"La fonction des mots est de marquer pour nous-mêmes, et de rendre manifeste à autrui les pensées et les conceptions de notre esprit. Parmi ces mots, certaines dénominations sont celles de choses conçues, comme les dénominations de toutes sortes de corps qui agissent sur les sens et laissent une impression dans l'imagination, d'autres sont les dénominations des imaginations elles-mêmes, c'est-à-dire des idées et des images mentales que nous avons de toutes les choses que nous voyons ou dont nous nous souvenons; et d'autres encore sont des dénominations de dénominations ou de différentes sortes de discours, comme universel, pluriel, singulier, qui sont des dénominations de dénominations, et définition, affirmation, négation, vrai, faux, syllogisme, interrogation, promesse, convention, qui sont des dénominations de certaines formes de discours. D'autres servent à indiquer la consécution ou l'incompatibilité d'un nom avec un autre : ainsi, quand quelqu'un dit qu'un homme est un corps, il veut dire que la dénomination de corps est nécessairement consécutive à celle d'homme, car ce sont des dénominations différentes pour désigner la même chose, l'homme".
Hobbes, Léviathan, 1651, Livre IV, § 46, Trad. Folliot.
"L'usage général de la parole est de transformer notre discours mental en discours verbal, et l’enchaînement de nos pensées en un enchaînement de mots ; et ceci en vue de deux avantages : d’abord d’enregistrer les consécutions de nos pensées ; celles-ci, capables de glisser hors de notre souvenir et de nous imposer ainsi un nouveau travail, peuvent être rappelées par les mots qui ont servi à les noter ; le premier usage des dénominations est donc de servir de marques ou de notes en vue de la réminiscence. L’autre usage consiste, quand beaucoup se servent des mêmes mots, en ce que ces hommes se signifient l’un à l’autre, par la mise en relation et l’ordre de ces mots, ce qu’ils conçoivent ou pensent de chaque question, et aussi ce qu’ils désirent, ou qu’ils craignent, ou qui éveille en eux quelque autre passion. Dans cet usage, les mots sont appelés des signes. Les usages particuliers de la parole sont les suivants : premièrement, d’enregistrer ce qu’en y pensant on trouve être soit la cause d’une chose présente ou passée, soit ce que les choses présentes ou passées peuvent produire ou réaliser : en somme, c’est l’acquisition des arts. Deuxièmement, d’exprimer à autrui la connaissance que l’on a atteinte : il s’agit là de se conseiller et de s’enseigner les uns les autres. Troisièmement, de faire connaître à autrui ses volontés et ses projets, de façon que nous recevions les uns des autres une aide mutuelle. Quatrièmement, de contenter et de charmer soit autrui soit nous-mêmes en jouant innocemment avec nos mots, pour le plaisir ou l'agrément."
Hobbes, Léviathan, 1651, Chapitre 4, Folio essais, p. 97-98.
"L'usage général de la parole est de transformer notre discours mental en un discours verbal, ou l'enchaînement de nos pensées en une enchaînement de mots, et ceci pour deux utilisations : l'une est l'enregistrement des consécutions de nos pensées qui, étant susceptibles de s'échapper de notre mémoire, et de nous faire faire un nouveau travail, peuvent être de nouveau rappelées à l'aide de mots par lesquels elles furent désignées. Si bien que le premier usage des dénominations est de servir de marques ou de notes de la remémoration. Un autre usage intervient quand de nombreuses personnes utilisent les mêmes mots pour exprimer les unes aux autres, par la liaison et l'ordre de ces mots, ce qu'elles conçoivent ou pensent de chaque chose, et aussi ce qu'elles désirent, ce qu'elles craignent, ou ce qui est l'objet de toute autre passion. Et pour cet usage, les mots sont appelés des signes. Les usages particuliers de la parole sont les suivants : premièrement, d'enregistrer ce que, en réfléchissant, nous découvrons être la cause de quelque chose présente ou passée, et ce que les choses présentes peuvent produire ou réaliser, ce qui, en somme est l'acquisition des arts. Deuxièmement, de révéler aux autres cette connaissance à laquelle nous sommes parvenus, ce qui revient à se conseiller et à s'apprendre quelque chose les uns aux autres. Troisièmement, de faire savoir aux autres nos volontés et nos desseins, afin que nous nous donnions les uns aux autres une aide mutuelle. Quatrièmement, de contenter et d'enchanter, soit nous-mêmes, soit les autres, en jouant avec nos mots, pour le plaisir ou l'agrément, innocemment.
