"L'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de luttes de classes.
Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurandes et compagnon, bref oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une lutte qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la disparition des deux classes en lutte.
Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une structuration achevée de la société en corps sociaux distincts, une hiérarchie extrêmement diversifiée des conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves ; au Moyen-Âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres, des compagnons, des serfs et, de plus, dans presque chacune de ces classes une nouvelle hiérarchie particulière.
La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de luttes à celles d'autrefois.
Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société entière se scinde de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes qui s'affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat[1].
[…] La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a détruit les relations féodales, patriarcales et idylliques[2]. Tous les liens variés qui unissent l'homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a supprimé la dignité de l'individu devenu simple valeur d'échange ; aux innombrables libertés[3] dûment garanties et si chèrement conquises, elle a substitué l'unique et impitoyable liberté de commerce. En un mot, à l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a substitué une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. […]
Nous assistons aujourd'hui à un processus analogue. Les rapports bourgeois de production et d'échange, de propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d'échange, ressemble au sorcier qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu'il a évoquées."
Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, 1848, chap. I, trad. Laura Lafargue revue par M. Kiitz, Librio, 1998, p. 26-27.
[1] Par bourgeoisie on entend la classe des capitalistes modernes qui possèdent les moyens sociaux de production et utilisent du travail salarié. Par prolétariat, la classe des ouvriers salariés modernes qui ne possèdent pas de moyens de production et en sont donc réduits à vendre leur force de travail pour pouvoir subsister. [Note de Engels.]
[2] Une idylle est un petit poème d'amour, tendre et naïf. Une représentation idyllique tend à ignorer naïvement les mauvais aspects d'une situation et à se la représenter comme sous l'effet d'un aveuglement amoureux.
[3] Attention, ce terme a ici, employé au pluriel, le sens qu'il avait au Moyen-Âge c'est-à-dire l'ensemble des franchises (exemption de certaines charges, de certaines taxes) et des immunités qui étaient données aux différentes corporations, villes, etc.
"En esquissant à grands traits les phases du développement du prolétariat, nous avons retracé l'histoire de la guerre civile, plus ou moins larvée, qui travaille la société actuelle jusqu'à l'heure où cette guerre éclate en révolution ouverte, et où le prolétariat fonde sa domination par le renversement violent de la bourgeoisie.
Toutes les sociétés antérieures, nous l'avons vu, ont reposé sur l'antagonisme de classes oppressives et de classes opprimées. Mais, pour opprimer une classe, il faut pouvoir lui garantir des conditions d'existence qui lui permettent, au moins, de vivre dans la servitude [et d'améliorer si possible son sort]. L'ouvrier moderne au contraire, loin de s'élever avec le progrès de l'industrie, descend toujours plus bas, au-dessous même des conditions de vie de sa propre classe. Le travailleur devient un pauvre, et le paupérisme s'accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il est donc manifeste que la bourgeoisie est incapable de remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante […]. La société ne peut plus vivre sous sa domination, ce qui revient à dire que l'existence de la bourgeoisie n'est plus compatible avec celle de la société.
L'existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour condition essentielle l'accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l'accroissement du Capital ; la condition d'existence du capital, c'est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l'industrie, […] [grâce à la concentration des prolétaires dans les usines favorise] leur union révolutionnaire par l'association. Ainsi, le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d'appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables."
Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, 1848, chap. I, trad. Laura Lafargue revue par M. Kiitz, Librio, 1998, p. 40-42.
"Les différentes méthodes d'accumulation primitive que l'ère capitaliste fait éclore se partagent d'abord, par ordre plus ou moins chronologique, le Portugal, l'Espagne, la Hollande, la France et l'Angleterre, jusqu'à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du dix-septième siècle, dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste. Quelques-unes de ces méthodes reposent sur l'emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l'État, la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l'ordre économique féodal à l'ordre économique capitaliste et d'abréger les phases de transition. Et, en effet, la violence [Gewalt] est l'accoucheuse de toute vieille société grosse d'une société nouvelle. Elle est elle-même une potentialité économique [ökonomische Potenz]."
Karl Marx, Le Capital, 1867, Livre 1er, 8e section, chapitre 31, tr. fr. Joseph Roy, revue, Maurice Lachâtre, 1872, p. 336.
