"Quant aux divers sons du langage, c'est la nature qui poussa les hommes à les émettre, et c'est le besoin qui fit naître les noms des choses : à peu près comme nous voyons l'enfant amené, par son incapacité même de s'exprimer avec la langue, à recourir au geste qui lui fait désigner du doigt les objets présents. Chaque être en effet a le sentiment de l'usage qu'il peut faire de ses facultés. Avant même que les cornes aient commencé à poindre sur son front, le veau irrité s'en sert pour menacer son adversaire et le poursuivre tête baissée. Les petits des panthères, les jeunes lionceaux se défendent avec leurs griffes, leurs pattes et leurs crocs, avant même que griffes et dents leur soient poussées. Quant aux oiseaux de toute espèce, nous les voyons se confier aussitôt aux plumes de leurs ailes, et leur demander une aide encore tremblante. Aussi penser qu'alors un homme ait pu donner à chaque chose son nom, et que les autres aient appris de lui les premiers éléments du langage, est vraiment folie. Si celui-là a pu désigner chaque objet par un nom, émettre les divers sons du langage, pourquoi supposer que d'autres n'auraient pu le faire en même temps que lui ? En outre, si les autres n'avaient pas également usé entre eux de la parole, d'où la notion de son utilité lui est-elle venue ? De qui a-t-il reçu le premier le privilège de savoir ce qu'il voulait faire et d'en avoir la claire vision ? De même un seul homme ne pouvait contraindre toute une multitude et, domptant sa résistance, la faire consentir à apprendre les noms de chaque objet ; et d'autre part trouver un moyen d'enseigner, de persuader à des sourds ce qu'il est besoin de faire, n'est pas non plus chose facile : jamais ils ne s'y fussent prêtés ; jamais ils n'auraient souffert plus d'un temps qu'on leur écorchât les oreilles des sons d'une voix inconnue."
Lucrèce, De la Nature, Livre V, vers 1028-1070.
"L'invention de l'art de communiquer nos idées dépend moins des organes qui nous servent à cette communication, que d'une faculté propre à l'homme, qui lui fait employer ses organes à cet usage, et qui, si ceux-là lui manquaient, lui en ferait employer d'autres à la même fin. Donnez à l'homme une organisation tout aussi grossière qu'il vous plaira : sans doute il acquerra moins d'idées ; mais pourvu seulement qu'il y ait entre lui et ses semblables quelque moyen de communication par lequel l'un puisse agir et l'autre sentir ils parviendront à se communiquer enfin tout autant d'idées qu'ils en auront.
Les animaux ont pour cette communication une organisation plus que suffisante, et jamais aucun d'eux n'en a fait cet usage. Voilà ce me semble, une différence bien caractéristique. Ceux d'entre eux qui travaillent et vivent en commun, les castors, les fourmis, les abeilles, ont quelque langue naturelle pour s'entre-communiquer je n'en fais aucun doute. Il y a même lieu de croire que la langue des castors et celle des fourmis sont dans le geste et parlent seulement aux yeux Quoi qu'il en soit, par cela même que les unes et les autres de ces langues sont naturelles, elles ne que sont pas acquises ; les animaux qui les parlent les ont en naissant : ils les ont tous, et partout la même ; ils n'en changent point, ils n'y font pas le moindre progrès. La langue de convention n'appartient qu'à l'homme. Voilà pourquoi l'homme fait des progrès, soit en bien soit en mal, et pourquoi les animaux n'en font point."
Rousseau, Essai sur l'origine des langues, 1781, Chapitre I.