À ces usages, correspondent quatre abus. Premièrement, quand les hommes enregistrent incorrectement leurs pensées, par des mots dont le sens est variable, mots par lesquels ils enregistrent comme leurs des idées qu'ils n'ont jamais comprises, et ils se trompent. Deuxièmement, quand ils utilisent les mots métaphoriquement, c'est-à-dire dans un sens autre que celui auquel ils étaient destinés, et, par là, induisent les autres en erreur. Troisièmement, quand, par des mots, ils déclarent une volonté qui n'est pas la leur. Quatrièmement, quand ils utilisent des mots pour se blesser les uns les autres. Etant donné que la nature a armé les créatures vivantes, certaines avec des dents, d'autres avec des cornes, et d'autres [encore] avec des mains, ce n'est qu'un abus de parole de blesser quelqu'un avec la langue, à moins que ce ne soit quelqu'un que nous sommes obligés de gouverner, et alors, ce n'est pas le blesser, mais le corriger et l'amender."
Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, Chapitre 4, Sirey, Trad. Tricaud, 1971, p. 28-29.
"La communication des idées marquées par les mots n'est pas la seule ni la principale fin du langage, ainsi qu'on le suppose communément. Il y en a d’autres, comme d'éveiller une passion, de porter à une action ou d'en détourner, de mettre l'esprit dans une disposition particulière. Pour ces dernières fins du langage, la communication de l'idée ne vient souvent qu'en sous-ordre, et quelquefois est omise entièrement quand elles peuvent être obtenues sans elle ; je crois que le cas n'est pas rare dans l'usage familier. Que le lecteur veuille bien réfléchir et se consulter : n'arrive-t-il pas fréquemment, quand on écoute ou qu'on lit un discours, que les passions de la crainte, de l’amour, de la haine, de l'admiration, du mépris, ou d’autres encore, naissent immédiatement dans l'esprit, à la perception de certains mots sans que des idées s'y présentent en même temps ? Au début, sans doute, les mots peuvent avoir occasionné les idées propres à exciter ces émotions ; mais on reconnaîtra, si je ne me trompe, qu'après que le langage est une fois devenu familier, la perception des sons ou la vue des caractères ont pour accompagnement immédiat les passions qui n'étaient produites originairement que par l'intervention des idées ; et celles-ci sont alors omises."
Berkeley, Traité des principes de la connaissance humaine, 1710, § 20, tr. fr. Charles Renouvier.
"Il est évident que la faculté de communiquer ses idées est un des plus grands avantages que la Nature ait donné aux Êtres de l'espèce humaine ; c'est à cette faculté que l'espèce est redevable de ses douceurs. A l'aide de la parole, les hommes rassemblés sont à portée de se faire part de leurs expériences, de leurs découvertes, de leurs conseils, de leurs secours. C'est ainsi qu'en mettant en commun leurs forces, leurs réflexions, leurs talents, ils sont bien plus en état de repousser les maux et de se procurer des biens que s'ils vivaient isolés ou séparés les uns des autres. Ainsi la libre communication des idées est essentielle à la vie sociale. L'homme qui ment ou qui trompe trahit la société ; celui qui lui refuse ses talents et les vérités qui lui sont nécessaires est un membre inutile ; celui qui met obstacle à la communication des idées est un ennemi public, un violateur impie de l'ordre social, un Tyran qui s'oppose au bonheur des humains."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Essai sur les préjugés, 1770, Chapitre II, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 14.
"Quelle est la fonction primitive du langage ? C'est d'établir une communication en vue d'une coopération. Le langage transmet des ordres ou des avertissements. Il prescrit ou il décrit. Dans le premier cas, c'est l'appel à l'action immédiate, dans le second, c'est le signalement de la chose ou de quelqu’une de ses propriétés, en vue de l’action future. Mais, dans un cas comme dans l'autre, la fonction est industrielle, commerciale, militaire, toujours sociale. Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu'il signale sont les appels de la chose à une activité humaine. Le mot sera donc le même, comme nous le disions, quand la démarche suggérée sera la même, et notre esprit attribuera à des choses diverses la même propriété, se les représentera de la même manière, les groupera enfin sous la même idée, partout où la suggestion du même parti à tirer, de la même action à faire, suscitera le même mot."
