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Hors des sentiers battus
La soumission à l'autorité selon Stanley Milgram

  "L'obéissance est un des éléments fondamentaux de l'édifice social. Toute communauté humaine nécessite un système d'autorité quelconque ; seul l'individu qui vit dans un isolement total n'a pas à réagir, soit par la révolte soit par la soumission, aux exigences d'autrui. L'obéissance, en tant que facteur déterminant du comportement, représente un sujet d'étude qui convient tout particulièrement à notre époque. On a établi avec certitude que, de 1933 à 1945, des millions d'innocents ont été systématiquement massacrés sur ordre. Avec un souci de rendement comparable à celui d'une usine de pièces détachées, on a construit des chambres à gaz, gardé des camps de la mort, fourni des quotas journaliers de cadavres. Il se peut que des politiques aussi inhumaines aient été conçues par un cerveau unique, mais jamais elles n'auraient été appliquées sur une telle échelle s'il ne s'était trouvé autant de gens pour les exécuter sans discuter.
  L'obéissance est le mécanisme psychologique qui intègre l'action individuelle au dessin politique ou à un autre, le ciment qui lie les hommes aux systèmes d'autorité."

 

Stanley Milgram, Soumission à l'autorité. Un point de vue expérimental, 1974, trad. E. Molinié, Calmann-Lévy, 1994, p. 17.


 

  "Deux personnes viennent dans un laboratoire de psychologie qui organise une enquête sur la mémoire et l'apprentissage. L'une d'elles sera le « moniteur », l'autre, « l'élève ». L'expérimentateur leur explique qu'il s'agit d'étudier les effets de la punition sur le processus d'apprentissage. Il emmène l'élève dans une pièce, l'installe sur une chaise munie de sangles qui permettent de lui immobiliser les bras pour empêcher tout mouvement désordonné et lui fixe une électrode au poignet. Il lui dit alors qu'il va avoir à apprendre une liste de couples de mots ; toutes les erreurs qu'il commettra seront sanctionnées par des décharges électriques d'intensité croissante.
  Le véritable sujet d'étude de l'expérience, c'est le moniteur. Après avoir assisté à l'installation de l'élève, il est introduit dans la salle principale du laboratoire où il prend place devant un impressionnant stimulateur de chocs. Celui-ci comporte une rangée horizontale de trente manettes qui s'échelonnent de quinze à quatre cent cinquante volts par tranche d'augmentation de quinze volts et sont assorties de mentions allant de CHOC LÉGER À ATTENTION : CHOC DANGEREUX. On invite alors le moniteur à faire passer le test d'apprentissage à l'élève qui se trouve dans l'autre pièce. Quand celui-ci répondra correctement, le moniteur passera au couple de mots suivant. Dans le cas contraire, il devra lui administrer une décharge électrique en commençant par le voltage le plus faible (quinze volts) et en augmentant progressivement d'un niveau à chaque erreur (trente volts, quarante-cinq volts, ainsi de suite).

  Le moniteur est un sujet absolument « naïf », venu au laboratoire pour participer à une expérience. Par contre, l'élève, ou victime, est un acteur qui ne reçoit en réalité aucune décharge électrique. L'expérience a pour objet de découvrir jusqu'à quel point un individu peut pousser la docilité dans une situation concrète et mesurable où il reçoit l'ordre d'infliger un châtiment de plus en plus sévère à une victime qui proteste énergiquement. À quel instant précis le sujet refusera-t-il d'obéir à l'expérimentateur ?
  Le conflit surgit quand l'élève commence à donner des signes de malaise. À soixante-quinze volts, il gémit. À cent vingt volts, il formule ses plaintes en phrases distinctes. À cent cinquante volts, il supplie qu'on le libère. À mesure que croît l'intensité des décharges électriques, ses protestations deviennent plus véhémentes et pathétiques. À deux cent quatre-vingt-cinq volts, sa seule réaction est un véritable cri d'agonie.
  Tous les témoins s'accordent à dire qu'il est impossible de restituer par l'écriture le caractère poignant de l'expérience. Pour le sujet, la situation n'est pas un jeu, mais un conflit intense et bien réel. D'un côté, la souffrance manifeste de l'élève l'incite à s'arrêter ; de l'autre, l'expérimentateur, autorité légitime vis-à-vis de laquelle il se sent engagé, lui enjoint de continuer. Chaque fois qu'il hésite à administrer une décharge, il reçoit l'ordre de poursuivre. [...]
  La première réaction du lecteur sera peut-être de s'étonner qu'un individu en possession de toutes ses facultés consente à administrer un choc électrique, si léger soit-il, à un tiers. N'aura-t-il pas immédiatement le réflexe de refuser et de s'en aller ? Or, le fait est qu'aucun des participants ne l'a eu. Le sujet est venu au laboratoire pour aider l'expérimentateur, il se montre donc très désireux de commencer l'expérience. Rien de très extraordinaire dans cette attitude, d'autant plus qu'au départ l'élève semble tout disposé à coopérer, en dépit de quelque appréhension. Ce qui se révèle surprenant, c'est de constater jusqu'où peut aller la soumission d'un individu ordinaire aux injonctions de l'expérimentateur. À vrai dire, les résultats de l'expérience sont à la fois inattendus et inquiétants. Même si l'on tient compte du fait que beaucoup de sujets éprouvent un stress considérable et que certains protestent auprès de l'expérimentateur, il n'en demeure pas moins qu'une proportion importante d'entre eux continue jusqu'au niveau de choc le plus élevé du stimulateur."

