agressivité, a qualifié d'agressivité prédatrice. Elle est le fait d'individus qui choisissent leur victime et préméditent leur attaque à peu près de la même façon qu'un animal prédateur le fait avec sa proie. L'agression n'est que l'instrument permettant à l'agresseur d'obtenir ce qu'il désire.
C'est également une violence asymétrique. Dans la violence symétrique, les deux adversaires acceptent la confrontation et la lutte. Là, au contraire, celui qui met en acte la violence se définit comme existentiellement supérieur à l'autre, ce qui est généralement accepté par celui qui reçoit la violence. Ce type de violence insidieuse a été qualifiée de « violence punition » par Reynaldo Perrone. Dans ce cas, il n'y a pas de pause, pas de réconciliation, ce qui rend cette violence masquée, intime, verrouillée. Aucun des acteurs n'en parle à l'extérieur. Celui qui inflige la souffrance à l'autre considère qu'il la mérite et qu'il n'a pas le droit de se plaindre. Si la victime réagit et cesse par là même de se comporter en objet docile, elle est considérée comme menaçante ou agressive. Celui qui était au départ initiateur de la violence se pose en victime. La culpabilité interrompt la réaction défensive de la victime. Toute réaction d'émotion ou de souffrance entraîne, chez l'agresseur, une escalade de violence ou une manœuvre de diversion (indifférence, fausse surprise...)
Le processus qui se met en place ressemble à un processus phobique réciproque : la vision de la personne haïe provoque chez le pervers une rage froide ; la vision de son persécuteur déclenche chez la victime un processus de peur.
Lorsqu'un pervers a désigné une proie, il ne la lâche plus. Il est fréquent qu'il le fasse savoir ouvertement : « Désormais, mon seul but dans la vie sera de l'empêcher de vivre. » Et il s'arrange pour que cela devienne vrai.
Le processus circulaire, une fois enclenché, ne peut s'arrêter seul car le registre pathologique de chacun s'amplifie : le pervers devient de plus en plus humiliant et violent, la victime de plus en plus impuissante et meurtrie. Rien ne vient faire la preuve de la réalité subie. Lorsqu'il y a violence physique, les éléments extérieurs sont là pour témoigner : constats médicaux, témoins oculaires, constatation de la police. Dans une agression perverse, il n'y a aucune preuve. C'est une violence « propre ». On ne voit rien."
Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, 1998, Pocket, 2002, p. 142-145.
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