"Certes, la langue doit être, c'est mon entière conviction, considérée comme déposée immédiatement en l'homme, car on ne saurait pas du tout l'expliquer comme l'œuvre de l'entendement opérant dans la clarté de la conscience. Il ne sert à rien d'accumuler des siècles et des siècles pour expliquer son invention. La langue n'aurait pas été inventée si son type n'eût été préalablement présent dans l'entendement humain. Pour que l'homme comprenne véritablement un seul mot, non comme une simple stimulation sensible, mais comme un son articulé désignant un concept, il faut déjà que la langue dans sa structure d'ensemble soit tout entière en lui. Il n'y a rien d'isolé dans la langue, chacun de ses éléments ne s'annonce que comme la partie d'un tout. Pour naturelle que soit l'hypothèse d'une formation progressive des langues, son invention n'a pu se produire que d'un seul coup. L'homme n'est homme que par le langage ; mais pour inventer le langage, il devait déjà être homme. Quand on s'imagine que cela se produit peu à peu et par degrés, pour ainsi dire chacun y allant de sa tournée, l'homme devenant plus homme en ayant inventé un peu plus de langue et ayant pu inventer pu inventer un peu plus de langue par cette progression, on méconnaît la solidarité de la conscience humaine et du langage humain, ainsi que la nature de l'action de l'entendement, requise pour la compréhension d'un seul mot, mais suffisante pour concevoir toute la langue. Pour autant, il ne faudrait pas penser la langue comme quelque chose de donné une fois pour toutes, car sinon on verrait mal comment l'homme pourrait comprendre et se servir de cette langue donnée. Elle sourd nécessairement de lui, progressivement sans doute, mais de telle façon que son organisme ne reste pas comme une masse morte dans l'obscurité de l'âme, mais conditionne comme une loi les fonctions de la faculté de penser, et qu'ainsi le premier mot annonce et présuppose déjà toute la langue. Si l'on voulait comparer à quelque chose d'autre ce qui n'a pas d'équivalent dans l'ensemble du domaine de la pensée, on pourrait évoquer l'instinct naturel des animaux et appeler la langue un instinct intellectuel de la raison."
Wilhelm von Humboldt, "Sur l'étude comparée des langues dans son rapport aux différentes époques du développement du langage", 1820, tr. fr. Denis Thouard, in Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage, Points essais, 2000, p. 83-85.
"La parole est un trait si familier de la vie quotidienne que nous prenons rarement le temps de la définir. Elle semble aussi naturelle à l'homme que la marche, et à peine moins normale que la respiration. Cependant il ne faut qu'un instant de réflexion pour nous convaincre que cette façon de juger n'est qu'une illusion. Le processus d'acquisition de la parole est, en réalité, absolument différent de celui de la marche. Dans le cas de la marche, la culture, en d'autres termes, l'ensemble traditionnel des habitudes sociales, n'entre pas réellement en action. L'enfant est équipé individuellement, par le jeu complexe des facteurs que nous nommons hérédité biologique, pour réaliser toutes les adaptations nécessaires, tant musculaires que nerveuses, qui aboutissent à la marche. À la vérité, on peut dire que la conformation des muscles et des parties appropriées du système nerveux est adaptée dès l'origine aux mouvements nécessaires à la marche et aux activités similaires. On peut dire avec raison que l'être humain est destiné à marcher, non pas parce que ses aînés l'aideront à apprendre cet art, mais parce que son organisme est préparé dès la naissance (ou même dès l'instant de sa conception), à entreprendre toutes ces dépenses d'énergie nerveuse et toutes ces adaptations musculaires qui aboutissent à la marche.
En termes concis, la marche est une fonction biologique inhérente à l'homme. Il n'en est pas de même du langage. Il est bien entendu vrai que dans une certaine mesure l'individu est également destiné à parler, mais cela est entièrement dû au fait qu'il est né non seulement dans le cadre de la nature, mais au sein d'une société qui est certaine (et certaine avec raison) de lui faire adopter ses traditions à elle. Éliminez la société, et il y a toute raison de croire qu'il apprendra quand même à marcher, en supposant qu'il survive. Mais il est tout aussi certain qu'il n'apprendra jamais à parler, c'est-à-dire à communiquer ses idées selon le système traditionnel d'une société particulière. Ou encore, séparez l'individu nouveau-né du milieu social où il se trouve et transplantez-le dans un autre milieu totalement étranger. Il se formera à l'art de marcher dans ce milieu nouveau a peu près comme il l'aurait fait dans l'ancien. Mais sa parole sera complètement différente de celle de son entourage primitif. La marche est donc une activité humaine générale qui ne varie que dans certaines limites, lorsque nous passons d'un individu à un autre individu. Ses variations sont involontaires et sans but. La parole est une activité humaine qui varie sans limites fixées à mesure qu'on va de groupe social en groupe social, car c'est un héritage purement historique du groupe, le produit d'un usage social de longue date. Elle varie comme tout effort créateur varie, pas aussi consciemment, peut-être, mais tout aussi réellement que le font les religions, les croyances, les coutumes et l'art des différents peuples. La marche est une fonction organique, instinctive (mais non pas, bien entendu, un instinct en elle-même). La parole est une fonction non instinctive, acquise, une fonction de culture."