"Admettons pour un instant que M. Dühring ait raison de dire que toute l'histoire jusqu'à ce jour peut se ramener à l'asservissement de l'homme par l'homme ; nous sommes encore loin pour autant d'avoir touché au fond du problème. Car on demande de prime abord : comment Robinson a-t-il pu en arriver à asservir Vendredi ? Pour son simple plaisir ? Absolument Pas. Nous voyons au contraire que Vendredi « est enrôlé de force dans le service économique comme esclave ou simple instrument et qu'il n'est d'ailleurs entretenu que comme instrument. »
Robinson a seulement asservi Vendredi pour que Vendredi travaille au profit de Robinson. Et comment Robinson peut-il tirer profit pour lui-même du travail de Vendredi ? Uniquement du fait que Vendredi produit par son travail plus de moyens de subsistance que Robinson n'est forcé de lui en donner pour qu'il reste capable de travailler. Donc, contrairement aux instructions expresses de M. Dühring, Robinson n' « a pas pris le groupement politique » qu'établissait l'asservissement de Vendredi « en lui-même comme point de départ, mais l'a traité exclusivement comme un moyen pour des fins alimentaires ». - A lui maintenant de s'arranger avec son maître et seigneur M. Dühring.
Ainsi l'exemple puéril que M. Dühring a inventé de son propre fonds pour prouver que la violence est « élément historique fondamental », prouve que la violence n'est que le moyen, tandis que l'avantage économique est le but. Et dans la mesure où le but est « plus fondamental » que le moyen employé pour y parvenir, dans la même mesure le côté économique du rapport est plus fondamental dans l'histoire que le côté politique. L'exemple prouve donc exactement le contraire de ce qu'il doit prouver. Et ce qui se passe pour Robinson et Vendredi, se passe de même pour tous les cas de domination et de servitude qui se sont produits jusqu'ici. L'oppression a toujours été, pour employer l'élégante expression de M. Dühring, « un moyen pour des fins alimentaires » (ces fins alimentaires étant prises dans le sens le plus large), mais jamais ni nulle part un groupement politique introduit « pour lui-même ». Il faut être M. Dühring pour pouvoir s'imaginer que les impôts ne sont dans l'État que « des effets de second ordre » ou que le groupement politique d'aujourd'hui en bourgeoisie dominante et en prolétariat dominé existe « pour lui-même », et non pour « les fins alimentaires » des bourgeois régnants, c'est-à-dire pour le profit et l'accumulation du capital.
Cependant, retournons à nos deux bonshommes. Robinson, « l'épée à la main », fait de Vendredi son esclave. Mais pour y parvenir, Robinson a besoin d'autre chose encore que de l'épée. Un esclave ne fait pas l'affaire de tout le monde. Pour pouvoir en utiliser un, il faut disposer de deux choses : d'abord des outils et des objets nécessaires au travail de l'esclave et, deuxièmement, des moyens de l'entretenir petitement. Donc, avant que l'esclavage soit possible, il faut déjà qu'un certain niveau dans la production ait été atteint et qu'un certain degré d'inégalité soit intervenu dans la répartition. Et pour que le travail servile devienne le mode de production dominant de toute une société, on a besoin d'un accroissement bien plus considérable encore de la production, du commerce et de l'accumulation de richesse. Dans les antiques communautés naturelles à propriété collective du sol, ou bien l'esclavage ne se présente pas, ou bien il ne joue qu'un rôle très subordonné. De même, dans la Rome primitive, cité paysanne ; par contre, lorsque Rome devint « cité universelle » et que la propriété foncière italique passa de plus en plus aux mains d'une classe peu nombreuse de propriétaires extrêmement riches, la population paysanne fut évincée par une population d'esclaves. Si à l'époque des guerres médiques, le nombre des esclaves s'élevait à Corinthe à 460.000 et à Egine à 470.000, et si leur proportion était de dix par tête d'habitant libre, il fallait pour cela quelque chose de plus que de la « violence », à savoir une industrie d'art et un artisanat très développés et un commerce étendu. L'esclavage aux États-Unis d'Amérique reposait beaucoup moins sur la violence que sur l'industrie anglaise du coton ; dans les régions où ne poussait pas de coton ou qui ne pratiquaient pas, comme les États limitrophes, l'élevage des esclaves pour les États cotonniers, il s'est éteint de lui-même, sans qu'on eût à utiliser la violence, simplement parce qu'il ne payait pas.
