"À l'époque de la plus grande désintégration féodale que l'Occident ait connue, s'amorcent des mécanismes d'interdépendance qui s'orientent vers l'intégration d'unités sans cesse plus grandes. Les luttes concurrentielles et éliminatoires de petites unités de domination appelées « seigneuries territoriales », nées elles-mêmes de luttes éliminatoires entre unités plus petites encore, se terminent par la lente victoire de quelques concurrents et finalement d'une seule unité. Le vainqueur constitue le centre d'intégration d'une unité de domination plus grande ; il constitue la centrale monopolistique d'une organisation étatique, dans le cadre de laquelle beaucoup des régions et groupes jadis rivaux s'agglomèrent pour former progressivement un tissu humain plus ou moins équilibré d'un ordre supérieur.
Aujourd'hui, ces États forment entre eux des systèmes équilibrés d'unités humaines engagées dans une concurrence libre, systèmes analogues aux unités anciennes plus petites qui s'y sont intégrées depuis. Mais ces États se dressent peu à peu les uns contre les autres, en raison des tensions, de la contrainte des mécanismes de concurrence qui maintiennent notre société tout entière dans une agitation traversée de luttes et de crises. Une fois de plus, plusieurs unités de domination rivales sont si étroitement liées les unes aux autres que chaque unité qui stagne, qui n'accroît pas sa puissance, risque de s'affaiblir et de tomber sous la coupe d'autres Etats. Comme cela se produit dans chaque système d'équilibre instable, soumis à une tension concurrentielle en rapide progression et dépourvu de monopole central, les États les plus puissants, qui constituent les axes principaux du système, se poussent réciproquement, dans un mouvement de vis sans fin, à l'expansion et au renforcement de leur position. Ainsi se trouve enclenché le mécanisme de la lutte pour l'hégémonie et – intentionnellement ou non – pour la création de centrales monopolistes s'étendant sur des territoires d'un ordre de grandeur nettement supérieur. Et s'il est vrai qu'il s'agit pour le moment d'abord d'une nation limitée à quelques continents, on voit se dessiner déjà, par suite du débordement des interdépendances d'autres régions, la lutte pour l'hégémonie dans un système englobant toute la terre habitée."
Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, Conclusion, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Pocket, 2003, p. 300-301.
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