Edward Sapir, Le langage. Introduction à l'étude de la parole, 1921, tr. fr S. M. Guillemin, Petite Bibliothèque Payot, 1970, p. 7-8.
"Les abeilles apparaissent capables de produire et de comprendre un véritable message, qui enferme plusieurs données. Elles peuvent donc enregistrer des relations de position et de distance ; elles peuvent les conserver en « mémoire » ; elles peuvent les communiquer en les symbolisant par divers comportements somatiques. Le fait remarquable est d'abord qu'elles manifestent une aptitude à symboliser : il y a bien correspondance « conventionnelle » entre leur comportement et la donnée qu'il traduit. Ce rapport est perçu par les autres abeilles dans les termes où il est transmis et devient moteur d'action. Jusqu'ici nous trouvons chez les abeilles, les conditions mêmes sans lesquelles aucun langage n'est possible, la capacité de formuler et d'interpréter un « signe qui renvoie à une certaine « réalité », la mémoire de l'expérience et l'aptitude à la décomposer. [...]
Mais les différences sont considérables et elles aident à prendre conscience de ce qui caractérise en propre le langage humain. [...]
Le message des abeilles n'appelle aucune réponse de l'entourage, sinon une certaine conduite, qui n'est pas une réponse. Cela signifie que les abeilles ne connaissent pas le dialogue, qui est la condition du langage humain. Nous parlons à d'autres qui parlent, telle est la réalité humaine. Cela révèle un nouveau contraste. Parce qu'il n'y a pas dialogue pour les abeilles, la communication se réfère seulement à une certaine donnée objective. Il ne peut y avoir de communication relative à une donnée « linguistique » ; déjà parce qu'il n'y a pas de réponse, la réponse étant une réaction linguistique à une manifestation linguistique ; mais aussi en ce sens que le message d'une abeille ne peut être reproduit par une autre qui n'aurait pas vu elle-même les choses que la première annonce. On n'a pas constaté qu'une abeille aille par exemple porter dans une autre ruche le message qu'elle a reçu de la sienne, ce qui serait une manière de transmission ou de relais. On voit la différence avec le langage humain, où, dans le dialogue, la référence à l'expérience objective et la réaction à la manifestation linguistique s'entremêlent librement à l'infini".
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1966, Gallimard, p. 58-59.
"Le langage est une partie de la culture, à plusieurs titres ; d'abord parce que le langage est l'une ce ces aptitudes ou habitudes que nous recevons de la tradition externe ; en second lieu parce que le langage est l'instrument essentiel, le moyen privilégié par lequel nous nous assimilons la culture de notre groupe. […] Un enfant apprend sa culture parce qu'on lui parle : on le réprimande, on l'exhorte, et tout cela se fait avec des mots ; enfin et surtout, parce que le langage est la plus parfaite de toutes les manifestations d'ordre culturel qui forment, à un titre ou à l'autre, des systèmes et si nous voulons comprendre ce que c'est que l'art, la religion, le droit, peut-être même la cuisine ou les règles de politesse, il faut les concevoir comme des codes formés par l'articulation de signes, sur le modèle de la communication linguistique".
Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Librairie Plon, Paris 1969.
