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Hors des sentiers battus
Le déclin de la violence

  "L'histoire de la violence contredit l'imaginaire social, nourri de préjugés et de nostalgies millénaires, toujours rebelle à admettre des vérités élémentaires, même (et parfois surtout) quand il s'agit de vérités d'évidence : il y a eu, au cours des derniers siècles et des dernières décennies, une régression considérable de la violence criminelle. Lors même de la période récente de récession économique, marquée par un développement massif du chômage des jeunes, l'évolution de la violence a été loin de suivre le cours dramatique que laisse supposer le discours alarmiste dominant ; l'on aurait eu, certes, de bonnes raisons de suspecter une résurgence de la violence, or, l'examen des faits amène, pour l'ensemble du monde industriel, à un diagnostic nuancé. Mais, si clairs soient-ils, les enseignements de l'histoire pénètrent difficilement les esprits. Le mythe de l'âge d'or a la vie dure ; par ailleurs, il faut bien convenir qu'en sciences sociales, l'idéologie n'a pas fini d'exercer ses ravages : certains historiens, nourris dans le sérail marxiste, ont toujours quelque réticence à admettre que le développement du capitalisme ait pu s'accompagner d'une régression de la violence.
  De nombreux facteurs ont pu contribuer à ce recul séculaire de la violence :
 
- L'appesantissement de l'État, avec son appareil répressif (police, justice) et la mise en place de ses moules sociaux que sont l'école et l'armée. Il n'est pas de liberté sans lois et sans État-arbitre pour les faire respecter, proclamait déjà, il y a trois siècles, Locke. Or, en Europe même, au début du siècle dernier, l'État-nation n'existe qu'en Angleterre et en France En France, en particulier, le processus de contrôle étatique est ancien, les polices urbaines existent depuis des siècles et le centralisme des institutions assure une puissance extraordinaire aux organes de détection et de répression de la criminalité (même la violence familiale, dernier refuge des passion humaines, n'échappe plus totalement au réseau étatique : l'action sociale veille). La France dispose d'une des polices (et gendarmeries) les plus denses, les mieux réparties et les plus efficaces qui existe au monde, et ce fait est séculaire. Si, dès le début du XIXe siècle, le niveau comparé de violence, mesuré par le taux d'homicide volontaire, y est incroyablement bas, c'est que, derrière l'histoire de la violence, se profile l'histoire de l'État. Inversement, les États-Unis, dont l'histoire est dominée par la violence, se caractérisent par un refus permanent de la puissance publique : toute intervention de l'État y est volontiers « taxée de socialisme, voire de communisme ». Dans ce pays, on a assisté, au cours des deux dernières décennies, à une indéniable résurgence de la criminalité violente, et le discours alarmiste sur la « montée de la violence » a un sens, il correspond à la réalité. […]
 
- La lente disparition de la rareté. C'est la misère qui explique la barbarie de certains crimes ; les chroniques médiévales abondent en récits de famines qui dégénèrent en carnages anthropophagiques ; jusqu'au XIXe siècle, l'histoire sociale européenne est émaillée de révoltes alimentaires qui ont tôt fait de virer au délire meurtrier. « Ventre affamé n'a point d'oreilles. »
 
- La révolution démographique, ou la diminution de la mortalité, qui a abouti a une valorisation sans précédent de la vie humaine : quand la mort est omniprésente, quand elle frappe tous les jours, on méprise la vie.
 
C'est donc à l'émergence de la rationalité dans la sphère morale et à la soumission à la règle étatique qu'il faut imputer la marginalisation progressive de la violence dans les sociétés occidentales."

 

Jean-Claude Chesnais, Histoire de la violence en Occident de 1800 à nos jours, 1981, Préface, Hachette Pluriel, 1982, p. 14-16.


