"Les chefs, souvent bons, humains, outre le profit qu'ils y trouvent, sont capables de participer à de pareils actes [violents] parce que leur participation est limitée à l'instigation, aux décisions, aux ordres. Le plus souvent ils ne voient même pas comment se commettent toutes les atrocités provoquées ou ordonnées par eux. Mais les malheureux des classes inférieures, qui, sans le moindre profit – au contraire ils sont méprisés – arrachent de leurs propres mains des hommes à leurs familles, qui les garrottent, les emprisonnent, les déportent, les gardent, les fusillent, pourquoi le font-ils ?
Toute violence, c'est grâce à eux qu'on peut la commettre. Sans eux, aucun de ces hommes qui signent des arrêts de mort, d'emprisonnement et de bagne perpétuel, ne se serait jamais décidé à pendre, à emprisonner, à martyriser lui-même la millième partie de ceux que, de son cabinet, il a si tranquillement fait pendre et martyriser, uniquement parce qu'il ne le voit pas, qu'il ne le fait pas lui-même, mais qu'il le fait faire au loin par ses exécuteurs dociles.
Toutes ces injustices et cruautés ne sont devenues habituelles que parce qu'il existe des gens toujours prêts à les commettre servilement car, s'ils n'existaient pas, ceux qui donnent les ordres n'auraient jamais osé même rêver ce qu'ils ordonnent avec une si grande assurance, et personne n'oserait affirmer, comme aujourd'hui tous les propriétaires oisifs, que la terre qui entoure les paysans misérables est la propriété d'un homme qui ne la travaille pas, et que les réserves de blé escroquées aux cultivateurs doivent être gardées intactes au milieu d'une population affamée, parce que les négociants doivent y trouver un bénéfice.
Si ces exécuteurs n'existaient pas, il ne serait jamais venu au propriétaire l'idée de prendre aux moujiks la forêt qu'ils ont soignée, ni aux fonctionnaires celle de considérer comme légitimes leurs traitements pris au peuple affamé et qu'ils gagnent en opprimant ce peuple ou en poursuivant des gens parce qu'ils réfutent le mensonge et prêchent la vérité.
Toutes ces actions comme celles de tous les tyrans, depuis Napoléon jusqu'au dernier commandant de compagnie qui tire dans la foule, ne s'expliquent que parce qu'ils sont enivrés par la puissance que leur donne la soumission des hommes prêts à accomplir tous leurs ordres et qu'ils sentent derrière eux. Toute la force réside donc dans les hommes qui accomplissent de leurs mains les actes de violence, dans les hommes qui servent dans la police, dans l'armée, surtout dans l'année, car la police n'agit que lorsqu'elle sent l'armée derrière elle."
Léon Tolstoï, Le Salut est en vous, 1893, chapitre IX, tr. fr. Ély Halpérine-Kaminsky, in Inutilité de la violence, Petite Bibliothèque Payot, 2022, p. 108-110.
"Le cruel est toujours un « tyran », quels que soient le territoire et le nom de cette tyrannie, ainsi que son aspect provisoire ou « éternel » : la tyrannie s'impose toujours « pour l'éternité ». Le cruel se situe nécessairement du bon côté en termes de pouvoir, alors que le violent peut être le dominé démuni ; ce dernier ne devient cruel que contre plus faible que lui, sa femme ou ses enfants. Le « bizuteur », le groupe de violeurs toujours plus forts, les miliciens fascistes, le despote seront plus à même de mettre en œuvre une conduite de cruauté parce qu'ils sont les plus forts en termes de pouvoir et de savoir : les blagues cruelles contre le « nouveau », le « crétin » dont on se moque, jouent sur cet avantage que donne la connaissance du jeu et du contexte, celle qui double l'habileté d'un « homme averti », Plus le pouvoir s'accroît, plus la probabilité des « excès » de ceux qui l'exercent est forte. Nous sommes en face d'un schéma classique […] : la définition morale du tyran est liée à son usage de la cruauté. A contrario, l'innocence absolue de l'enfant, la fragilité d'une très jeune fille, la dépendance du démuni, la faiblesse du vieillard, du clochard ivre, etc., qui sont précisément des arguments de protection dans une interaction « civilisée », tentent le cruel par le spectacle même de cette innocence, de cette fragilité. La facilité du crime qui arrête le violent pressé et honnête excite le cruel. Chalamov cite ce « truand », ce seigneur cruel de l'espace concentrationnaire du communisme soviétique qui, courant le long d'une file d'hommes qui attendent, plante son couteau dans la fesse de l'un d'entre eux, en passant, comme cela : c'était trop facile, trop tentant, cette rondeur stupide, innocente, non protégée. Quand cette facilité est augmentée par la certitude de l'impunité, elle devient irrésistible pour le cruel. Il n'y a pas d'ivresse ici, juste un geste gratuit, injuste, « fou », sans risque.
La problématique de l'impunité est centrale dans la question de la cruauté, elle est liée à la position de domination nécessaire à son accomplissement. Lorsque le cruel n'est plus dominant, on ne le perçoit plus comme cruel, mais comme « brave type » qui ne peut avoir « fait cela ». L'étonnement du public français devant le spectacle incroyable de ce vieux couple des Ceaucescu, accusés d'un procès ignoble l'hiver 1989-1990, tenait au fait qu'il était difficile de voir ces deux pauvres vieux sur un banc comme des tyrans. Il semble impossible de percevoir la cruauté d'une personne en dehors d'un contexte de domination physique, donc de majesté politique (ou l'inverse).
Le cruel est nécessairement du côté du plus fort, quelle que soit la définition de sa force, à tel point que s'il bascule du côté du faible nous ne pouvons plus lire la cruauté sur son visage. Lorsque le bourreau coupable de génocide vieillit en prison, où il se mouche en se grattant la tête, nous ne pouvons plus le percevoir comme cruel sans un effort d'imagination rétrospective. L'être humain, sa trop humaine identité corporelle triviale et donc d'une certaine façon sacrée, lorsqu'il a mal au dos ou qu'il dévore du chocolat, ne peut être perçu comme cruel. Comme si la figure du méchant reconnaissable ne possédait qu'un registre étroit d'expressions, sourire sardonique, œil venimeux, et que l'exercice de sa cruauté ne requérait que la facilité de son exécution, que lui donne l'occasion ou un pouvoir. Sa position dominante nécessaire à ses exploits met à distance l'autre. Inversement, toute distance sociale peut être interprétée en termes de cruauté potentielle de celui-là qui est vu de loin. Toute proximité contredit la perception de la cruauté de la part de la victime potentielle, ce qui rend pire encore le crime de proximité.
Si les marges de figuration du cruel sont étroites en dehors de la situation de cruauté, le personnage du violent est plus banal : il s'agit plutôt d'un homme costaud et coléreux, viril. Mais surtout la figuration de la violence n'est pas hypothéquée par une position obligée dans le rapport de force, le violent peut être le dominé, situé du mauvais côté de la barricade. Enfin le projet de violence est parfois difficile et risqué, ce qui n'est jamais le cas du geste cruel au moment où il se produit."
Véronique Nahoum-Grappe, "L'usage politique de la cruauté : l'épuration ethnique (ex-Yougoslavie, 1991-1995)", 1995, De la violence I, Odile Jacob, 2005, p. 293-300.
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