"Le débat de l'inné et de l'acquis, pour avoir ignoré le caractère dialectique de la relation qui les associe, a déjà produit de longues et vaines controverses. L'examen du langage y apporte une contribution précieuse, car il met en lumière un chaînon intermédiaire : l'aptitude humaine à engendrer un nombre infini de phrases, telle qu'elle est impliquée par le concept de compétence dû à N. Chomsky […]. On considérera ici que cette aptitude naturelle de l'enfant est appliquée aux modèles de phrases que lui fournit son entourage. Cependant, si ce maillon est bien restituable en ontogenèse (apprentissage chez l'enfant), il est absent des premiers moments de la phylogenèse (naissance du langage chez l'espèce). Là, l'organisation sociale suppose un moyen quelconque de communication. Ce moyen, d'abord rudimentaire, a fini, à une époque que les plus prudents se refusent à situer antérieurement à l'apparition de l'Homo sapiens [soit il y a environ 2,8 millions d'années], par produire des langues. Mais si l'on peut admettre qu'à l'origine, le social ait chez l'espèce humaine des racines biologiques, en revanche, il est clair que dès l'amorce du développement de la vie de groupe, l'interaction des facteurs social et cérébral devient permanente. C'est pourquoi on assortira de quelque pondération le point de vue des biologistes : « Il paraît probable (mais évidemment toujours hypothétique) que le développement du lien social, qui prend une grande ampleur chez les primates supérieurs, soit au départ la conséquence et non la cause de l'épanouissement du néo-cortex »[1]. Si l'on accepte cette hypothèse, on n'aura garde néanmoins d'oublier que l'auteur lui-même ajoute aussitôt : « Il ne faut pas pour autant exclure la possibilité d'une contribution en retour du milieu social sur l'évolution génétique des ancêtres directs de l'homme. Au reste, il était question plus haut d'une variabilité significative de l'organisation du cortex en relation avec l'environnement culturel. »[2]
L'organisation et les processus neurologiques, dont on commence seulement d'apercevoir l'importance dans la communication par le langage, sont évidemment communs à l'espèce et innés. Cela n'exclut pas, cependant, la relation d'influence réciproque qui les lie au social durant le développement de l'espèce."
Claude Hagège, L'Homme de paroles, 1985, Folio essais, 2002, p. 26-27 et p. 30.
[1] Jean-Pierre Changeux, L’Homme neuronal, Fayard, 1983, p. 355.
[2] Ibid., p. 325.
"La plupart des gens instruits ont déjà leur opinion sur le langage. Ils savent que c'est l'invention culturelle la plus importante de l'homme, la quintessence de sa capacité à utiliser des symboles et que ce phénomène sans précédent le distingue irrévocablement des autres animaux. [Pourtant, cette idée est fausse]. Le langage n'est pas un produit culturel qui s'apprend comme on apprend comment dire l'heure ou comment fonctionne le gouvernement de son pays. Au contraire, c'est une partie distincte de la structure biologique de notre cerveau. Le langage est un savoir-faire complexe et spécifique qui se développe spontanément chez l'enfant, sans effort conscient et sans apprentissage formel, qui s'articule sans qu'il en connaisse la logique sous-jacente, qui est qualitativement le même chez tous les individus et qui est distinct d'aptitudes plus générales pour traiter les informations ou se comporter avec intelligence. C'est ainsi que certains spécialistes de sciences cognitives ont décrit le langage comme une faculté psychologique, un organe mental, un système de neurones et un module de traitement de données, mais je préfère le terme, archaïque je l'admets, d'instinct. Il rend l'idée que les gens savent parler plus ou moins dans le sens où les araignées savent tisser leur toile. Le tissage de la toile d'araignée n'a pas été inventé par quelque araignée géniale et restée inconnue. Il ne dépend pas d'un enseignement approprié ni d'un talent en architecture ou d'un savoir-faire en matière de construction. Bien plutôt, les araignées construisent des toiles parce qu'elles ont des cerveaux d'araignées qui les poussent à tisser et leur donnent la compétence pour y réussir. Bien qu'il existe des différences entre les toiles d'araignées et les mots, vous devriez considérer le langage de cette manière. Cela permettra de comprendre le phénomène que nous allons explorer.
Si l'on pense au langage en terme d'instinct, on va à l'encontre de la sagesse populaire, en particulier parce qu'elle a été modelée par les règles des sciences humaines et sociales. Le langage n'est pas plus une création culturelle que la station verticale. Ce n'est pas la manifestation d'une capacité générale à utiliser des symboles : un enfant de trois ans, comme nous le verrons, est un génie en grammaire, mais il est totalement incompétent dans les arts visuels, l'iconographie religieuse, les panneaux de signalisation et autres éléments représentatifs de la sémiotique."
Steven Pinker, L'instinct du langage, 1994, tr. fr. Marie-France Desjeux, Odile Jacob, 1999, p. 16-17.
