"Voilà toute la portée des mots : à mettre les choses au mieux, ils ne font que nous avertir pour que nous cherchions les choses, ils ne nous les présentent pas pour que nous les connaissions. Celui-là, en revanche, m'enseigne quelque chose, qui me présente ce que je veux connaître soit aux yeux ou à quelque autre sens corporel, soit à l'esprit lui-même.
Par les mots donc nous n'apprenons que des mots, moins que cela : le son et le bruit des mots ; car si les sons qui ne sont pas des signes ne peuvent être des mots, même à entendre un mot, je ne sais que c'est un mot que lorsque je sais ce qu'il signifie. C'est donc la connaissance des choses qui achève aussi la connaissance des mots ; mais à entendre des mots, on n'apprend même pas des mots, car nous n'apprenons pas les mots que nous savons ; et ceux que nous apprenons, nous ne pouvons affirmer que nous les avons appris qu'après en avoir saisi la signification, ce qui résulte non pas de l'audition des sons de voix, mais de la connaissance des choses signifiées.
C'est un raisonnement très vrai et il est très vrai de dire que, lorsque des mots sont proférés, ou bien nous savons ce qu'ils signifient, ou bien nous ne le savons pas ; si nous le savons, nous nous le rappelons plutôt que nous ne l'apprenons ; si nous ne le savons pas, nous ne nous le rappelons même pas, mais peut-être sommes nous avertis pour le rechercher."
Augustin, Le Maître (De Magistro), XI, 36, trad. Goulven Madec, 3e édition bilingue 1976 chez Desclée de Brouwer, p. 133-135.
"J'ai fait cent fois cette réflexion en écrivant qu'il est impossible dans un long ouvrage de donner toujours le même sens aux mêmes mots. Il n'y a point de langue assez riche pour fournir autant de termes, de tours et de phrases que nos idées peuvent avoir de modifications. La méthode de définir tous les termes et de substituer sans cesse la définition à la place du défini est belle mais impraticable, car comment éviter le cercle ? Les définitions pourraient être bonnes si l'on employait pas des mots pour les faire. Malgré cela, je suis persuadé qu'on peut être clair, même dans la pauvreté de notre langue ; non pas en donnant toujours les mêmes acceptions aux mêmes mots, mais en faisant en sorte, autant de fois qu'on emploie chaque mot, que l'acception qu'on lui donne soit suffisamment déterminée par les idées qui s'y rapportent, et, que chaque période où ce mot se trouve lui serve, pour ainsi dire de définition."
Rousseau, L'Émile, 1762, livre II,à propos du raisonnement chez l'enfant (p.181 dans l'édition Folio).
"[. ..] En général, nous n'utilisons pas le langage en suivant des règles strictes - il ne nous a pas été enseigné au moyen de règles strictes. Nous, pourtant, dans nos discussions, comparons constamment le langage avec un calcul qui procède selon des règles exactes.
Il s'agit d'une manière très unilatérale de considérer le langage. En pratique nous utilisons très rarement le langage comme un calcul de ce genre. En effet, non seulement nous ne pensons pas aux règles d'usage - aux définitions, etc.- lorsque nous utilisons le langage, mais lorsqu'on nous demande d'exposer de telles règles, dans la plupart des cas nous sommes incapables de le faire. Nous sommes incapables de circonscrire clairement les concepts que nous utilisons ; non parce que nous ne connaissons pas leur vraie définition, mais parce qu'ils n'ont pas de vraie « définition ». Supposer qu'il y en a nécessairement serait comme supposer que, à chaque fois que des enfants jouent avec un ballon, ils jouent en respectant des règles strictes. On trouve dans les sciences et en mathématiques ce que nous avons à l'esprit quand nous parlons du langage comme d'un symbolisme utilisé dans un calcul exact. Notre utilisation ordinaire du langage ne respecte cette norme d'exactitude que dans de rares cas. Mais alors, pourquoi comparons-nous constamment, quand nous philosophons, notre utilisation des mots avec une utilisation qui suit des règles exactes ? La réponse est que les énigmes que nous essayons d'éliminer surgissent toujours de cette attitude-là par rapport au langage.
À titre d'exemple, considérez la question " Qu'est-ce que le temps ? " comme saint Augustin et d'autres l'ont posée. À première vue, ce que cette question demande, c'est une définition, mais alors la question suivante se pose immédiatement: "Qu'avons-nous à gagner par une définition, puisqu'elle ne peut nous conduire qu'à d'autres termes indéfinis ?" Et pourquoi faut-il que seule l'absence d'une définition du temps nous rende perplexes, et non l'absence d'une définition de « chaise » ? Pourquoi ne serions-nous pas perplexes à chaque fois que nous n'avons pas de définition ? Cela dit, une définition clarifie souvent la grammaire d'un mot. Et de fait, c'est la grammaire du mot « temps » qui nous rend perplexes. Nous n'exprimons rien d'autre que cette perplexité quand nous posons une question légèrement trompeuse, à savoir: « Qu'est-ce que...? » Cette question témoigne d'une obscurité, d'un inconfort mental ; et elle est comparable à la question « Pourquoi ? » telle que les enfants la posent si souvent. Cela aussi est l'expression d'un inconfort mental, et cela n'appelle pas nécessairement en réponse une cause, ni une raison."
Ludwig Wittgenstein, Le Cahier bleu, [25-26], trad. M. Goldberg et J. Sackur, Gallimard, p. 67-69.
"Partout où le langage est le principal moyen de communication - et tout particulièrement quand il est marqué par l'influence rigoureuse du texte imprimé - il aboutit inévitablement à l'expression d'une idée, d'un fait, d'une affirmation. L'idée peut être banale, le fait mal approprié, l'affirmation fausse, mais quand le langage est l'instrument qui guide la pensée il ne peut échapper à la signification. Bien que certains y réussissent parfois, il est extrêmement difficile de ne rien dire quand on emploie une phrase écrite en anglais. À quoi d'autre est bon un exposé ? Les mots n'ont guère d'autre qualité que celle d'être porteurs de signification."
Neil Postman, Se distraire à en mourir, 1985, tr. fr. Thérésa de Chérisey, Nova Éditions, 2010, p. 83.