"La vérité dans la science peut être définie comme l'hypothèse de travail la mieux faite pour ouvrir la voie à l'hypothèse de travail suivante, meilleure encore. Le scientifique sait très bien qu'il approche l'ultime vérité seulement en une courbe asymptotique, sans pouvoir jamais l'atteindre. Mais en même temps il se rend compte avec fierté qu'il est effectivement capable de déterminer si telle constatation s'approche plus ou moins de la vérité. Cette capacité, il ne la tire pas de son opinion personnelle ou de l'autorité de quelque individu, mais de l'enchaînement ultérieur des recherches selon des règles universellement acceptées par des hommes appartenant à toutes les cultures et à toutes les familles politiques. Plus que tout autre produit de culture humaine, la connaissance scientifique est la propriété collective de l'humanité tout entière.
La vérité scientifique est universelle, parce que le cerveau humain la découvre seulement ; il ne la fait pas comme il fait l'art. Même la philosophie n'est probablement pas autre chose que de la poésie, dans le sens original du mot qui vient du verbe grec poiein : faire. La vérité scientifique est abstraite d'une réalité qui existe en dehors et indépendamment du cerveau humain. Cette réalité étant la même pour tous les êtres humains, tous les résultats scientifiques corrects s'accorderont toujours entre eux, quel que soit le milieu national ou politique dans lequel ils ont été conçus. Qu'un scientifique, dans le désir conscient ou inconscient de faire concorder ses résultats avec sa doctrine politique, falsifie et déguise les résultats de son travail, ne serait-ce que très légèrement, la réalité lui opposera un veto implacable. Ainsi, il y a quelques années, existait en Union soviétique une école de généticiens qui, pour des raisons politiques (que j'espère et crois inconscientes) affirmaient avoir démontré l'hérédité des caractères acquis. Ces résultats ne pouvaient être confirmés dans aucune autre partie du monde, et cette situation était extrêmement inquiétante pour ceux qui croient en l'unité de la science et en sa mission mondiale. Aujourd'hui on ne parle plus guère de cette théorie. Les généticiens du monde entier ont de nouveau la même opinion. C'est une petite victoire, mais tout de même une victoire pour la vérité."
Konrad Lorenz, L'Agression, une histoire naturelle du mal, 1963, tr. fr. Vilma Fritsch, Champs sciences, 2010, p. 275.
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