Henri Bergson, La pensée et le mouvant, 1903-1923 , II, éd. Alcan, p. 99-100, PUF, 1998, p. 86-87.
"Le langage répond à une triple finalité : 1) indiquer des faits ; 2) exprimer l'état du locuteur ; 3) altérer l'état de l'auditeur. Cette triple finalité n'est pas toujours réunie. Si, solitaire, je m'écorche le doigt et que je dis "aïe !", seul 2) intervient. Des énoncés impératifs, interrogatifs et optatifs comportent 2) et 3), mais pas 1). Des mensonges comportent 3) et en un sens 1), mais pas 2). Des exclamations poussées dans la solitude, ousans préoccupation d'un auditeur, comportent 1) et 2), mais pas 3). Des mots isolés peuvent comporter toutes les trois. Ainsi, si je découvre par exemple un cadavre dans la rue et que je m'écrie : "À l'assassin !"
Le langage peut ne pas comporter 1) et 3) ; le cadavre peut avoir cessé de vivre, de mort naturelle, ou mes auditeurs peuvent demeurer sceptiques. En quel sens le langage peut-il être défaillant quant à 2) ? Les mensonges, mentionnés plus haut, ne sont pas EN DÉFAUT à cet égard, car ils ne sont pas destinés à exprimer l'état du locuteur. Mais les mensonges appartiennent à l'usage réfléchi du langage. Quand le langage est spontané [1], il ne peut mentir et ne peut manquer d'exprimer l'état du locuteur. Il peut manquer de communiquer ce qu'il exprime, en raison des différences relatives à l'usage du langage entre locuteur et auditeur, mais du point de vue du locuteur, le discours spontané doit exprimer l'état de ce dernier."
Russell, Signification et vérité, Chapitre XIV, 1940, tr. fr. Philippe Devaux, Champs Flammarion, 2001, p. 225.
[1] Russell appelle "spontané" un langage qui ne comporte aucun intermédiaire verbal entre le stimulus externe (une sensation) et le mot ou les mots.
"[…] il semble que chez l'enfant comme chez nous le langage serve à l'individu à communiquer sa pensée. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Tout d'abord, l'adulte, par sa parole, cherche à communiquer différents modes de la pensée. Tantôt son langage sert à la constatation : les mots font part de réflexions objectives, informent et restent liés à la connaissance : « le temps se gâte », « les corps tombent... », etc. Tantôt au contraire le langage communique des ordres ou des désirs, sert à critiquer, à menacer, bref, à éveiller des sentiments et à provoquer des actes : « partons », « quelle horreur ! » etc. Si l'on connaissait approximativement pour chaque individu le rapport de ces deux catégories de communications, on serait en possession de données psychologiques intéressantes. Mais il y a plus. Est-il sûr que, même chez l'adulte, le langage serve toujours à communiquer la pensée ? Sans parler du langage intérieur, un grand nombre de gens du peuple, ou d'intellectuels distraits, ont l'habitude de parler tout seuls, de monologuer à haute voix. Il y a peut-être dans ce phénomène une préparation au langage social : le parleur solitaire s'en prend parfois à des interlocuteurs fictifs, comme l'enfant aux êtres de son jeu. Il y a peut-être aussi dans ce phénomène un choc en retour d'habitudes sociales tel que l'a décrit Baldwin : l'individu répète vis-à-vis de lui-même une manière de taire qu'il a adoptée primitivement vis-à-vis des autres seulement. Il se parlerait, dans ce cas, à lui-même pour se faire travailler, simplement parce qu'il a pris l'habitude de parler aux autres pour agir sur eux. Que l'on adopte l'une ou l'autre explication, la fonction du langage est ici déviée : l'individu qui parle pour lui en éprouve un plaisir et une excitation qui le distraient passablement du besoin de communiquer à d'autres sa pensée. En troisième lieu, si la fonction du langage était uniquement de « communiquer », on s'expliquerait mal le phénomène du verbalisme. Comment les mots, astreints par leur usage à des significations précises, parce que destinées à être comprises, en arriveraient-ils à voiler le vague de la pensée, à créer même l'obscurité en multipliant les entités verbales, bref à empêcher dans bien des cas la pensée d'être communicable ? Sans vouloir renouveler ici les discussions sur les rapports du langage et de la pensée, remarquons seulement que l'existence même de ces discussions prouve la complexité des fonctions du langage, et l'impossibilité de ramener ces fonctions à une fonction unique : celle de communiquer la pensée."
