* *

Texte à méditer :  

Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule.   Vassili Grossman


* *
Figures philosophiques

Espace élèves

Fermer Cours

Fermer Méthodologie

Fermer Classes préparatoires

Espace enseignants

Fermer Sujets de dissertation et textes

Fermer Elaboration des cours

Fermer Exercices philosophiques

Fermer Auteurs et oeuvres

Fermer Méthodologie

Fermer Ressources en ligne

Fermer Agrégation interne

Hors des sentiers battus
Violence et cruauté

  "En ce qui me concerne, tout ce qui, dans la justice elle-même, est au-delà de la mort me semble de la pure cruauté. […]
  Je vis à une époque où abondent les exemples effarants de ce vice, à cause des désordres entraînés par nos guerres civiles. Et l'on ne voit rien de pire dans l'histoire ancienne, que ce à quoi nous assistons tous les jours. Mais cela ne m'y a nullement habitué. Je ne pouvais pas croire, avant de l'avoir vu moi-même, qu'il puisse y avoir des esprits assez monstrueux pour être capables de commettre des meurtres rien que pour le plaisir, découper à la hache les membres de quelqu'un, s'exciter à inventer des tortures inusitées et des morts nouvelles ; et sans que tout cela soit causé, ni par l'inimitié, ni l'appât du profit, mais à cette seule fin que de jouir du plaisant spectacle des gestes et mouvements pitoyables, des gémissements et des cris lamentables d'un homme mourant dans des souffrances terribles. Voilà certes le point ultime que la cruauté puisse atteindre. « Qu'un homme tue un homme sans colère, sans crainte, seulement pour le voir expirer... »[1]"

 

Montaigne, Essais, 1580, Livre II, chapitre 11, "De la cruauté", tr. français moderne par Guy Pernon, 2009.

 

  "Quant à moy, en la justice mesme, tout ce qui est au delà de la mort simple, me semble pure cruauté […].
  Je vy en une saison en laquelle nous abondons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de noz guerres civiles : et ne voit on rien aux histoires anciennes, de plus extreme, que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m'y a nullement apprivoisé. A peine me pouvoy-je persuader, avant que je l'eusse veu, qu'il se fust trouvé des ames si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre ; hacher et destrancher les membres d'autruy ; aiguiser leur esprit à inventer des tourmens inusitez, et des morts nouvelles, sans inimitié, sans proufit, et pour cette seule fin, de jouïr du plaisant spectacle, des gestes, et mouvemens pitoyables, des gemissemens, et voix lamentables, d'un homme mourant en angoisse. Car voyla l'extreme poinct, où la cruauté puisse atteindre. Ut homo hominem, non iratus, non timens, tantùm spectaturus occidat. [« Qu'un homme tue un homme sans colère, sans crainte, seulement pour le voir expirer... »][2]"

 

Montaigne, Essais, 1580, Livre II, chapitre 11, "De la cruauté", Gallimard, Pléiade, 1961, p. 411-412.


[1] Sénèque, Lettres à Lucilius, XC
[2] Sénèque, Lettres à Lucilius, XC


 

  "Une violence qui est d'abord une violence entre pay­sans implique une mise en scène de la terreur et de la cruauté. Le souvenir laissé par la Violencia est bien celui de l'utilisation des corps pour dire l'annulation de l'insertion dans une commune humanité.
« Matar, rematar, contramatar », « tuer, tuer une seconde fois, contretuer », trois étapes dans la destruc­tion des corps : leur enlever d'abord la vie, y imprimer ensuite des marques codifiées, construire enfin des corps parodiques en en plaçant les organes dans un ordonnancement particulier. Chaque détail de l'opération reçoit son appellation technique.

  Annoncer la mort à venir par des messages écrits, bat­tre l'adversaire avec la face plate de la machette pour donner un avertissement, le faire assister aux sévices infligés à sa famille, l'abattre, autant de gradations dans l'administration de la terreur.
  Acclamer le Christ Roi ou la Vierge, telle est l'invoca­tion qui précède les massacres commis par les conservateurs ; crier « vive le parti libéral » est celle qui précède ceux commis par les libéraux. Arborer des surnoms, telle est la coutume de la plupart des combattants, bandits, tueurs ou membres des groupes d'autodéfense. Ils peu­vent être sélectionnés parmi les noms d'animaux, se référer à des qualités militaires (« Tir au but », « Sang noir »), à des caractéristiques physiques ou encore à des motivations (« Vengeance », « Revanche »). Autant de manières, mêlant nature et culture, de dire la nouvelle sociabilité liée à la violence.
  La profanation des corps vivants ou morts est bien le procédé par lequel le langage politique se matérialise et prend en charge la symbolique de la souillure et du sacré.
  Autant de rites de cruauté qui seront ensuite mis par les classes dirigeantes au compte de la barbarie des classes populaires."