 

"L'homicide conserve une caractéristique sociologique presque immuable du XIIIe siècle à nos jours : il est massivement commis par des mâles adolescents ou mariés depuis peu, dont les victimes sont le plus souvent des pairs. Il connaît cependant un spectaculaire déclin dans toute l'Europe, d'abord au début du XVIIe siècle puis au cours du XIXe siècle. Ce mouvement est lié à la nette diminution des confrontations masculines à l'arme blanche qui affecte en premier lieu les aristocrates, avant de se diffuser lentement et inégalement au sein des couches populaires. Dans les deux cas, un petit nombre de jeunes refusent la pacification des mœurs et le désarmement individuel que les monarchies, appuyées par les Églises, tentent de généraliser sur le continent. L'épée, pour les uns, le couteau pour les autres, demeurent des emblèmes de leur honneur sur la place publique. Leur nombre se réduit pourtant comme peau de chagrin, pour devenir résiduel à partir de la seconde moitié du XXe siècle. L'Europe occidentale actuelle, qui contrôle de très près la possession des armes à feu, enregistre en moyenne un meurtre pour 100 000 habitants, cent fois moins qu'il y a sept siècles, six fois moins qu'aujourd'hui aux États-Unis, pourtant affectés depuis quelques décennies par une baisse notable en la matière.
  La violence physique sans suites fatales a aussi considérablement diminué dans notre univers. Le recours à la force pour régler des querelles se trouve littéralement invalidé, à la fois par l'état de droit et par le développement, depuis le XVIIe siècle, de puissantes autocontraintes réglant les relations avec autrui. La rupture des normes apparaît principalement à l'occasion de brutalités collatérales lors de vols et de cambriolages, ou sous la forme d'incivilités qui constituent un véritable langage symbolique de mise en cause des valeurs établies. Cette situation résulte du développement, génération après génération, d'un vigoureux processus de gestion de l'agressivité virile. Initialement imposé par les autorités pour tempérer les rapports humains dans les endroits ouverts très fréquentés et les tavernes, il s'est peu à peu généralisé. Les institutions de socialisation, telle l'Église, l'école ou l'armée, ont contribué à l'installer progressivement au cœur du foyer familial. Après les élites, très tôt enserrées dans un dense réseau de codes d'apaisement et de politesse, les couches inférieures l'ont graduellement accepté, les citadins ouvrant la marche, suivis par la paysannerie, enfin par les « classes dangereuses » ouvrières de l'époque industrielle. Or ce cheminement de la « civilisation des mœurs » touche en priorité les grands garçons et les hommes jeunes, ce qui n'a pas été assez souligné. Vers 1530, ils sont déjà la cible primordiale des prescriptions contenues dans les deux ouvrages fondateurs des nouveaux principes : La Civilité puérile d'Erasme et Le Courtisan de Castiglione. À Versailles, sous Louis XIV, la « curialisation des guerriers » - en d'autres termes l'obligation de réprimer toute ardeur belliqueuse en présence d'autres courtisans pour la réserver aux champs de bataille étrangers - s'applique davantage à eux. Car à la différence des plus anciens, leur impulsivité n'est pas domptée par la longue fréquentation d'un univers impitoyable où il faut en permanence éviter d'afficher ses émotions pour réussir.
 
Dans les sociétés rurales médiévales, la brutalité juvénile était pourtant considérée comme normale, voire encouragée. Elle permettait de former des individus capables de se défendre dans un environnement matériel et humain hostile. Elle les aidait également à supporter une très longue attente, au cours du long rite de passage préalable à l'obtention des droits complets de l'adulte marié. Dans ce cadre, leur agressivité, qui aurait pu se porter contre des pères rudes et exigeants, se trouvait détournée vers des pairs locaux et plus encore vers des rivaux, membres des bandes juvéniles des terroirs voisins. Elle fit cependant peu à peu l'objet d'un interdit majeur, relayé par la religion, la morale, l'éducation et la justice criminelle. La culture de la violence s'effaça lentement, plus difficilement dans certaines régions ou catégories de population que dans d'autres, pour finir par canaliser la puissance physique masculine et la mettre au service exclusif de l'État. Non sans laisser subsister des traces vives des pratiques antérieures, dont témoignent notamment le duel ou la vengeance clanique."

 

Robert Muchembled, Une histoire de la violence : De la fin du Moyen-Âge à nos jours, Seuil, 2008, p. 465-467.