"Most educated people already have opinions about language. They know that it is man's most important cultural invention, the quintessential example of his capacity to use symbols, and a biologically unprecedented event irrevocably separating him from other animals. [This opinion is wrong]. Language is not a cultural artefact that we learn the way we learn to tell time or how the federal government works. Instead, it is a distinct piece of the biological makeup of our brains. Language is a complex specialised skill, which develops in the child spontaneously, without conscious effort or formal instruction, is deployed without awareness of its underlying logic, is qualitatively the same in every individual, and is distinct from more general abilities to process information or behave intelligently. For these reasons some cognitive scientists have described language as a psychological faculty, a mental organ, a neural system, and a computational module. But I prefer the admittedly quaint term “instinct”. It conveys the idea that people know how to talk in more or less the sense that spiders know how to spin webs. Web spinning was not invented by some unsung spider genius and does not depend on having had the right education or on having an aptitude for architecture or the construction trades. Rather, spiders spin spider webs because they have spider brains, which give them the urge to spin and the competence to succeed. Although there are differences between webs and words, I will encourage you to see language in this way, for it helps to make sense of the phenomena we will explore.
Thinking of language as an instinct inverts the popular wisdom, especially as it has been passed down in the canon of the humanities and social sciences. Language is no more a cultural invention than is upright posture. It is not a manifestation of a general capacity to use symbols: a three year old, we shall see, is a grammatical genius, but is quite incompetent at the visual arts, religious iconography, traffic signs, and the other staples of the semiotics curriculum."
Steven Pinker, The language instinct, 1994, William Morrow and Company, Inc., New York, pp. 18-19.
"Le langage possède une propriété fondamentale, qui contribue à le distinguer des constructions culturelles, et qui pourtant semble ne pas avoir été relevée en tant que telle par les philosophes, les anthropologues ou les linguistes. Il s'agit du caractère obligatoire de l'activité langagière. Les individus en bonne santé, à de très rares exceptions près, ne peuvent s'empêcher d'avoir une activité conversationnelle. Leurs relations sociales passent obligatoirement par le langage. Cela peut sembler un truisme, ce n'en est pas un. Nous disposons de suffisamment de signaux non linguistiques qui nous permettraient d'assurer un niveau de socialisation parfaitement viable. Si le langage était une invention culturelle au même titre que le jazz, l'écriture ou la poterie, il devrait être possible de choisir de rester muet, de même qu'on peut choisir de ne pas jouer de jazz, de ne jamais écrire et de ne jamais tenter de façonner un vase de ses mains. Un tel choix, dans le cas du langage, ne nous échoit pas. L'apprentissage du langage est bien quelque chose qui « nous arrive » dans nos premières années, et les êtres humains en bonne santé et socialisés recherchent tous la conversation de certains de leurs semblables.
L'activité langagière répond à une véritable pulsion. Nous en ressentons le besoin en certaines circonstances, par exemple lorsqu'un silence a duré trop longtemps. Mais le besoin d'adresser la parole peut aussi être déclenché par des stimulus très précis. L'anecdote de l'homme nu [qui passe sur le trottoir] illustre bien le phénomène. L'événement, très inattendu, provoque chez le témoin une réaction automatique qui consiste à attirer l'attention des autres. Dans ce cas, la prise de parole est un réflexe. Un autre exemple nous est fourni par la réaction de correction. Lorsque quelqu'un énonce un fait erroné, et que l'on est en mesure de rétablir la vérité, il est parfois très difficile de s'en abstenir. Si, au cours d'une conversation, quelqu'un présente la Tunisie comme aussi peuplée que l'Algérie et si vous savez que cela est erroné, vous ressentez le besoin de rétablir la vérité et ceci d'autant plus que plusieurs personnes écoutent. Là encore, l'envie de communiquer apparaît comme un besoin réflexe. Ces deux exemples se retrouvent dans les situations où l'on se met à commenter spontanément, pour la personne qui est à proximité, le contenu de ce qu'on est en train de lire. Certains passages vous incitent à interrompre votre lecture et à déranger la personne qui est à côté de vous pour lui offrir un commentaire. Les révélations inattendues découvertes dans un texte, de même que les absurdités qui vous exaspèrent, sont autant d'occasions qui provoquent ce réflexe de communication.
La prise de parole a ainsi des aspects obligatoires. L'existence de situations bien déterminées qui déclenchent 1e réflexe de communication s'accorde parfaitement avec la thèse qui fait du langage un comportement naturel auquel notre constitution biologique nous a préparés. En revanche, si le langage était une pure construction, cet aspect réflexe serait inexplicable."
Jean-Louis Dessalles, Les origines du langage. Une histoire naturelle de la parole, 2000, Hermes Sciences publications, p. 72-73.