Jean Piaget, Le Langage et la pensée chez l'enfant, 1948, 9e édition, Delachaux et Niestlé, 1976, p. 13-14.
"Donnons d'abord un exemple […]
23. Pie (à Ez qui dessine un tramway dans sa remorque) : Mais ils n'ont pas de pavillon les trams qui sont accrochés derrière. (Pas de réponse.)
24. (Parlant de son tram) : Ils n'ont pas de wagons accrochés... (Ne s'adressait à personne. Personne ne répond.)
25. (À Béa): C't un tram qui a pas de wagons. (Pas de réponse.)
26. (À Hei): Ce tram a pas de wagons, Hei, tu comprends, tu comprends, il est rouge, tu comprends... (Pas de réponse.)
27. (Lev dit à haute voix : « Un monsieur qui est drôle », à une certaine distance et sans s'adresser à Pie ni à personne.) Pie : Un monsieur qui est drôle ! (Il continue à dessiner son tram.)
28. Le tram je le laisse blanc.
29. (Ez qui dessine de son côté dit : « Je le fais jaune ».) Non, y faut pas le faire tout jaune.
30. Je fais l'escalier, regarde. (Béa répond : « J'peux pas venir cette après-midi, j'ai le cours de rythmique. »)
31. Qu'est-ce que tu dis ? (Béa répète la même phrase.)
32. Qu'est-ce que tu dis ? (Béa ne répond pas. Elle a oublié ce qu'elle a dit et pousse Ro.)
33. (À Béa) : Mais laisse-le.
34. (Mlle B. demande à Ez s'il veut la suivre) : Ez, viens, c'est pas fini. (34 bis). Ez a pas fini, mademoiselle.
35. (Sans s'adresser à personne) : Je fais des cailloux noirs...
36. (Id.) : Jolis... ces cailloux.
37. (À Ez) : Mieux que toi, hein ? (Pas de réponse : Ez n'a pas entendu la phrase précédente.)
Nous avons choisi cet exemple chez Pie (6 ans et demi) parce qu'il est pris pendant l'activité la plus sociale dont cet enfant soit capable : il dessine à la même table que Ez, un ami inséparable, et s'entretient sans cesse avec lui. Il serait donc naturel dans un cas de ce genre que la seule fonction du langage fût de communiquer la pensée. Mais qu'on y regarde de plus près. Il est visible au contraire qu'au point de vue social ces phrase ou ces tronçons de phrases ont des significations extrêmement diverses. Quand Pie dit: « Ils n'ont pas... etc. » (24) ou « Je fais... etc. » (35) il ne s'adresse à personne. Il pense tout haut devant son propre dessin comme les gens du peuple marmottent en travaillant. Il y a là une première catégorie qu'il convient de distinguer et que nous appellerons dans la suite le monologue. Quand Pie dit à Hei ou à Béa : « C't un tram... etc. » (25) ou « Ce tram... etc. » (26) il paraît cette fois vouloir se faire comprendre mais à l'examen on voit d'une part que peu lui importe l'interlocuteur (il passe de Béa à Hei pour dire exactement la même chose) et d'autre part que peu lui importe de vérifier si l'interlocuteur entend ou non. Il se croit écoulé, c'est tout ce qu'il lui faut. De même lorsque Béa lui donne une réponse dénuée de tout lien avec ce qu'il vient de dire (30) il est visible qu'il ne cherche ni à se faire mieux comprendre ni à la comprendre. Ils restent tous deux accrochés à leur idée respective et sont satisfaits (30-32). L'interlocuteur est là à titre d'excitant. Pie parle de lui, comme lorsqu'il monologue, mais avec en plus le plaisir de se croire l'objet de l'intérêt des autres. Il y a donc là une nouvelle catégorie, que nous appellerons le monologue collectif. Elle est distincte de la précédente, mais distincte aussi d’un véritable échange de pensée et d'informations. Celui-ci constitue une catégorie à part, que nous appellerons l'information adaptée, à laquelle on peut attribuer les phrases 23 et 34 bis. L'enfant s'adresse cette fois à des interlocuteurs différenciées et non plus au premier venu comme précédemment, et il parle pour que les interlocuteurs écoutent et comprennent. À coté de ces échanges de nature constatative ou objective, on peut distinguer des échange de nature plus impérative ou subjective, consistant en ordres (phr. 33), ou en moqueries et critiques, affirmations de sa propre supériorité, etc. (37). En outre, on peut distinguer les simples répétitions dépourvues de sens (27), les questions et les réponses.