 

  "Les attentats du Bataclan, de Nice, de Bruxelles, de Manchester et d'ail­leurs, les massacres perpétrés par Daesh, les milices soudanaises et syriennes, et bien d'autres encore, sont autant de tragiques déviations des comportements humains. À chaque instant, des actes d'une extrême violence sont commis quelque part sur la planète et sont relayés instantanément par les médias. Certes, la violence connaît épisodiquement une sinistre recrudescence dans certaines zones de conflits.
  Mais les faits sont là. Comme le démontre sans équivoque le travail magistral de Steven Pinker, la violence sous toutes ses formes, individuelles et collectives, n'a cessé de diminuer dans le monde au cours des siècles. Le taux d'homicide en Europe, par exemple, est passé de 100 par an pour 100000 habitants au XIVe siècle, à 10 au XVIIe siècle et à 1 de nos jours ! En France, il y a aujourd'hui deux fois moins de meurtres annuellement qu'il y a vingt ans.

  Cette conclusion est le fruit d'investigations de grande ampleur menées par de nombreuses équipes de chercheurs au cours des trente dernières années. Elle surprendra sans doute, tant elle va à l'encontre des idées reçues, des nouvelles catastrophistes dont nous abreuvent les médias et des propos alarmistes des démagogues qui souhaitent profiter de la peur qu'ils sèment dans l'opinion pour conquérir le pouvoir.
  Surfant sur la vague de la « vérité alternative », le triste personnage qui sévit momentanément outre-Atlantique à la tête d'une grande nation longtemps championne du « monde libre » a proclamé en février 2017 que les homicides avaient atteint leur plus haut niveau depuis quarante-sept ans aux États-Unis. Il a aussi reproché aux médias de n'en presque rien dire. Or s'ils n'en disent rien, c'est pour une bonne raison : selon les chiffres donnés par le FBI, en 2014 le taux d'homicide était à son niveau le plus bas depuis près de cinquante-cinq ans ! Il a même diminué de moitié depuis les années 1990. En 2016, on a observé une augmentation ponctuelle dans certaines villes – à Chicago notamment pour des raisons socioéconomiques –, mais cette augmentation n'a été que de 0,3 % par rapport à l'année précédente lorsque l'on considère l'ensemble du pays.
  Ce déclin de la violence concerne aussi la violence domestique, qui reste pourtant rune des formes de violence les plus répandues dans le monde. Aux États-Unis, par exemple, la maltraitance des enfants – violences physiques et abus sexuels – a diminué de moitié en vingt ans, tandis que la fréquence des viols a chuté de 85 % entre 1979 et 2006 (tout en restant un problème grave dans de nombreux pays).
  Du XVe au XVIIIe siècle, deux à trois guerres éclataient en Europe chaque année. Les chevaliers, comtes, ducs et princes ne cessaient de s'attaquer et de se venger des agressions passées en s'efforçant de ruiner leurs adversaires, en tuant et mutilant les paysans, en brûlant les villages et en détruisant les récoltes.
  Jusqu'au XVIIIe siècle, la torture était pratiquée ouvertement et ne semblait choquer personne. La pendaison, le supplice de la roue, l'empalement, l'écartè­lement par des chevaux et le supplice du bûcher étaient monnaie courante. Aux XVIe et XVIIe siècles, entre 60000 et 100000 personnes (dont 85 % de femmes) furent exécutées pour sorcellerie, généralement brûlées sur un bûcher après avoir confessé sous la torture les crimes les plus invraisemblables (comme d'avoir dévoré des bébés, provoqué des naufrages, ou s'être unies au démon). La dernière des « sorcières » à avoir été publiquement mises à mort en Europe fut Anna Gôldi, en 1782, dans le canton suisse de Glaris.
  L'esclavage, qui coûta la vie à des dizaines de millions d'Africains et d'habi­tants du Moyen-Orient, a été progressivement aboli. Aujourd'hui, dans la plupart des pays, les normes ont changé et vont dans le sens du respect de la vie, des droits de l'homme et de la justice.
  Pour se faire une idée juste de l'évolution de la violence dans le monde, il est donc indispensable, d'une part d'envisager l'évolution de la violence sur de longues périodes de temps et, d'autre part, de ne pas prendre en compte uniquement les événements ou conflits qui frappent le plus notre conscience, mais d'analyser le plus grand nombre possible de données."

 

Matthieu Ricard, préface au livre de Steven Pinker, La Part d'ange en nous, 2017, Les Arènes, p. IX-X.


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Date de création : 23/01/2024 @ 14:46
Dernière modification : 20/02/2024 @ 09:34
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