"Dans la mesure où leurs structures reflètent une « segmentation ordonnée », les communautés des couches inférieures de la classe ouvrière tendent à créer des normes qui, comparées aux normes de groupes occupant une position plus élevée dans la hiérarchie sociale, conduisent à et/ou tolèrent un haut niveau d'agressivité ouverte dans les relations sociales. Plusieurs aspects de leur structure vont dans ce sens. Par exemple, la liberté relative des enfants et des adolescents, qui ne sont pas soumis au contrôle des adultes, et le fait que leur socialisation s'effectue pour une grande part, très tôt, dans la rue avec des compagnons de leur âge, expliquent leur interaction souvent agressive et l'adoption de dominations hiérarchiques fondées largement sur l'âge, la force et la prouesse physique. Ce schéma est renforcé par le fait que, par rapport aux adultes situés plus haut sur l'échelle sociale, les parents de la classe ouvrière inférieure imposent moins à leurs enfants d'exercer un autocontrôle sévère et continu vis-à-vis de leur comportement agressif. Lorsqu'ils tentent de refréner leurs enfants, ils ont plus tendance à recourir à un châtiment physique. Quant aux enfants, qui ont toujours vu leur parents et les autres adultes, surtout les hommes, se comporter avec agressivité et, en plus d'une occasion, avec violence, ils adoptent en grandissant un comportement nettement plus agressif que les enfants de condition sociale plus élevée et font montre de plus d'indifférence lorsqu'ils assistent à des actes de violence ou y prennent part publiquement[1].
La ségrégation sexuelle et la domination mâle sont aussi essentielles à la formation d'un tel modèle. Elles entraînent un niveau plutôt élevé de violence masculine envers les femmes, qui est caractéristique de ces communautés où, par ailleurs, les mâles ne subissent guère l'influence « adoucissante » des femmes. De fait, dans la mesure où les femmes de ces communautés deviennent elles-mêmes relativement agressives et encouragent les réactions typiquement macho chez leurs hommes, la propension à l'agressivité de ceux-ci s'en trouve augmentée. Elle est aussi renforcée par la fréquence des dissensions et des vendettas qui opposent les familles, les quartiers et, surtout, les « bandes de rue ». En bref, les communautés ouvrières que nous décrivons ici, surtout les fractions auxquelles l'adjectif « dures » s'applique le mieux, semblent caractérisées par des processus de « feedback » qui incitent à un comportement agressif, particulièrement de la part des mâles, dans maints domaines des relations sociales.
Ces processus ont notamment pour effet de conférer un certain prestige aux mâles ayant prouvé leur capacité à se battre. Corrélativement, ces mâles aiment se battre. C'est pour eux, ainsi que pour leurs émules, le moyen de donner un sens à leur vie, d'acquérir un statut et de goûter une excitation émotionnelle agréable. À cet égard, il apparaît que la différence essentielle entre ces fractions « dures » des communautés ouvrières pauvres et les fractions « respectables » des classes ouvrières plus aisées, moyennes et supérieures, tient au fait que, dans ces dernières, la violence survenant dans des relations de conflit est en général condamnée, tandis que, dans les premières, l'agressivité et la violence ouvertes sont tolérées, voire encouragées, dans un nombre plus important de situations. Dans les classes « respectables », la violence est le plus souvent « rejetée dans les coulisses » et, lorsqu'il y a violence, elle revêt une forme plus « instrumentale » et donne naissance à des sentiments de culpabilité. Par opposition, dans les communautés de la classe ouvrière « dure », la violence survient plus fréquemment en public et est plus « expressive » ou plus « affective », c'est-à-dire plus étroitement liée à des sensations agréables. Si les membres des classes « respectables », surtout les mâles « respectables », peuvent et même doivent avoir un comportement agressif dans des situations définies comme « légitimes », en particulier dans les sports « formels », les membres de la classe ouvrière « dure » considèrent ces sports comme trop réglementés et trop « sages » ; lorsqu'ils y participent, leur approche trop physique, parfois violente, les amène souvent à se quereller avec les représentants officiels et les joueurs adverses.
