"Toutefois le sens du vecteur épistémologique nous paraît bien net. Il va sûrement du rationnel au réel et non point, à l'inverse, de la réalité au général comme le professaient tous les philosophes depuis Aristote jusqu'à Bacon. Autrement dit, l'application de la pensée scientifique nous parait essentiellement réalisante. Nous essaierons donc de montrer au cours de cet ouvrage ce que nous appellerons la réalisation du rationnel ou plus généralement la réalisation du mathématique.
D'ailleurs ce besoin d'application, quoique plus caché dans les sciences mathématiques pures, n'y est pas moins efficace. Il vient apporter dans ces sciences en apparence homogènes un élément de dualité métaphysique, un prétexte à des polémiques entre réalistes et nominalistes. Si l'on condamne trop tôt le réalisme mathématique, c'est qu'on est séduit par la magnifique extension de l'épistémologie formelle, c'est-à-dire par une sorte de fonctionnement à vide des notions mathématiques. Mais si l'on ne fait pas indûment abstraction de la psychologie du mathématicien, on ne tarde pas à s'apercevoir qu'il y a dans l'activité mathématique plus qu'une organisation formelle de schèmes et que toute idée pure est doublée d'une application psychologique, d'un exemple qui fait office de réalité. Et l'on s'aperçoit, à méditer le travail mathématicien, qu'il provient toujours d'une extension d'une connaissance prise sur le réel et que, dans les mathématiques mêmes, la réalité se manifeste en sa fonction essentielle : faire penser. Sous une forme plus ou moins nette, dans des fonctions plus ou moins mêlées, un réalisme mathématique vient tôt ou tard corser la pensée, lui donner la permanence psychologique, dédoubler enfin l'activité spirituelle en faisant apparaître, là comme partout, le dualisme du subjectif et de l'objectif.
Comme nous nous proposons d'étudier surtout la philosophie des sciences physiques, c'est la réalisation du rationnel dans l'expérience physique qu'il nous faudra dégager. Cette réalisation qui correspond à un réalisme technique nous paraît un des traits distinctifs de l'esprit scientifique contemporain, bien différent à cet égard de l'esprit scientifique des siècles derniers, bien éloigné en particulier de l'agnosticisme positiviste ou des tolérances pragmatiques, sans rapport enfin avec le réalisme philosophique traditionnel. En effet, il s'agit d'un réalisme de seconde position, d'un réalisme en réaction contre la réalité usuelle, en polémique contre l'immédiat, d'un réalisme fait de raison réalisée, de raison expérimentée. Le réel qui lui correspond n'est pas rejeté dans le domaine de la chose en soi inconnaissable. Il a une tout autre richesse nouménale. Alors que la chose en soi est un noumène par exclusion des valeurs phénoménales, il nous semble bien que le réel scientifique est fait d'une contexture nouménale propre à indiquer les axes de l'expérimentation. L'expérience scientifique est ainsi une raison confirmée."
Gaston Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, 1934, Introduction, PUF, 1975, p. 7-9.
Retour au menu sur la raison et le réel