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Hors des sentiers battus
Perte de sens et violence

  "Pour Olivier Mongin, et il a incontestablement raison sur ce point, les images cinématographiques sont d'autant plus violentes que la violence, faute d'un scénario élucidant et d'un récit qui la légitime, ou à défaut l'explique, comme c'est le cas dans les films de guerre, dans les westerns ou dans les polars, doit parler pour et par elle seule. Il est vrai que moins la violence dont fait état le scénario est intégrée dans des règles ou dans des codes comportementaux, plus l'image est violente à l'écran. Le même Olivier Mongin constate que la montée en puissance de la violence des images coïncide avec la déréglementation générale de nos sociétés. Il en tire argument pour poser que le cinéma traduit l'évolution de ces mêmes sociétés vers des formes de violence anomique semblables à celles dont Littleton[1] a été le théâtre. Cela voudrait dire que le cinéma à l'hémoglobine reflète ce qui se passe dans la réalité. Or la nouvelle violence dans les films n'a pas du tout cette fonction mimétique. Elle est là pour traduire à sa manière ce qu'enregistrent par ailleurs tous ceux qui observent l'évolution de nos sociétés, à savoir le sentiment écrasant de désemprise sur le monde et de forclusion du sens qu'éprouvent les individus. Bref, elle est là pour témoigner dans le langage des images qui est celui du cinéma, de l'impression grandissante de perte d'intelligibilité du réel qui s'est emparée de nous.
  On se condamne à ne rien comprendre, ni à la violence actuelle des images cinématographiques, ni aux explosions effectives de violence nue, qu'elles se manifestent à Littleton ou ailleurs, si on n'attribue pas ce phénomène à une crise profonde du sens qui, affectant l'ordre des représentations, dérègle les comportements individuels. Dans la fiction comme dans la réalité sociale, la violence anomique répond, en même temps qu'elle en témoigne, à l'impression d'opacité du monde et d'absence d'intelligibilité du réel. Disons-le autrement : la violence de l'individu est très souvent, et sans qu'il en ait conscience, une réaction à la violence exercée sur lui par la privation de sens de ce qu'il vit. Ceci explique en grande partie, que la nouvelle violence au cinéma soit le plus souvent une violence déréalisée, c'est-à-dire ritualisée, formalisée, esthétisée, n'offrant, en fin de compte, que le spectacle de son non-sens.

  Pour pouvoir se soustraire à la violence que lui inflige l'évanouissement du sens, ou du moins pour y faire face, il faudrait que l'individu commence par retrouver la maîtrise des mots. Or dans les films où la violence s'exhibe sans finalité autre, on parle peu, et le peu qui se dit témoigne d'un dramatique appauvrissement du vocabulaire et de la syntaxe. Vivier Mongin a fait remarquer que dans Pulp Fiction « le tueur parlait d'autre chose, sans fin, sous la forme d'un monologue burlesque », et se livrait à la violence précisément quand la parole s'arrêtait. Normal. La violence commence quand il n'y a plus les mots."

 

Françoise Gaillard, "La crise du symbolique", in Faut-il s'accommoder de la violence ?, 2000, Éditions Complexe, p. 219-220.


[1] C'est près de Littleton, dans le Colorado, qu'eut lieu le 20 avril 1999 la fusillade de Columbine, au cours de laquelle deux élèves de l'école, Eric Harris et Dylan Klebold, tuèrent douze élèves et un professeur, et blessèrent plus ou moins grièvement vingt-quatre autres élèves.

 

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Date de création : 14/04/2024 @ 16:24
Dernière modification : 14/04/2024 @ 16:24
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