"Puisqu'on nous fournit le monde, nous n'avons pas à en faire l'expérience ; nous restons inexpérimentés.
Nous n'avons plus besoin de traverser un monde qui désormais vient à nous : ce que nous appelions hier encore l' « expérience » est donc devenu superflu. Les expressions « venir au monde » et « faire l'expérience du monde » avaient jusqu'à une époque récente fourni à l'anthropologie philosophique des métaphores particulièrement riches. Étant pauvre en instincts, l'homme, pour faire véritablement partie du monde, ne pouvait autrefois y accéder qu'après coup, c'est-à-dire a posteriori. Il devait d'abord en faire l'expérience et apprendre à le connaître, jusqu'à ce qu'il soit devenu un homme accompli et expérimenté. La vie était une exploration. Ce n'est pas sans raison que les grands romans de formation décrivaient les chemins, les détours et les voies aventureuses que l'homme devait suivre pour finir par accéder au monde, bien qu'il ait depuis longtemps vécu en son sein.
Maintenant, puisque le monde vient à lui, qu'il est apporté chez lui en effigie, l'homme n'a plus besoin d'aller vers le monde; ce voyage et cette expérience sont devenus superflus ; ainsi, puisque le superflu finit toujours par disparaître, ils sont devenus impossibles. On voit bien que le type de l « 'homme d'expérience » est de moins en moins répandu, et que le respect dû à l'âge et à l'expérience décline constamment. Puisque, comme le pilote d'avion mais à la différence du marcheur, nous n'avons plus besoin de chemins, la connaissance des chemins du monde que nous prenions autrefois et sur lesquels nous acquérions de l'expérience a fini par se perdre, et avec elle les chemins eux-mêmes.
Le monde a perdu ses chemins. Nous ne parcourons plus les chemins, on nous « restitue » le monde (au sens où l'on restitue une marchandise mise de côté) ; nous n'allons plus au-devant des événements, on nous les apporte."
Günther Anders, L'Obsolescence de l'homme, 1956, tome I, tr. fr. Christophe David, Ivrea, 2002, p. 134.
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