 

Daniel Pécaut ,"Réflexions sur la violence en Colombie", 1995, De la violence I, Odile Jacob, 2005,  p. 242-243.


 

  "Le choix de la cruauté s'inscrit toujours dans la logi­que d'un système de croyances partagé par le bourreau et la victime. Vouloir faire mal suppose une certaine perspicacité de la part du bourreau sur son objet, et son programme offre en miroir sa définition de la victime. Le geste violent est moins précis, il casse et détruit la chose ou l'être ennemi en tant qu'obstacle. La suren­chère cruelle veut plus que la défaite de l'autre : la cruauté veut abîmer sa victime à ses propres yeux, lui faire regretter d'être née, la déconstruire jusque dans le ventre maternel : la victime doit vivre assez pour accom­pagner avec toute sa conscience le chemin de sa propre défiguration. Une injure en France dit : « Amène ta mère que je te refasse », mettant ainsi en perspective le lieu où ce chemin s'achève, le ventre de la mère, que le bour­reau atteint à travers la souffrance de son produit. Le bourreau « refait» la victime, il en est le créateur dans la douleur, ce que désigne bien l'injure ci-dessus. Le but de la cruauté, ce n'est pas la mort de la victime, mais sa naissance qu'il faut défaire. Et le lieu d'élection de la cruauté, c'est le ventre de la mère."

 

Véronique Nahoum-Grappe, "L'usage politique de la cruauté : l'épuration ethnique (ex-Yougoslavie, 1991-1995)", 1995, De la violence I, Odile Jacob, 2005, p. 287-288.


 

  "La violence peut être juste, même du point de vue de sa victime, la cruauté ne l'est jamais, car elle est perçue comme excessive et gratuite. Le geste cruel peut être épargné au vaincu grâce à la magnanimité du vain­queur, mais ce dernier ne pouvait économiser son action violente, qu'il appelle prouesse. Toute cruauté est injuste, et toute injustice est cruelle.
  Deuxième différence, liée à ce qui précède : la violence choisit son objet en fonction d'une rationalité minimale : l'ennemi adulte et armé, menaçant, son dispositif mili­taire, sa détermination à se battre, sa ligne politique qui semble erronée. À victoire égale, la signature d'une red­dition peut suffire au vainqueur, qui alors se contentera d'un impôt et d'une juridiction nouvelle sur le territoire conquis, sur la ville assiégée. Parfois cela ne lui suf­fira pas, il appliquera alors un programme décrit dans Homère : égorger les hommes, surtout ceux qui sont importants, mettre en esclavage les femmes et les enfants, et l'esclavage des femmes est tout naturelle­ment compris comme supposant un droit à leur posses­sion sexuelle (mais le magnanime Homère nous montre un Achille plutôt correct avec la belle Briséis). L'action violente : un anarchiste du début du siècle tente d'assas­siner un responsable de la politique qu'il exècre, une armée détruit un pont trop utile au camp d'en face, etc. Mais le geste cruel en rajoute, et choisit non seulement l'ennemi adulte mais toute sa famille, les animaux de sa maison; sa défaite ne lui suffit pas, il veut sa mort, et sa mort reste trop douce, il veut son avilissement, sa douleur, son anéantissement à ses propres yeux.