Si donc M. Dühring appelle la propriété actuelle une propriété fondée sur la violence et qu'il la qualifie de « forme de domination qui n'a peut-être pas seulement pour base l'exclusion du prochain de l'usage des moyens naturels d'existence, mais aussi, ce qui veut dire encore beaucoup plus, l'assujettissement de l'homme à un service d'esclave », - il fait tenir tout le rapport sur la tête. L'assujettissement de l'homme à un service d'esclave, sous toutes ses formes, suppose, chez celui qui assujettit, la disposition des moyens de travail sans lesquels il ne pourrait pas utiliser l'homme asservi, et en outre, dans l'esclavage, la disposition des moyens de subsistance sans lesquels il ne pourrait pas conserver l'esclave en vie, Déjà, par conséquent, dans tous les cas, la possession d'une certaine fortune dépassant la moyenne. Comment celle-ci est-elle née ? En toute hypothèse, il est clair qu'elle peut avoir été volée, c'est-à-dire reposer sur la violence, mais que ce n'est nullement nécessaire. Elle peut être gagnée par le travail, par le vol, par le commerce, par l'escroquerie. Il faut même qu'elle ait été gagnée par le travail avant de pouvoir être volée."
Friedrich Engels, Anti-Dühring, 1878, chapitre 2, tr. fr. E. Bottigelli, in Le Rôle de la violence dans l'histoire, Éditions sociales, 1968, p. 9-11.
"Considérons cependant d'un peu plus près cette « violence » toute-puissante de M. Dühring. Robinson asservit Vendredi « l'épée à la main ». Où a-t-il pris l'épée ? Même dans les îles imaginaires des robinsonnades, les épées, jusqu'ici, ne poussent pas sur les arbres et M. Dühring laisse cette question sans réponse. De même que Robinson a pu se procurer une épée, nous pouvons tout aussi bien admettre que Vendredi apparaît un beau matin avec un revolver chargé à la main, et alors tout le rapport de « violence » se renverse : Vendredi commande et Robinson est forcé de trimer. [...] Donc, le revolver triomphe de l'épée et même l'amateur d'axiomes le plus puéril concevra sans doute que la violence n'est pas un simple acte de volonté, mais exige pour sa mise en œuvre des conditions préalables très réelles, notamment des instruments, dont le plus parfait l'emporte sur le moins parfait ; qu'en outre ces instruments doivent être produits, ce qui signifie aussi que le producteur d'instruments de violence plus parfaits, grossièrement parlant des armes, l'emporte sur le producteur des moins parfaits et qu'en un mot la victoire de la violence repose sur la production d'armes, et celle-ci à son tour sur la production en général, donc... sur la « puissance économique », sur l' « état économique », sur les moyens matériels qui sont à la disposition de la violence."
Friedrich Engels, Anti-Dühring, 1878, chapitre 2, in Le Rôle de la violence dans l'histoire, Éditions sociales, 1968, p. 15-16.
