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La guerre dans les sociétés primitives selon Pierre Clastres

  "Le discours naturaliste se trouve énoncé avec une fermeté particulière par A. Leroi-Gourhan dans son ouvrage le Geste et la Parole et notamment dans l'avant-dernier chapitre du t. I, où l'auteur développe, en une vue d'une indiscutable (et très discutable) ampleur, sa conception historico-ethnologi­que de la société primitive et des transformations qui la modifient. Conformément à l'indissoluble conjonction entre société archaïque et phénomène guerrier, l'entreprise géné­rale de Leroi-Gourhan inclut logiquement une visée de la guerre primitive, visée dont le sens est suffisamment indiqué par l'esprit qui parcourt toute l'œuvre et par le titre du chapitre où elle prend place : l'organisme social. Nettement affirmé, le point de vue organiciste sur la société appelle et englobe, de manière tout à fait cohérente, une certaine idée de la guerre. Qu'en est-il donc de la violence selon Leroi-Gour­han? Sa réponse est claire : « Le comportement d'agression appartient à la réalité humaine depuis les Australanthropes au moins et l'évolution accélérée du dispositif social n'a rien changé au lent déroulement de la maturation phylétique » (p. 237). L'agression comme comportement, c'est-à-dire l'usage de la violence, est ainsi rapportée à l'humanité comme espèce, elle lui est coextensive. Propriété en somme zoologique de l'espèce humaine, la violence est identifiée ici comme un fait d'espèce irréductible, comme une donnée naturelle qui plonge ses racines dans l'être biologique de l'homme. Cette violence spécifique, réalisée dans le comportement agressif, n'est pas sans cause ni fin, elle est toujours orientée et dirigée vers un but : « Dans tout le cours du temps, l'agression apparaît comme une technique fondamentalement liée à l'acquisition et chez le primitif son rôle de départ est dans la chasse où l'agression et l'acquisition alimentaire se confon­dent » (p. 236). Inhérente à l'homme comme être naturel, la violence se détermine donc comme moyen de subsistance, comme moyen d'assurer la subsistance, comme moyen d'une fin naturellement inscrite au cœur de l'organisme vivant: survivre. D'où l'identification de l'économie primitive comme économie de la prédation. L'homme primitif est, en tant qu'homme, voué au comportement d'agression; en tant que primitif, il est à la fois apte et déterminé à synthétiser sa naturalité et son humanité dans le codage technique d'une agressivité dès lors utile et rentable : il est chasseur.
  Admettons cette articulation entre la violence, disciplinée en technique d'acquisition alimentaire, et l'être biologique de l'homme dont elle a pour mission de maintenir l'intégrité. Mais où se situe cette agression très particulière manifestée dans la violence guerrière ? Leroi-Gourhan nous l'explique : « Entre la chasse et son doublet, la guerre, une subtile assimilation s'établit progressivement, à mesure que l'une et l'autre se concentrent dans une classe qui est née de la nouvelle économie, celle des hommes d'armes » (p. 237). Voilà donc que se trouve levé, en une phrase. le mystère de l'origine de la division sociale : par « assimilation subtile» (?), les chasseurs deviennent peu à peu les guerriers qui, détenteurs de la force armée, possèdent dès lors les moyens d'exercer à leur profit le pouvoir politique sur le reste de la communauté. On peut s'étonner de la légèreté de tels propos, sous la plume d'un savant dont l'œuvre est, à juste titre, exemplaire dans sa spécialité, la préhistoire. Tout cela demanderait un exposé spécial, mais la leçon à tirer est claire : il y a bien plus que de l'imprudence à parier sur le continuisme dans l'analyse des faits humains, à rabattre le social sur le naturel, l'institutionnel sur le biologique. La société humaine relève non d'une zoologie, mais de la sociologie."

 

Pierre Clastres, Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives, 1977, Éditions de l'aube, 2013, p. 13-15.


 

  "L'examen des faits ethnographiques démontre la dimension proprement politique de l'activité guerrière. Elle ne se rapporte ni à la spécificité zoologique de l'humanité, ni à la concurrence vitale des communautés, ni enfin à un mouvement constant de l'échange vers la suppression de la violence. La guerre s'articule à la société primitive en tant que telle (aussi y est-elle universelle), elle en est un mode de fonctionnement. C'est la nature même de cette société qui détermine l'existence et le sens de la guerre, dont on a vu qu'en raison de l'extrême particularisme affiché par chaque groupe, elle est présente d'avance, comme possibilité, dans l'être social primitif. Pour tout groupe local, tous les Autres sont des Étrangers : la figure de l'Étranger confirme, pour tout groupe donné, la conviction de son identité comme Nous autonome. C'est dire que l'état de guerre est permanent puisque avec les étrangers on a seulement un rapport d'hostilité, mis en œuvre effectivement ou non dans une guerre réelle. Ce n'est pas la réalité ponctuelle du conflit armé, du combat qui est essentielle, mais la permanence de sa possibilité, l'état de guerre permanent en tant qu'il maintient dans leur différence respective toutes les communautés. Ce qui est permanent, structural, c'est l'état de guerre avec les Étrangers, qui culmine parfois, à intervalles plus ou moins réguliers, plus ou moins fréquemment selon les sociétés, dans la bataille effective, dans l'affrontement direct : l'Étranger est alors l'Ennemi, lequel engendre à son tour la figure de l'Allié. L'état de guerre est permanent, mais les Sauvages ne passent pas pour autant leur temps à faire la guerre.
  La guerre comme politique extérieure de la société primitive se rapporte à sa politique intérieure, à ce que l'on pourrait nommer le conservatisme intransigeant de cette société, exprimé dans l'incessante référence au système traditionnel des normes, à la Loi ancestrale que l'on doit toujours respecter, que l'on ne peut altérer d'aucun change­ment. Par son conservatisme, que cherche à conserver la société primitive ? Elle cherche à conserver son être même ; elle veut persévérer dans son être. Mais quel est cet être ? C'est un être indivisé, le corps social est homogène, la communauté est un Nous. Le conservatisme primitif cherche donc à empêcher l'innovation dans la société, il veut que le respect de la Loi assure le maintien de l'indivision, il cherche à empêcher l'apparition de la division dans la société. Telle est, tant au plan de l'économique (impossibilité d'accumuler les richesses) qu'au plan de la relation de pouvoir (le chef est là pour ne pas commander), la politique intérieure qu'au société primitive : se conserver comme Nous indivisé, comme totalité une.