  Autre point de différence entre l'imaginaire de la cruauté et celui de la violence : la seconde peut s'analyser en termes de tactique et de politique. Elle est une action et elle change les données. La violence peut donc être perçue comme inévitable, féconde et nécessaire. Mais la première requiert pour être comprise et évacuée de l'analyse une cause et non une raison, comme la rage du vainqueur, sa « haine » ancestrale au mieux, sa froide cruauté qui fait de lui « un monstre » inhumain, ou sa « sauvagerie », etc. Sur le moment, l'ivresse du sang est supposée stimuler le soldat violant, pillant. Relisons Salammbô de Flaubert. Sur un autre plan, celui des sur­vivants des massacres de civils au cours de l'épuration ethnique en ex-Yougoslavie, le vin ou d'autres psycho­tropes sont largement mentionnés dans les récits d'atro­cités de guerre. Cette psychologisation de la cause des atrocités, ou leur inscription dans un contexte culturel­lement compréhensible (l'ivresse) permet d'évacuer la question de leur événement : pourquoi vivre cela ? Est-ce que l'expliquer n'est pas le dédouaner ? À vrai dire, la réa­lité de la cruauté n'est pas pensable, alors que sa représentation est fascinante. Il faut dans la réalité une cause suffisante (par exemple : « le bourreau est un monstre »), et la psychologie en fournit. La large diffusion et diffrac­tion au XXe siècle des théories de la psychanalyse confor­tent dans leurs traductions stéréotypées et banalisées la vision de l'homme mauvais, ce « loup pour l'homme », en inscrivant au cœur de sa personne une pulsion sexuelle sadienne qui s'accroît en temps de paix et de civilisation de toute la tension qu'implique sa contrainte. Le recours à la psychologie, ou la psychanalyse non théorique, du sujet individuel comme cause suffisante de la cruauté humaine permet de clore le débat.
  Autre facteur différenciant la cruauté de la violence : le cruel est toujours un « tyran », quels que soient le ter­ritoire et le nom de cette tyrannie, ainsi que son aspect provisoire ou « éternel » : la tyrannie s'impose toujours « pour l'éternité». Le cruel se situe nécessairement du bon côté en termes de pouvoir, alors que le violent peut être le dominé démuni; ce dernier ne devient cruel que contre plus faible que lui, sa femme ou ses enfants. Le « bizuteur », le groupe de violeurs toujours plus forts, les miliciens fascistes, le despote seront plus à même de mettre en œuvre une conduite de cruauté parce qu'ils sont les plus forts en termes de pouvoir et de savoir : les blagues cruelles contre le « nouveau », le « crétin» dont on se moque, jouent sur cet avantage que donne la connaissance du jeu et du contexte, celle qui dou­ble l'habileté d'un « homme averti », Plus le pouvoir s'accroît, plus la probabilité des « excès» de ceux qui l'exercent est forte. Nous sommes en face d'un schéma classique […] : la définition morale du tyran est liée à son usage de la cruauté. A contra­rio, l'innocence absolue de l'enfant, la fragilité d'une très jeune fille, la dépendance du démuni, la faiblesse du vieillard, du clochard ivre, etc., qui sont précisément des arguments de protection dans une interaction « civi­lisée », tentent le cruel par le spectacle même de cette innocence, de cette fragilité. La facilité du crime qui arrête le violent pressé et honnête excite le cruel. Cha­lamov cite ce « truand », ce seigneur cruel de l'espace concentrationnaire du communisme soviétique qui, cou­rant le long d'une file d'hommes qui attendent, plante son couteau dans la fesse de l'un d'entre eux, en passant, comme cela : c'était trop facile, trop tentant, cette ron­deur stupide, innocente, non protégée. Quand cette faci­lité est augmentée par la certitude de l'impunité, elle devient irrésistible pour le cruel. Il n'y a pas d'ivresse ici, juste un geste gratuit, injuste, « fou », sans risque.
 