"Le rôle que joue la violence dans l'histoire vis-à-vis de l'évolution économique est donc clair. D'abord, toute violence politique repose primitivement sur une fonction économique de caractère social et s'accroît dans la mesure où la dissolution des communautés primitives métamorphose les membres de la société en producteurs privés, les rend donc plus étrangers encore aux administrateurs des fonctions sociales communes. Deuxièmement, après s'être rendue indépendante vis-à-vis de la société, après être devenue, de servante, maîtresse, la violence politique normale. Dans ce cas, il n'y a pas de conflit entre les deux, l'évolution économique est accélérée. Ou bien, la violence agit contre l'évolution économique, et dans ce cas, à quelques exceptions près, elle succombe régulièrement au développement économique. Ces quelques exceptions sont des cas isolés de conquêtes, où les conquérants plus barbares ont exterminé ou chassé la population d'un pays et dévasté ou laissé perdre les forces productives dont ils ne savaient que faire. Ainsi firent les chrétiens dans l'Espagne mauresque pour la majeure partie des ouvrages d'irrigation, sur lesquels avaient reposé l'agriculture et l'horticulture hautement développées des Maures. Toute conquête par un peuple plus grossier trouble évidemment le développement économique et anéantit de nombreuses forces productives. Mais dans l'énorme majorité des cas de conquête durable, le conquérant plus grossier est forcé de s'adapter à l'« état économique » plus élevé tel qu'il ressort de la conquête ; il est assimilé par le peuple conquis et obligé même, la plupart du temps, d'adopter sa langue. Mais là où dans un pays, — abstraction faite des cas de conquête, — la violence intérieure de l'État entre en opposition avec son évolution économique, comme cela s'est produit jusqu'ici à un certain stade pour presque tout pouvoir politique, la lutte s'est chaque fois terminée par le renversement du pouvoir politique. Sans exception et sans pitié, l'évolution économique s'et ouvert la voie, — nous avons déjà mentionné le dernier exemple des plus frappants : la grande Révolution française."
Friedrich Engels, Anti-Dühring, 1878, chapitre 4, tr. fr. E. Bottigelli, in Le Rôle de la violence dans l'histoire, Éditions sociales, 1968, p. 34-35.
"[Les violences] ne peuvent avoir de valeur historique que si elles sont l'« expression brutale et claire de la lutte de classe » : il ne faut pas que la bourgeoisie puisse s'imaginer qu'avec de l'habileté, de la science sociale ou de grands sentiments, elle pourrait trouver meilleur accueil auprès du prolétariat.
Le jour où les patrons s'apercevront qu'ils n'ont rien à gagner par les œuvres de paix sociale ou par la démocratie, ils comprendront qu'ils ont été mal conseillés par les gens qui leur ont persuadé d'abandonner leur métier de créateurs de forces productives pour la noble profession d'éducateurs du prolétariat. Alors il y a quelque chance pour qu'ils retrouvent une partie de leur énergie et que l'économie modérée ou conservatrice leur apparaisse aussi absurde qu'elle apparaissait à Marx. En tout cas la séparation des classes étant mieux accusée, le mouvement aura des chances de se produire avec plus de régularité qu'aujourd'hui.
Les deux classes antagonistes agissent donc l'une sur l'autre, d'une manière en partie indirecte, mais décisive. Le capitalisme pousse le prolétariat à la révolte parce que, dans la vie journalière, les patrons usent de leur force dans un sens contraire au désir de leurs ouvriers ; mais cette révolte ne détermine pas entièrement l'avenir du prolétariat ; celui-ci s'organise sous l'influence d'autres causes et le socialisme, lui inculquant l'idée révolutionnaire, le prépare à supprimer la classe ennemie. La force capitaliste est à la base de tout ce processus, et elle agit d'une manière impérieuse. Marx supposait que la bourgeoisie n'avait pas besoin d'être excitée à employer la force ; nous sommes en présence d'un fait nouveau et fort imprévu : une bourgeoisie qui cherche à atténuer sa force. Faut-il croire que la conception marxiste est morte ? Nullement, car la violence prolétarienne entre en scène en même temps que la paix sociale prétend apaiser les conflits ; la violence prolétarienne enferme les patrons dans leur rôle de producteurs et tend à restaurer la structure des classes au fur et à mesure que celles-ci semblaient se mêler dans un marais démocratique.
Non seulement la violence prolétarienne peut assurer la révolution future, mais encore elle semble être le seul moyen dont disposent les nations européennes, abruties par l'humanitarisme, pour retrouver leur ancienne énergie. Cette violence force le capitalisme à se préoccuper uniquement de son rôle matériel et tend à lui rendre les qualités belliqueuses qu'il possédait autrefois. Une classe ouvrière grandissante et solidement organisée peut forcer la classe capitaliste à demeurer ardente dans la lutte industrielle ; en face d'une bourgeoisie affamée de conquêtes et riche, si un prolétariat uni et révolutionnaire se dresse, la société capitaliste atteindra sa perfection historique."
Georges Sorel, Réflexions sur la violence, 1908, chapitre II, II, Éditions du Trident, 1987, p. 71-72.