 

Stanley Milgram, Soumission à l'autorité. Un point de vue expérimental, 1974, trad. E. Molinié, Calmann-Lévy, 1994, p. 19-21.


 

  "Cela peut illustrer une situation dangereuse qui caractérise toute société complexe : sur le plan psychologique, il est facile de nier sa responsabilité quand on est un simple maillon intermédiaire dans la chaîne des exécutants d'un processus de destruction et que l'acte final est suffisamment éloigné pour pouvoir être ignoré. Eichmann lui-même était écœuré quand il lui arrivait de faire la tournée des camps de concentration, mais pour participer à un massacre, il n'avait qu'à s'asseoir derrière son bureau et à manipuler quelques papiers. Au même instant, le chef de camp qui lâchait effectivement les boîtes de Zyclon B dans les chambres à gaz était également en mesure de justifier sa propre conduite en invoquant l'obéissance aux ordres de ses supérieurs. Il y a ainsi fragmentation de l'acte humain total ; celui à qui revient la décision initiale n'est jamais confronté avec ses conséquences. Le véritable responsable s'est volatilisé. C'est peut-être le trait commun le plus caractéristique de l'organisation sociale du mal dans notre monde moderne.
  Le problème de l'obéissance n'est donc pas entièrement psychologique. La forme et le profil de la société ainsi que son stade de développement sont des facteurs dont il convient de tenir compte. Il se peut qu'à une époque, l'individu ait été capable d'assumer la pleine responsabilité d'une situation parce qu'il y participait totalement en tant qu'être humain. Mais dès lors qu'est apparue la division du travail, les choses ont changé. Au-delà d'un certain point, l'émiettement de la société en individus exécutant des tâches limitées et très spécialisées supprime la qualité humaine du travail et de la vie."

 

Stanley Milgram, Soumission à l'autorité. Un point de vue expérimental, 1974, trad. E. Molinié, Calmann-Lévy, 1994, p. 28-29.


 

  "Dans la société actuelle, des intermédiaires surgissent souvent entre nous et l'acte ultime de destruction auquel nous participons.
  C'est là en effet un des traits typiques de la bureaucratie moderne, même dans les cas où elle a été spécifiquement conçue pour assurer la réalisation d'un processus funeste : la plupart de ceux qui la composent n'exécutent pas directement les actions néfastes. Ils manipulent des papiers ou acheminent des munitions ou se livrent à d'autres activités mineures qui, bien qu'elles contribuent à l'effet final, demeurent loin des yeux et de l'esprit de ces fonctionnaires.
 
[...]
  Tout directeur compétent d'un système bureaucratique chargé de l'application d'un programme destructeur doit organiser les divers éléments qui le composent de façon que seuls les individus les plus cruels et les plus obtus soient directement impliqués dans la violence finale. La majeure partie du personnel peut consister en hommes et femmes qui, étant donné la distance qui les sépare de l'aboutissement inéluctable du processus, n'éprouvent pratiquement pas de difficultés à accomplir leurs tâches secondaires. Ils se sentent doublement dégagés de toute responsabilité. D'une part, l'autorité les couvre complètement ; d'autre part, ils ne commettent personnellement aucun acte de brutalité physique."

 

Stanley Milgram, Soumission à l'autorité. Un point de vue expérimental, 1974, trad. E. Molinié, Calmann-Lévy, 1994, p. 152-153.


