"Les hommes ne retirent pas d'agrément (mais au contraire un grand déplaisir) de la vie en compagnie, là où il n'existe pas de pouvoir capable de les tenir en respect. Car chacun attend que son compagnon l'estime aussi haut qu'il s'apprécie lui-même, et à chaque signe de dédain, ou de mésestime il s'efforce naturellement, dans toute la mesure où il l'ose... d'arracher la reconnaissance d'une valeur plus haute : à ceux qui le dédaignent, en leur nuisant aux autres, par de tels exemples.
De la sorte, nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelles : premièrement la rivalité, deuxièmement la méfiance, troisièmement la fierté.
La première de ces choses fait prendre l'offensive aux hommes en vue de leur profit. La seconde, en vue de leur sécurité. La troisième, en vue de leur réputation. Dans le premier cas, ils usent de violence pour se rendre maître de la personne d'autres hommes, de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs biens. Dans le second cas, pour défendre ces choses, dans le troisième cas, pour des bagatelles, par exemple pour un mot, sourire, une opinion qui diffère de la leur, ou quelque autre signe de mésestime, que celle-ci porte directement sur eux-mêmes ou qu'elle rejaillisse sur eux, étant adressée à leur parenté, à leurs amis, à leur nation, à leur profession, à leur nom."
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Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, tr. fr. François Tricaud, Sirey, 1971, p. 123-124.
"Si la construction d'une figure de l'ennemi, si la formation d'un contexte favorable, si enfin, la décision de tuer, conduisent à la montée en puissance de la dynamique criminelle, une fois parvenu à ce stade opérationnel (celui de la mort à grande échelle), il faut encore que ceux qui vont en devenir les exécutants, passent à l'acte. Or, il n'est pas si facile de tuer, plus encore de tuer en masse. Certes, la dimension idéologique du crime, à travers la figure de l'ennemi à détruire, peut être un puissant facteur de conviction. Telle est l'interprétation avancée par Daniel Goldhagen pour expliquer la conduite des Allemands devenus exterminateurs des Juifs sur une base volontaire. Si une telle interprétation peut être juste dans certains cas, elle ne répond aucunement à la complexité du phénomène. Que ce soit dans le cas de la destruction des Juifs d'Europe ou pour d'autres cas de crimes de masse, l'idéologie semble être davantage la matrice du crime et ses facteurs de bascule, c'est-à-dire de passage à l'acte proprement dit.
Pour « pousser » à l'acte de tuer en masse, il faut bien d'autres éléments déclencheurs qui soit désinhibent les tueurs, soit les motivent. Ce que je nomme le dispositif élémentaire du crime de masse (ce par quoi il peut être produit) vise en effet à « libérer » la capacité de tuer de manière organisée. Ce positif est constitué de trois éléments fondamentaux :
- une hiérarchie de commandement appuyée sur la division des tâches : l'une et l'autre jouent un rôle essentiel, non seulement pour une question d'efficacité technique, mais parce que le modèle hiérarchique et la parcellisation du travail sont des procédés classiques pour faciliter la déresponsabilisation des individus à mesure qu'ils s'enfoncent dans le crime. Ce modèle de la soumission à l'autorité, tel qu'il a été décrit par Stanley Milgram, constitue une structure de base pour la mise en œuvre de la violence commandée. Perdant ainsi toute autonomie, des adultes peuvent être soumis à un « fonctionnement agentique » et, plus encore, des adolescents et des enfants, parce que plus malléables.
- une situation de huis clos, créée par le bouclage du lieu où l'action doit se dérouler. Là, dans cet espace clos, tout devient possible : la violence peut excéder toute limite. Le huis clos est une condition de la barbarie. D'où la question centrale du témoin : qui va dire ce qui s'est passé ? qui sera cru ? Mais cette « règle du huis clos » est parfois démentie quand les perpétrateurs sont quasi certains de la non-réaction de l'environnement. Ainsi, le massacre de Srebrenica en Bosnie (13-15 juillet 1995) s'est-il produit sans la précaution du secret, les premières exécutions ayant été opérées à proximité de la base de l'ONU.