Essayons d'établir les critères de ces différentes catégories.
§ 2. CLASSIFICATION DES FONCTIONS DU LANGAGE ENFANTIN. – Nous pouvons répartir tous les propos en nos deux sujets en deux grands groupes, que l'on peut appeler égocentrique et socialisé. En prononçant les phrases du premier groupe, l'enfant ne s'occupe pas de savoir à qui il parle ni s'il est écouté. Il parle soit pour lui, soit pour le plaisir d'associer n'importe qui à son action immédiate. Ce langage est égocentrique, d’abord parce que l'enfant ne parle que de lui, mais surtout parce qu'il ne cherche pas à se placer au point de vue de l'interlocuteur, L'interlocuteur est le premier venu. L'enfant ne lui demande qu'un intérêt apparent, quoiqu'il ail l'illusion évidemment d'être entendu et compris (sauf peut-être dans le pur monologue et même ce n'est pas sûr). Il n'éprouve pas le besoin d'agir sur l'interlocuteur, de lui apprendre vraiment quelque chose : c'est un peu la conversation de certains salons, où tout le monde parle de soi et où personne n'écoute. On peut diviser le langage égocentrique en trois catégories :
1° La répétition (écholalie) : Il ne s'agit ici que de la répétition de syllabes ou de mots. L'enfant les répète pour le plaisir de parler, sans aucun souci de s'adresser à quelqu'un ni même parfois de prononcer des mots qui aient du sens. C'est l'un des derniers restes du gazouillis des bébés, qui n'a évidemment rien encore de socialisé.
2° Le monologue : L'enfant parle pour lui, comme s'il pensait tout haut. Il ne s'adresse à personne.
3° Le monologue à deux ou collectif : La contradiction interne de cette appellation évoque bien le paradoxe des conversations d'enfants dont nous venons de parler, dans lesquelles chacun associe autrui à son action ou à sa pensée momentanées, mais sans souci d'être entendu ou compris réellement. Le point de vue de l'interlocuteur n'intervient jamais : l'interlocuteur n'est qu'un excitant.
Quant au langage socialisé, on peut distinguer :
4° L'information adaptée : L'enfant échange ici réellement sa pensée avec d'autres, soit qu'il informe l'interlocuteur de quelque chose qui puisse intéresser celui-ci et influer sur sa conduite, soit qu'il y ait échange véritable, discussion ou même collaboration dans la poursuite d'un but commun.
Si l'enfant se place au point de vue de l'interlocuteur, si cet interlocuteur n'est pas interchangeable contre le premier venu, il y a information adaptée ; si au contraire l'enfant ne parle que de lui, sans se soucier du point de vue de l'interlocuteur ni même s'assurer que l'interlocuteur écoute et comprend, il y a monologue collectif. Nous préciserons ce critérium dans la suite.
5° La critique : Ce groupe comprend toutes les remarques sur le travail ou la conduite d'autrui, qui ont le même caractère que l'information adaptée, autrement dit qui sont spécifiques par rapport à un interlocuteur donné. Mais ces remarques sont plus affectives qu'intellectuelles, c'est-à-dire qu'elles affirment la supériorité du moi et dénigrent autrui. On pourrait être tenté, en vertu de ce dernier fait, de classer ce groupe dans les catégories égocentriques, mais « égocentrique » est pris naturellement au sens intellectuel et non au sens moral : or il s'agit bien, dans le présent groupe, de l'action d'un enfant sur un autre, action qui est source de discussions, de disputes ou de rivalités, alors que les propos du monologue collectif ne sont d'aucun effet sur l'interlocuteur. D'autre part la nuance entre la critique et l'information adaptée est souvent subtile. Le contexte seul la donne.