  "Le changement agentique a pour conséquence la plus grave que l'individu estime être engagé vis-à-vis de l'autorité dirigeante, mais ne se sent pas responsable du contenu des actes que celle-ci lui prescrit. Le sens moral ne disparaît pas, c'est son point de mire qui est différent : le subordonné éprouve humiliation ou fierté selon la façon dont il a accompli la tâche exigée de lui.
  Le langage fournit de nombreux termes pour désigner ce type d'attitude : loyauté, devoir, discipline. Tous ces vocables sont imprégnés au plus haut degré de signification morale et concernent la façon dont l'individu s'acquitte de ses obligations à l'égard de l'autorité. Ils ne se réfèrent pas à sa « bonté naturelle », mais à son efficacité dans le rôle déterminé que la société lui a assigné. L'argument de défense le plus fréquemment invoqué par l'auteur d'un crime odieux en service commandé est qu'il s'est borné à faire son devoir. En se justifiant ainsi, loin de présenter un alibi inventé pour les besoins de la cause, il ne fait que se reporter honnêtement à l'attitude psychologique déterminée par sa soumission à l'autorité.

  Pour qu'un homme se sente responsable de ses actes, il doit avoir conscience que son comportement lui a été dicté par son « moi profond ». Dans la situation de laboratoire, nos sujets ont précisément un point de vue opposé : ils imputent leurs actions à une autre personne. Ils nous ont souvent dit au cours de nos expériences : « S'il ne s'en était tenu qu'à moi, jamais je n'aurais administré de chocs à l'élève. »"

 

Stanley Milgram, Soumission à l'autorité. Un point de vue expérimental, 1974, trad. Emy Molinié, Calmann-Lévy, 1989, p. 182.
 

  "The most far-reaching consequence is that the person feels responsible to the authority directing him but feels no responsibility for the content of the actions that the authority prescribes. Morality does not disappear, but acquires a radically different focus: the subordinate person feels shame or pride depending on how adequately he has performed the actions called for by authority.
  Language provides numerous terms to pinpoint this type of morality: loyalty, duty, discipline, all are terms heavily saturated with moral meaning and refer to the degree to which a person fulfills his obligations to authority. They refer not to the “goodness” of the person per se but to the adequacy with which a subordinate fulfills his socially defined role. The most frequent defense of the individual who has performed a heinous act under command of authority is that he has simply done his duty. In asserting this defense, the individual is not introducing an alibi concocted for the moment but is reporting honestly on the psychological attitude induced by submission to authority.

  For a man to feel responsible for his actions, he must sense that the behavior has flowed from “the self.” In the situation we have studied, subjects have precisely the opposite view of their actions – namely, they see them as originating in the motives of some other person. Subjects in the experiment frequently said, “if it were up to me, I would not have administered shocks to the learner.”"

 

Stanley Milgram, Obedience to authority, 1974, Chapter XI, Harperpernnial Modernthought, 2009, pp. 145-146.



  "Non content de vouloir faire bonne impression, l'homme tient également à avoir une image satisfaisante de lui-même. La projection idéale de son moi est une source considérable d'inhibition interne. S'il a la tentation de commettre un acte odieux, il peut évaluer les conséquences qui en résulteraient pour son image personnelle et décider de s'abstenir. Mais une fois qu'il est converti à l'état agentique, ce mécanisme d'appréciation disparaît entièrement. N'étant pas issue de ses propres motivations, l'action ne se réfléchit plus sur son image personnelle et par conséquent, sa conception ne saurait lui être imputée. Il arrive fréquemment que l'individu se rende compte que ce qui est exigé de lui entre en contradiction totale avec ce qu'il souhaiterait faire. Même lorsqu'il accomplit l'action, il ne voit pas de rapport entre elle et lui. Pour cette raison, de son point de vue, les actes exécutés sur ordre ne sont pas véritablement coupables, si inhumains qu'ils puissent être en réalité. Et c'est vers l'autorité que le sujet se tourne pour qu'elle le confirme dans la bonne opinion qu'il a de lui."

 

Stanley Milgram, Soumission à l'autorité, 1974, tr. fr. Émy Molinié, Calmann-Lévy, 1989, p. 183-184.

 

  "It is not only important to people that they look good to others, they must also look good to themselves. A person's ego ideal can be an important source of internaI inhibitory regulation. Tempted to perform harsh action, he may assess its consequences for his self-image and refrain. But once the person has moved into the agentic state, this evaluative rnechanism is wholly absent. The action, since it no longer stems from motives of his own, no longer reflects on his self-image and thus has no consequences for self-conception. lndeed, the individu al frequently discerns an opposition between what he himself wishes on the one hand and what is required of him on the other. He sees the action, even though he performs it, as alien to his nature. For this reason, actions performed under command are, from the subject's view­point, virtually guiltless, however inhurnane they may be. And it is toward authority that the subject turns for confirmation of his worth."