Ainsi, les mâles appartenant aux fractions « dures » des couches ouvrières inférieures fondent leur identité sur des formes de masculinité macho qui, par rapport aux normes dominantes en Grande-Bretagne aujourd'hui, sont ouvertement agressives. Ils manifestent aussi un investissement émotionnel élevé dans la réputation d'agressivité et de dureté de leur famille, de leurs communautés et, lorsqu'il s'agit de football, de leurs « camps ». Ce modèle est produit et reproduit non seulement par les éléments constitutifs internes de la « segmentation ordonnée », mais aussi – et c'est là un aspect crucial – par le fait que ces communautés sont bloquées au sein de la société plus large. Par exemple, les mâles des classes ouvrières inférieures n'ont aucun statut, ne trouvent aucun sens ni aucune gratification dans le monde de l'éducation et du travail qui, pour les hommes de condition sociale plus élevée, constitue la principale source d'identité, de sens et de statut. Il faut voir là le résultat de plusieurs facteurs. Les mâles des couches ouvrières inférieures, pour la plupart, ne possèdent pas – ils n'en font d'ailleurs pas grand cas – les caractéristiques et les valeurs qui font le succès scolaire et professionnel et qui incitent à des efforts dans ces domaines. En même temps, ils sont systématiquement l'objet d'une discrimination à l'école et dans le travail, en partie parce qu'ils se situent à l'échelon inférieur d'une structure hiérarchique qui nécessite en tant qu'élément constitutif une « sous-classe » relativement permanente et relativement pauvre.
Parce qu'il leur est difficile de trouver un sens, un statut et une gratification et de se constituer des identités satisfaisantes dans les domaines de l'école et du travail, les mâles des fractions « dures » de la classe ouvrière adoptent des formes de comportement particulières : intimidation physique, échanges de coups, consommation excessive d'alcool, relations sexuelles fondées sur l'exploitation de l'autre. En fait ils présentent un bon nombre des caractéristiques qui définissent, selon Adorno et ses collègues, la « personnalité autoritaire ». Ces mâles macho des classes inférieures peuvent, bien sûr, acquérir une confiance en soi relativement solide pour autant que l'environnement local et, surtout, leurs semblables, rendent hommage à leur dureté, à leurs prouesses au combat, à leur courage, à leur loyauté envers le groupe, leurs exploits de buveurs et, de manière générale, à un comportement qu'ils considèrent comme étant celui « de la rue ». Cependant, parce qu'ils sont en bas de la hiérarchie sociale et que leur modèle de socialisation, comparé à celui qui caractérise les groupes plus « respectables », conduit dès l'enfance à un degré moindre d'intériorisation des contrôles exercés à l'égard de la violence, ils sont plus enclins à réagir de manière agressive dans des situations qu'ils perçoivent comme une menace pour leur propre image. Malgré les subtilités du comportement « de la rue », qui limitent les situations dans lesquelles ces groupes jugent opportun de se battre, ils ont néanmoins recours à l'intimidation physique et se battent plus souvent que les mâles des autres groupes. D'une part, ils recherchent les affrontements physiques, qui sont pour eux une source d'identité, de statut et d'excitation agréable, et qui donnent un sens à leur vie ; de l'autre, ils réagissent de manière agressive dans des situations menaçantes parce qu'ils n'ont pas appris à exercer l'autocontrôle exigé par les normes dominantes de la société britannique."
Eric Dunning, Patrick Murphy et John Williams, "La violence des spectateurs lors des matchs de football : vers une explication sociologique", 1984, tr. fr Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, in Sport et civilisation. La violence maîtrisée, 1986Fayard, 1994, 352-356.
[1] En employant le terme introduit par Norbert Elias, l'on dirait qu'ils ont un seuil de répulsion (Peinlichkeitsschwelle) relativement élevé pour ce qui est d'assister ou de prendre part à des actes de violence.