6° Les ordres, les prières et les menaces : Il y a ici nettement action d'un enfant sur un autre.
7° Les questions : La plupart des questions d'enfant à enfant appellent une réponse, aussi peut-on les classer dans le langage socialisé, quitte à faire les réserves que nous verrons.
8° Les réponses : Ce sont les réponses données aux questions proprement dites (avec point d'interrogation) et aux ordres, et non les réponses données au cours des dialogues (catég. 4) à des propositions qui ne sont pas des questions, mais qui ressortissent à l' « information ».
Telles sont les huit catégories fondamentales que nous distinguerons."
Jean Piaget, Le Langage et la pensée chez l'enfant, 1948, Chapitre 1er, I, 9e édition, Delachaux et Niestlé, 1976, p. 16-19.
"Une des conquêtes de la linguistique actuelle est d'avoir aperçu et soigneusement distingué différentes fonctions du langage : sa fonction de communication interhumaine immédiate, d'abord. Puis une fonction expressive (ou émotive, chez quelques auteurs), celle par laquelle le locuteur manifeste son affectivité, volontairement, à travers ce qu'il dit grâce au débit, à l'intonation, au rythme de ce qu'il dit. Puis encore, selon certains, une fonction appellative (ou conative), distincte de la précédente, celle par laquelle le locuteur cherche à provoquer chez son auditeur certaines tonalités affectives sans les partager lui-même (cas du menteur, de l'hypocrite, de l'acteur et de l'orateur qui jouent ou parlent « à froid », cas du « chef », etc.). Puis encore une fonction (c'était la première aperçue depuis les Grecs, mais elle n'est première ni historiquement sans doute, ni fonctionnellement) d'élaboration de la pensée ; puis enfin une fonction esthétique (ou poétique). Jakobson attribue même au langage une fonction métalinguistique, celle par où le langage sert à parler du langage lui-même (quand nous disons : « Napoléon est un nom propre », « Rouge est un adjectif qualificatif », ou bien : « Le barracuda est un poisson », etc.). Et finalement, une fonction phatique, celle grâce à laquelle le langage semble ne servir qu'à maintenir entre des interlocuteurs une sensation de contact acoustique (« Allô !… ») ou de contact psychologique de proximité agréable dans le bavardage social à vide ou la conversation d'amoureux, diseurs de riens, par exemple.
Quoi qu'il en soit de la réalité linguistique ou psychologique de certaines au moins de ces différentes fonctions, tout le monde est d'accord sur ce point : la fonction communicative est la fonction première, originelle et fondamentale du langage, dont toutes les autres ne sont que des aspects ou des modalités non nécessaires."
Georges Mounin, Clefs pour la linguistique, Seghers, 1968, p. 79-80.
"L'intérêt de la classification proposée par R. Jakobson vient de ce qu'il cherche à la fonder, non sur la liste des usages, mais sur l'inventaire des éléments nécessaires à toute communication. Il en distingue six : un émetteur, un récepteur, un contact entre eux, un code commun, un message, enfin un réfèrent sur lequel porte ce message. Une fonction correspondrait à chacun de ces éléments :
1. émotive, centrée sur le sujet ;
2. conative ou d'action sur autrui ;
3. phatique ou de maintien de la communication, comme lorsqu'on dit : « allô » ou que l'on chante pour assurer à autrui que l'on est réveillé ;
4. métalinguistique, lorsqu'on parle sur le code lui-même, par exemple lorsqu'on donne une définition ;
5. poétique, lorsque c'est la structure du message lui-même qui est objet d'attention ;
6. référentielle enfin, lorsque l'analyse du discours se fait en fonction de ce qu'on a à dire.
