"Quoi que l'artiste en affirme, il ne se soumet jamais au monde, et soumet toujours le monde à ce qu'il lui substitue. Sa volonté de le transformer est inséparable de sa nature d'artiste. Innocents théoriciens du compotier, qui ne veulent pas voir que la nature morte est liée, non aux civilisations primitives mais aux cultures tardives, et que nos peintres ne le sont pas de fruits, mais de ces natures-mortes-modernes qui se succèdent comme de timides ou insolentes icônes ! Les portraits, quand le visage n'était pas encore une nature morte, devenaient œuvres d'art et révélant ou en magnifiant ce qui commençait là où s'arrêtait la reproduction des traits. Notre relation avec un objet se modifie selon la signification ou la fonction que nous lui prêtons : le bois est arbre, fétiche ou planche. La figuration des formes vivantes commence moins par la soumission de l'homme à son modèle, que par sa prise sur lui, par le signe expressif : les triangles sexuels gui envahissent les ventres des statuettes de Crète et de Mésopotamie sont un lien avec la fécondité, et n'en sont pas la représentation. Le monde est, en même temps que profusion de formes, profusion de signification [...].
Tout grand style du passé nous apparaît comme une signification particulière du monde, mais il va de soi que sa conquête collective n'est faite que par les conquêtes individuelles qui la composent. Or celles-ci sont des conquêtes sur des formes, par des formes ; elles ne sont nullement l'expression allégorique d'un concept : le Jugement dernier est né d'une méditation sur des figures, non sur la foi. Cette signification des styles nous montre, par un puissant grossissement, comment un artiste de génie – qu'il cherche la solitude comme Gauguin ou Cézanne, l'apostolat comme Van Gogh, ou qu'il expose ses toiles sur un éventaire du Rialto comme le Tintoret adolescent –, devient un transformateur de la signification du monde, qu'il conquiert en le réduisant aux formes qu'il choisit ou à celles qu'il invente comme le philosophe le réduit à ses concepts, le physicien à ses lois. Et qu'il conquiert d'abord, non sur le monde même, mais sur une des dernières formes qu'il a prises pour lui entre les mains humaines."
André Malraux, Les Voix du silence, 1951, Gallimard nrf, p. 323 et p. 332.
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