La problématique de l'impunité est centrale dans la question de la cruauté, elle est liée à la position de domination nécessaire à son accomplissement. Lorsque le cruel n'est plus dominant, on ne le perçoit plus comme cruel, mais comme « brave type» qui ne peut avoir « fait cela ». L'étonnement du public français devant le spectacle incroyable de ce vieux couple des Ceaucescu, accusés d'un procès ignoble l'hiver 1989-1990, tenait au fait qu'il était difficile de voir ces deux pauvres vieux sur un banc comme des tyrans. Il semble impossible de percevoir la cruauté d'une per­sonne en dehors d'un contexte de domination physique, donc de majesté politique (ou l'inverse).
  Le cruel est nécessairement du côté du plus fort, quelle que soit la définition de sa force, à tel point que s'il bascule du côté du faible nous ne pouvons plus lire la cruauté sur son visage. Lorsque le bourreau coupable de génocide vieillit en prison, où il se mouche en se grat­tant la tête, nous ne pouvons plus le percevoir comme cruel sans un effort d'imagination rétrospective. L'être humain, sa trop humaine identité corporelle triviale et donc d'une certaine façon sacrée, lorsqu'il a mal au dos ou qu'il dévore du chocolat, ne peut être perçu comme cruel. Comme si la figure du méchant reconnaissable ne possédait qu'un registre étroit d'expressions, sourire sardonique, œil venimeux, et que l'exercice de sa cruauté ne requérait que la facilité de son exécution, que lui donne l'occasion ou un pouvoir. Sa position domi­nante nécessaire à ses exploits met à distance l'autre. Inversement, toute distance sociale peut être interprétée en termes de cruauté potentielle de celui-là qui est vu de loin. Toute proximité contredit la perception de la cruauté de la part de la victime potentielle, ce qui rend pire encore le crime de proximité.
  Si les marges de figuration du cruel sont étroites en dehors de la situation de cruauté, le personnage du violent est plus banal : il s'agit plutôt d'un homme cos­taud et coléreux, viril. Mais surtout la figuration de la violence n'est pas hypothéquée par une position obligée dans le rapport de force, le violent peut être le dominé, situé du mauvais côté de la barricade. Enfin le projet de violence est parfois difficile et risqué, ce qui n'est jamais le cas du geste cruel au moment où il se produit.
  Dernière différence, qui tient à celle-là : l'imagerie de la cruauté permet d'y inscrire une figure féminine, alors que le sujet imaginaire de la violence est plutôt un homme. La femme perd en identité féminine ce qu'elle gagne avec l'exercice d'une violence publique, elle sera comme « un garçon manqué», alors que la femme cruelle garde son identité de genre.
  La violence est une notion centrale dans les débats théoriques philosophiques et sociologiques, et les théo­ries de la violence tendent à augmenter son extension abstraite et à diminuer l'implication brutale de sa figu­ration purement matérielle : la violence devient alors un principe fondateur, nécessaire au renouvellement perma­nent de l'Histoire et même à sa simple continuation, au prix de quelques explosions. À l'opposé, la littérature d'après-guerre a décrit de cruels assassinats en termes de violence humaine profonde, belle (comme dans Les Bonnes de Genet), délivrant de toute condamnation morale, perçue comme puritaine et « bourgeoise », cette violence trop humaine dont la cruauté répondait à l'inhumanité de la « société », Ainsi la représentation des viols sadiques a changé de statut dans le champ de la littérature engagée « noble » et non plus seulement pornographique, depuis Sade sans doute, mais surtout de façon sensible après la Seconde Guerre mondiale. Dans le même temps, les grandes productions théori­ques en sciences sociales élargissaient le contenu du mot « violence », jusqu'à ce qu'il puisse désigner tout rapport de force implicite, virtuel, imaginable ; à une extrême sensibilité théorique au fait de violence invisi­ble, inaudible, masqué, des institutions (violence du silence des murs, etc.), correspondait une immense tolérance esthétique et donc morale, face à la prouesse sexuelle sadique. Cette division entre la vision d'un monde social théorique où la violence est juste, utile, productrice de progrès et d'innovation et celle d'un monde restitué par la culture où les violences extrêmes, souvent sexuelles, sont exhibées comme « forcément sublimes » a conduit tout un courant de pensée à élimi­ner le mot même de cruauté du champ de l'action des­tructrice, puisque ce mot implique un jugement émis du point de vue de la victime.
  Mais la victime (une femme, souvent), morte dans d'atroces souffrances, ne dit plus rien, par contre l'auteur (un homme, pas toujours) est encore là, gorgé de sang et d'encre, refusant l'adjectif « cruel » au profit du quali­ficatif de « génie créateur ». Pourtant la cruauté, qui est une forme de violence (lorsque ce terme est employé au pluriel par exemple), doit être distinguée de cette dernière parce qu'elle présente des traits spécifiques : tou­jours exercée par le plus fort, elle choisit une victime à cause de son innocence et de la facilité de l'entreprise, et de la jouissance de l'impunité. Mais le personnage cruel n'existe pas en dehors d'une figuration diabolisante ou animalisante dans le contexte de son action, et seule la psychanalyse a jusqu'ici produit une théorie ren­dant compte de ses performances effrayantes, en dehors de l'explication tragique du « vouloir faire mal» par la haine.
  Lorsque son objectif est atteint, le violent s'arrête et reconstruit. Le cruel s'acharne […]. Cette gratuité semble être le trait le plus caractéristique du geste cruel, elle explique en partie le programme prévi­sible de la cruauté."

 

Véronique Nahoum-Grappe, "L'usage politique de la cruauté : l'épuration ethnique (ex-Yougoslavie, 1991-1995)", 1995, De la violence I, Odile Jacob, 2005, p. 293-300.

 


Date de création : 13/12/2023 @ 12:20
Dernière modification : 10/01/2024 @ 10:09
Catégorie :
Page lue 1077 fois


Imprimer l'article Imprimer l'article

Recherche



Un peu de musique
Contact - Infos
Visites

   visiteurs

   visiteurs en ligne

^ Haut ^