"Le danger qui menace l'avenir du monde peut être écarté si le prolétariat s'attache avec obstination aux idées révolutionnaires, de manière à réaliser, autant que possible, la conception de Marx. Tout peut être sauvé si, par la violence, il parvient à reconsolider la division en classes et à rendre à la bourgeoisie quelque chose de son énergie ; c'est là le grand but vers lequel doit être dirigée toute la pensée des hommes qui ne sont pas hypnotisés par les événements du jour, mais qui songent aux conditions du lendemain. La violence prolétarienne, exercée comme une manifestation pure et simple du sentiment de lutte de classe, apparaît ainsi comme une chose très belle et très héroïque ; elle est au service des intérêts primordiaux de la civilisation ; elle n'est peut-être pas la méthode la plus appropriée pour obtenir des avantages matériels immédiats, mais elle peut sauver le monde de la barbarie."
Georges Sorel, Réflexions sur la violence, 1908, chapitre II, III, Éditions du Trident, 1987, p. 77.
"Aujourd'hui, je n'hésite pas à déclarer que le socialisme ne saurait subsister sans une apologie de la violence.
C'est dans les grèves que le prolétariat affirme son existence. Je ne puis me résoudre à voir dans les grèves quelque chose d'analogue à une rupture temporaire de relations commerciales qui se produirait entre un épicier et son fournisseur de pruneaux, parce qu'ils ne pourraient s'entendre sur les prix. La grève est un phénomène de guerre ; c'est donc commettre un gros mensonge que dire que la violence est un accident appelé à disparaître des grèves.
La révolution sociale est une extension de cette guerre dont chaque grande grève constitue un épisode ; c'est pourquoi les syndicalistes parlent de cette révolution en langage de grèves ; le socialisme se réduit pour eux à l'idée, à l'attente, à la réparation de la grève générale, qui, semblable à la bataille napoléonienne, supprimerait tout un régime condamné.
Une telle conception ne comporte aucune de ces exégèses subtiles dans lesquelles excelle Jaurès. Il s'agit d'un bouleversement au cours duquel patrons et État seraient mis dehors par les producteurs organisés. Nos Intellectuels, qui espèrent obtenir de la démocratie les premières places, seraient renvoyés à leur littérature ; les socialistes parlementaires, qui trouvent dans l'organisation créée par la bourgeoisie les moyens d'exercer une certaine part de pouvoir, deviendraient inutiles.
Le rapprochement qui s'établit entre les grèves violentes et la guerre est fécond en conséquences. Nul ne doute (sauf d'Estournelles de Constant), que la guerre n'ait fourni aux républiques antiques les idées qui forment l'ornement de notre culture moderne. La guerre sociale, à laquelle le prolétariat ne cesse de se préparer dans les syndicats, peut engendrer les éléments d'une civilisation nouvelle, propre à un peuple de producteurs. Je ne cesse d'appeler l'attention de mes jeunes amis sur les problèmes que présente le socialisme considéré au point de vue d'une civilisation de producteurs ; je constate qu'il s'élabore aujourd'hui une philosophie suivant ce plan qu'on soupçonnait à peine il y a quelques années ; cette philosophie est étroitement liée à l'apologie de la violence.
Je n'ai jamais eu pour la haine créatrice l'admiration que lui a vouée Jaurès ; je ne ressens point pour les guillotineurs les mêmes indulgences que lui; j'ai horreur de toute mesure qui frappe le vaincu sous un déguisement judiciaire. La guerre faite au grand jour, sans aucune atténuation hypocrite, en vue de la ruine d'un ennemi irréconciliable, exclut toutes les abominations qui ont déshonoré la révolution bourgeoise du dix-huitième siècle. L'apologie de la violence est ici particulièrement facile.
Il ne servirait pas à grand'chose d'expliquer aux pauvres qu'ils ont tort de ressentir contre leurs maîtres des sentiments de jalousie et de vengeance ; ces sentiments sont trop dominateurs pour qu'ils puissent être comprimés par des exhortations; c'est sur leur généralité que la démocratie fonde surtout sa force. La guerre sociale, en faisant appel à l'honneur qui se développe si naturellement dans toute armée organisée, peut éliminer les vilains sentiments contre lesquels la morale serait demeurée impuissante. Quand il n'y aurait que cette raison pour attribuer au syndicalisme révolutionnaire une haute valeur civilisatrice, cette raison me paraîtrait bien décisive en faveur des apologistes de la violence.