- le sentiment d'impunité : couverts par leurs chefs, l'abri de regards extérieurs, les hommes savent qu'ils peuvent « tout faire » aux victimes, désormais à leur merci. C'est d'ailleurs ce que disent toujours les survivants : « Ils pouvaient nous faire tout ce qu'ils voulaient. » Le sentiment d'impunité favorise ainsi la levée des inhibitions : la violence peut alors monter aux extrêmes.
À ce dispositif destiné à lever les inhibitions, s'en ajoute un autre plus « positif » qui tend à motiver les tueurs en leur offrant diverses formes de gratifications. Loin de toute considération idéologique, l'acte de tuer en masse peut d'abord être récompensé socialement (perspectives de carrières et de promotions diverses) (« tu viens avec nous et tu auras un appartement »). En général, l'État qui organise un tel crime fait ainsi de la violence la première des valeurs à être socialement récompensée. Dans les conditions du huis clos, la perspective d'une sexualité violente est aussi un facteur supplémentaire de motivation (possibilités de viols et autres sévices sexuels sans représailles). Diverses enquêtes sur la guerre civile montrent par ailleurs que certains en profitent pour dénoncer ou tuer eux-mêmes des voisins avec qui ils avaient eu, avant la guerre des conflits plus ou moins graves (affaires de propriétés, conflits à propos d'une femme, etc). Autrement dit, la guerre civile et son cortège de massacres offre la possibilité de régler à son avantage personnel des différends privés antérieurs, sous couvert de lutter contre l'ennemi. La motivation la plus puissante reste d'ordre économique : pillage des maisons et des appartements des victimes, spoliation de leurs biens, vols de leur argent et de leurs bijoux au moment de l'exécution, etc. Le crime de masse est facteur de profit et répond à cet égard à l'un des ressorts les plus fondamentaux de la violence : le désir d'appropriation.
Enfin, on aurait tort d'occulter les facteurs purement coercitifs qui obligent l'individu à tuer pour éviter d'être tué lui-même. C'est là aussi un moyen puissant pour provoquer le passage à l'acte, que cette peur d'être tué soit réelle ou imaginaire. Il suffit en effet que l'individu croie qu'il sera exécuté, s'il ne se décide pas lui-même à tuer en série. Des éléments de pression plus subtils jouent aussi à fond qui consistent à faire la « preuve » de sa virilité ou de son appartenance au groupe. « Prouve-nous que tu es bien un homme. » « Prouve-nous que tu es bien des nôtres. » Dès lors l'individu fait ce qu'on lui demande de faire pour ne pas être rejeté. Dans le fonctionnement des bandes armées, telles que certains les ont vu opérer par exemple au Rwanda, ce rôle de la pression du groupe est à son comble. Elle contribue à la montée aux extrêmes. Les plus déterminés surveillent ceux qui hésitent et les forcent à l'acte barbare. Chacun se doit de prouver aux autres sa propre dureté.
Les expériences de Philippe Zimbardo sur les rapports entre gardiens et prisonniers ont montré la puissance de cette dynamique, tout comme les analyses d'Elias Canetti sur la « masse ». En fait, chacun doit finir par se ressembler dans le crime. Ce que Christopher Browning nomme le « conformisme des tueurs » constitue un facteur crucial d'indifférenciation des criminels. Si le crime de masse suppose la déshumanisation préalable des victimes, il provoque aussi une autre forme de déshumanisation : celle des tueurs. En détruisant les autres, ils se détruisent eux-mêmes. Et si cela ne suffit pas, l'alcool ou la drogue peuvent aider à lever les derniers interdits. L'ivresse de soi entraîne à l'ivresse de tuer."
Jacques Sémelin, "Du crime de masse", 1999, in Faut-il s'accommoder de la violence ?, 2000, Éditions Complexe, p. 384-386.
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