 

Stanley Milgram, Obedience to authority, 1974, Chapter XI, Harperpernnial Modernthought, 2009, p. 147.



  "Le dilemme résultant du conflit entre la conscience et l'autorité est inhérent à la nature de la société et se poserait à nous même si le nazisme n'avait jamais existé. Réduire un problème aussi général à la seule dimension d'un événement historique, c'est se donner l'illusion qu'il appartient à une époque révolue.
  Certains dénient toute valeur d'exemple au phénomène nazi sous prétexte que nous vivons en démocratie et non dans un état « autoritarien ». Mais le problème ne disparaît pas pour autant car il ne concerne ni l'« autoritarianisme » entant que mode d'organisation politique, ni un ensemble particulier d'attitudes psychologiques : ce qu'il met en cause, c'est l'autorité en soi. Un gouvernement autoritarien peut être remplacé par un régime démocratique, mais dans un cas comme dans l'autre, l'autorité ne saurait être éliminée tant que la société continuera sous la forme que nous lui connaissons.

  Dans les démocraties, les dirigeants sont élus par tous les citoyens, mais une fois à leur poste, ils sont investis de la même autorité que ceux qui y parviennent par d'autres moyens. Et comme nous avons eu maintes fois l'occasion de le constater, les exigences de l'autorité promue par la voie démocratique peuvent elles aussi entrer en conflit avec la conscience. L'immigration et l'esclavage de millions de noirs, l'extermination des Indiens d'Amérique, l'internement des citoyens américains d'origine japonaise, l'utilisation du napalm contre les populations civiles du Vietnam représentent autant de politiques impitoyables qui ont été conçues par les autorités d'un pays démocratique et exécutées par l'ensemble de la nation avec la soumission escomptée. Dans chacun de ces cas, des voix se sont élevées au nom de la morale pour flétrir de telles actions, mais la réaction type du citoyen ordinaire a été d'obéir aux ordres.
  À l'occasion des conférences sur l'expérience que je fais dans les universités d'un bout à l'autre des États-Unis, c'est pour moi une surprise toujours renouvelée de me trouver devant des jeunes gens qui se disent horrifiés du comportement de nos sujets et proclament bien haut que jamais ils ne pourraient se conduire de la sorte, mais qui, quelques mois plus tard, sont appelés sous les drapeaux et commettent sans le plus petit scrupule de conscience des actions auprès desquelles le traitement infligé à notre victime est insignifiant. A cet égard, ils sont ni pires ni meilleurs que ceux qui, de tous temps, courbent l'échine devant l'autorité et deviennent les exécuteurs de ses hautes œuvres."

 

Stanley Milgram, Soumission à l'autorité. Un point de vue expérimental, 1974, chapitre 15, trad. E. Molinié, Calmann-Lévy, 1994, p. 221-222.

 

  "The dilemma posed by the conflict between conscience and authority inheres in the very nature of society and would be with us even if Nazi Germany had never existed. To deal with the problem only as if it were a matter of history is to give it an illusory distance.
  Some dismiss the Nazi example because we live in a democracy and not an authoritarian state. But, in reality, this does not eliminate the problem. For the problem is not “authoritarianism” as a mode of political organization or a set of psychological attitudes, but authority itself. Authoritarianism may give way to democratic practice, but authority itself cannot be eliminated as long as society is to continue in the form we know.

  In democracies, men are placed in office through popular elections. Yet, once installed, they are no less in authority than those who get there by other means. And, as we have seen repeatedly, the demands of democratically installed authority may also come into conflict with conscience. The importation and enslavement of millions of black people, the destruction of the American Indian population, the internment of Japanese Americans, the use of napalm against civilians in Vietnam, all are harsh policies that originated in the authority of a democratic nation, and were responded to with the expected obedience. In each case, voices of morality were raised against the action in question, but the typical response of the common man was to obey orders.
  I am forever astonished that when lecturing on the obedience experiments in colleges across the country, I faced young men who were aghast at the behavior of experimental subjects and proclaimed they would never behave in such a way, but who, in a matter of months, were brought into the military and performed without compunction actions that made shocking the victim seem pallid. In this respect, they are no better and no worse than human beings of any other era who lend themselves to the purposes of authority and become instruments in its destructive processes."

 

Stanley Milgram, Obedience to authority, 1974, Chapter XV, Harperpernnial Modernthought, 2009, pp. 179-180.

 

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Date de création : 16/04/2024 @ 08:44
Dernière modification : 16/04/2024 @ 08:48
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