  Mais on voit bien, d'autre part, que la volonté de persévérer dans leur être indivisé anime également tous les Nous, toutes les communautés : la position du Soi de chacune d'elles implique l'opposition, l'hostilité aux autres; l'état de guerre est aussi durable que la capacité des communautés primitives à affirmer leur autonomie les unes par rapport aux autres. Que l'une s'en montre incapable, et elle sera détruite par les autres. La capacité de mettre en œuvre la relation structurale d'hostilité (dissuasion) et la capacité de résistance effective aux entreprises des autres (repousser une attaque), bref, la capacité guerrière de chaque communauté est la condition de son autonomie. Autrement dit : l'état de guerre permanent et la guerre effective périodiquement apparaissent comme le principal moyen qu'utilise la société primitive en vue d'empê­cher le changement social. La permanence de la société primitive passe par la permanence de l'état de guerre, l'appli­cation de la politique intérieure (maintenir intact le Nous indivisé et autonome) passe par la mise en œuvre de la poli­tique extérieure (conclure des alliances pour faire la guerre) : la guerre est au cœur même de l'être social primitif, c'est elle qui constitue le véritable moteur de la vie sociale. Pour pouvoir se penser comme un Nous, il faut que la commu­nauté soit à la fois indivisée (une) et indépendante (totalité) : l'indivision interne ct l'opposition externe se conjuguent, chacune est condition de l'autre. Que cesse la guerre, et cesse alors de battre le cœur de la société primitive. La guerre est son fondement, la vie même de son être, elle est son but : la société primitive est société pour la guerre, elle est par essence guerrière…
  La dispersion des groupes locaux, qui est le trait le plus immédiatement perceptible de la société primitive, n'est donc pas la cause de la guerre, mais son effet, sa fin spécifique. Quelle est la fonction de la guerre primitive ? Assurer la permanence de la dispersion, du morcellement, de l'atomisation des groupes. La guerre primitive, c'est le travail d'une logique du centrifuge, d'une logique de la séparation, qui s'exprime de temps à autre dans le conflit armé. La guerre sert à maintenir chaque communauté dans son indépendance politique. Tant qu'il y a de la guerre, il y a de l'autonomie : c'est pour cela qu'elle ne peut pas, qu'elle ne doit pas cesser, qu'elle est permanente. La guerre est le mode d'existence privilégié de la société primitive en tant qu'elle se distribue en unités sociopolitiques égales, libres et indépendantes : si les ennemis n'existaient pas, il faudrait les inventer."

 

Pierre Clastres, Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives, 1977, Éditions de l'aube, 2013, p. 58-61.


 

  "Qu'est-ce que la société primitive ? C'est une multiplicité de communautés indivisées qui obéissent toutes à une même logique du centrifuge. Quelle institution à la fois exprime et garantit la permanence de cette logique ? C'est la guerre, comme vérité des relations entre les communautés, comme principal moyen sociologique de promouvoir la force centrifuge de dispersion contre la force centripète d'unification. La machine de guerre, c'est le moteur de la machine sociale, l'être social primitif repose entièrement sur la guerre, la société primitive ne peut subsister sans la guerre. Plus il y a de la guerre, moins il y a de l'unification, et le meilleur ennemi de l'État, c'est la guerre. La société primitive est société contre l'État en tant qu'elle est société-pour-la-guerre.
  Nous voici à nouveau ramenés vers la pensée de Hobbes. Avec une lucidité après lui disparue, le penseur anglais a su déceler le lien profond, la relation de proche voisinage qu'entretiennent entre eux la guerre et l'État. Il a su voir que la guerre et l'État sont des termes contradictoires, qu'ils ne peuvent exister ensemble, que chacun des deux implique la négation de l'autre : la guerre empêche l'État, l'État empêche la guerre. L'erreur, énorme mais presque fatale chez un homme de ce temps, c'est d'avoir cru que la société qui persiste dans la guerre de chacun contre chacun n'est justement pas une société ; que le monde des Sauvages n'est pas un monde social ; que, par suite, l'institution de la société passe par la fin de la guerre, par l'apparition de l'État, machine anti-guerrière par excellence. Incapable de penser le monde primitif comme un monde non-naturel, Hobbes en revanche a vu le premier qu'on ne peut pas penser la guerre sans l'État, qu'on doit les penser dans une relation d'exclusion. Pour lui le lien social s'institue entre les hommes grâce à ce « pouvoir commun qui les tienne tous en respect » : l'État est contre la guerre. Que nous dit en contrepoint la société primitive comme espace sociologique de la guerre permanente ? Elle répète, en le renversant, le discours de Hobbes, elle proclame que la machine de dispersion fonctionne contre la machine d'unification, elle nous dit que la guerre est contre l'État."

 

Pierre Clastres, Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives, 1977, Éditions de l'aube, 2013, p. 64-66.

 

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Date de création : 21/12/2023 @ 10:26
Dernière modification : 21/12/2023 @ 10:41
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