L'idée de la grève générale, engendrée par la pratique des grèves violentes, comporte la conception d'un bouleversement irréformable. Il y a là quelque chose d'effrayant - qui apparaîtra d'autant plus effrayant que la violence aura pris une plus grande place dans l'esprit des prolétaires. Mais, en entreprenant une oeuvre grave, redoutable et sublime, les socialistes s'élèvent au-dessus de notre société légère et se rendent dignes d'enseigner au monde les voies nouvelles."
Georges Sorel, Réflexions sur la violence, 1908, Appendice II, Éditions du Trident, 1987, p. 235-236.
"Ou bien on veut faire quelque chose, mais c'est à condition d'user de la violence, — ou bien on respecte la liberté formelle, on renonce à la violence, mais on ne peut le faire qu'en renonçant au socialisme et à la société sans classe, c'est-à-dire en consolidant le règne du « quaker hypocrite ». La révolution assume et dirige une violence que la société bourgeoise tolère dans le chômage et dans la guerre et camoufle sous le nom de fatalité. Mais toutes les révolutions réunies n'ont pas versé plus de sang que les empires. Il n'y a que des violences, et la violence révolutionnaire doit être préférée parce qu'elle a un avenir d'humanisme. — Pourtant qu'importe l'avenir delà révolution si son présent demeure sous la loi de la violence ? Même si elle produit dans la suite une société sans violence, à l'égard de ceux qu'elle écrase aujourd'hui et dont chacun est comme un monde pour soi, elle est mal absolu. Même si ceux qui vivront l'avenir peuvent un jour parler de succès, ceux qui vivent le présent et ne peuvent l' « enjamber » n'ont à constater qu'un échec. La violence révolutionnaire ne se distingue pas pour nous des autres violences et la vie sociale ne comporte que des échecs. — L'argument et la conclusion seraient valables si l'histoire était la simple rencontre et la succession discontinue d'individus absolument autonomes, sans racines, sans postérité, sans échange. Alors le bien des uns ne pourrait racheter le mal des autres et chaque conscience étant totalité à elle seule, la violence faite à une seule conscience suffirait, comme le pensait Péguy, à faire de la société une société maudite. Il n'y aurait pas de sens à préférer un régime qui emploie la violence à des fins humanistes, puisque, du point de vue de la conscience qui la subit, la violence est absolument inacceptable, étant ce qui la nie, et que, dans une telle philosophie, il n'y aurait pas d'autre point de vue que celui de la conscience de soi, le monde et l'histoire seraient la somme de ces points de vue. Mais tels sont justement les postulats que le marxisme remet en question, en introduisant, après Hegel, la perspective d'une conscience sur l'autre. Ce que nous trouvons dans la vie privée du couple, ou dans une société d'amis, ou, à plus forte raison, dans l'histoire, ce ne sont pas des « consciences de soi » juxtaposées. Je ne rencontre jamais face à face la conscience d'autrui comme il ne rencontre jamais la mienne. Je ne suis pas pour lui et il n'est pas pour moi pure existence pour soi. Nous sommes l'un pour l'autre des êtres situés, définis par un certain type de relation avec les hommes et avec le monde, par une certaine activité, une certaine manière de traiter autrui et la nature. Certes, une conscience pure serait dans un tel état d'innocence originelle que la violence qu'on lui ferait serait irréparable. Mais d'abord une conscience pure est hors de mes prises, je ne saurais lui faire violence, même si je torture son corps. Le problème de la violence ne se pose donc pas à son égard. Il ne se pose qu'à l'égard d'une conscience originellement engagée dans le monde, c'est-à-dire dans la violence, et ne se résout donc qu'au-delà de l'utopie. Il n'y a pour nous que des consciences situées qui se confondent elles-mêmes avec la situation qu'elles assument et ne sauraient se plaindre qu'on les confonde avec elle et qu'on néglige l'innocence incorruptible du for intérieur. Quand on dit qu'il y a une histoire, on veut justement dire que chacun dans ce qu'il fait n'agit pas seulement en son nom, ne dispose pas seulement de soi, mais engage les autres et dispose d'eux, de sorte que, dès que nous vivons, nous perdons l'alibi des bonnes intentions, nous sommes ce que nous faisons aux autres, nous renonçons au droit d'être respectés comme belles âmes. Respecter celui qui ne respecte pas les autres, c'est finalement les mépriser, s'abstenir de violence envers les violents, c'est se faire leur complice. Nous n'avons pas le choix entre la pureté et la violence, mais entre différentes sortes de violence. La violence est notre lot en tant que nous sommes incarnés. Il n'y a pas même de persuasion sans séduction, c'est-à-dire, en dernière analyse, sans mépris. La violence est la situation de départ commune à tous les régimes. La vie, la discussion et le choix politique n'ont lieu que sur ce fond. Ce qui compte et dont il faut discuter, ce n'est pas la violence, c'est son sens ou son avenir. C'est la loi de l'action humaine d'enjamber le présent vers l'avenir et le moi vers autrui. […] dans l'histoire collective les atomes spirituels traînent après eux leur rôle historique, ils sont reliés entre eux par les fils de leurs actions, davantage : ils se confondent avec la totalité des actions, délibérées ou non, qu'ils exercent sur les autres et sur le monde, il y a, non pas une pluralité de sujets, mais une intersubjectivité, et c'est pourquoi il y a une commune mesure du mal que l'on fait aux uns et du bien qu'on en tire pour les autres. Si l'on condamne toute violence, on se place hors du domaine où il y a justice et injustice, on maudit le monde et l'humanité, — malédiction hypocrite, puisque celui qui la prononce, du moment qu'il a déjà vécu, a déjà accepté la règle du jeu. Entre les hommes considérés comme consciences pures, il n'y aurait en effet pas de raison de choisir. Mais entre les hommes considérés comme titulaires de situations qui composent ensemble une seule situation commune, il est inévitable que l'on choisisse, — il est permis de sacrifier ceux qui, selon la logique de leur situation, sont une menace et de préférer ceux qui sont une promesse d'humanité. C'est ce que fait le marxisme quand il établit sa politique sur une analyse de la situation prolétarienne."
Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste, 1948, 2e partie, chapitre I, Gallimard idées, 1980, p. 210-214.
"Tous les régimes sont criminels, […] le libéralisme occidental est assis sur le travail forcé des colonies et sur vingt guerres, que la mort d'un noir lynché en Louisiane, celle d'un indigène en Indonésie, en Algérie ou en Indochine est, devant la morale, aussi peu pardonnable que celle de Roubachov, que le communisme n'invente pas la violence, qu'il la trouve établie, que la question pour le moment n'est pas de savoir si l'on accepte ou refuse la violence, mais si la violence avec laquelle on pactise est « progressive » et tend à se supprimer ou si elle tend à se perpétuer, et qu'enfin, pour en décider, il faut situer le crime dans la logique d'une situation, dans la dynamique d'un régime, dans la totalité historique à laquelle il appartient, au lieu de le juger en soi, selon la morale qu'on appelle à tort « morale pure »."
Maurice Merleau-Ponty, "Note sur Machiavel", in Signes, Gallimard, 1960, p. 211.
"S'il est sûr que le royaume arrivera, qu'importent les années ? La souffrance n'est jamais provisoire pour celui qui ne croit pas à l'avenir. Mais cent années de douleur sont fugitives au regard de celui qui affirme, pour la cent unième année, la cité définitive. De toute manière, la classe bourgeoise disparue, le prolétaire établit le règne de l'homme universel au sommet de la production, par la logique même du développement productif. Qu'importe que cela soit la dictature par la violence ? Dans cette Jérusalem bruissante de machines merveilleuses, qui se souviendra encore du cri de l'égorgé ? L'âge d'or renvoyé au bout de l'histoire et coïncidant, par un double attrait, avec une apocalypse, justifie donc tout."
Albert Camus, L'Homme révolté, Œuvres complètes, Gallimard, 2006, t. III, p. 239.
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