Mais, en fait, une telle classification n'est pas aussi systématique qu'on pourrait le penser : sans parler de la séparation, déjà critiquée, entre expression et action sur autrui, rien ne permet d'affirmer qu'à chacune de ces fonctions correspond un maniement linguistique particulier : ainsi, une proposition organisée de la même façon pourra être référentielle ou métalinguistique. Il y a en fait un certain artifice dans la correspondance des deux tableaux des éléments de la communication et des fonctions : ainsi, la fonction poétique n'est pas tant centrée sur le message qu'elle ne correspond à l'utilisation de procédés signifiants (rythmes, sonorités, etc.) ordinairement écartés par la prose quotidienne. Surtout, cette classification ne tient pas assez compte du fait qu'une hiérarchie s'impose entre ces différentes fonctions : ainsi l'existence de signes discrets et combinables est un phénomène d'une autre importance que la possibilité d'utiliser les variations de la voix pour impressionner autrui.
Il semble donc que d'un point de vue linguistique, on doive plutôt proposer une analyse de la communication en trois niveaux :
1. un niveau proprement linguistique, le fait massif étant ici que quelle que soit la nature de ce qu'on veut communiquer, le système des phonèmes comme celui des unités douées de sens reste le même avec ou sans émotion, qu'il s'agisse de demander le temps qu'il fait ou de parler de Dieu ;
2. un niveau qu'on peut appeler expressif, qu'il est peut-être plus clair d'appeler d'utilisation linguistique à des fins de mise en relief de traits laissés disponibles au niveau précédent ;
3. un niveau, enfin, d'élaboration linguistique où l'on utilise les moyens verbaux pour les faire signifier autrement qu'ils ne signifient d'ordinaire, qu'il s'agisse de poésie ou de jeux de mots.
Il est en somme remarquable que le langage ne soit pas une superstructure, c'est-à-dire qu'on retrouve les mêmes traits généraux et qu'on puisse appliquer les mêmes principes de description à toutes les langues, quelles que soient les civilisations dans lesquelles elles sont utilisées. La raison en est sans doute que les nécessités de la communication humaine sont plus constantes que la nature de ce qu'on a à communiquer. Corrélativement, c'est l'existence de ces nécessités qui explique que la linguistique puisse se développer comme une discipline autonome, sans avoir à se fonder sur une étude du besoin de communiquer, de l'objet à communiquer ou des groupes où l'on communique."
Frédéric François, "Le langage et ses fonctions", 1968, in Le langage, publié sous la direction d'A. Martinet, Paris, La Pléiade.
"Pour [Searle] une « conception sensée du langage humain » revient en gros à ceci :
La fonction du langage est la communication comme la fonction du cœur est de pomper le sang. Dans les deux cas, il est possible d'étudier la structure indépendamment de la fonction, mais il serait malvenu et sans intérêt de le faire, puisqu'il est évident qu'il y a interaction entre la structure et la fonction. Nous communiquons principalement avec les autres mais aussi avec nous-mêmes, comme lorsque nous nous parlons ou que nous verbalisons notre pensée pour nous-mêmes.
Le langage est le système de communication par excellence et il est « singulier et excentrique » de vouloir à tout prix étudier la structure du langage indépendamment de sa fonction de communication.
[…] Je dois tout d'abord préciser que j'ai toujours rejeté certaines des positions que m'attribue Searle. Ainsi, je n'ai jamais dit qu' « il n'y a pas de lien intéressant » entre la structure du langage et « sa fonction », y compris la fonction de communication ; je n'ai pas non plus « supposé arbitrairement » que l'emploi et la structure ne s'influencent pas. […] Il y a certainement des liens significatifs entre la structure et la fonction ; cela n'est pas douteux et ne l'a jamais été. De plus, je ne pense pas que « ce qui est essentiel dans les langues […] est leur structure ». J'ai souvent décrit ce que j'appelle « l'utilisation créative du langage » comme une caractéristique essentielle, non moins importante que les propriétés structurales distinctives.
Il affirme que le langage a une « fonction essentielle », la communication, et il considère comme contraire au bon sens et invraisemblable que je m'oppose à cette affirmation. Il est difficile d'argumenter sur le bon sens. Il existe effectivement une tradition tout à fait respectable, […] qui considère comme une déformation grossière la « conception instrumentaliste » selon laquelle le langage est « fondamentalement » un moyen de communiquer ou de parvenir à certaines fins. Le langage est, selon elle, « fondamentalement » un système d'expression de la pensée. Je suis d'accord, sur le fond, avec cette idée. Mais, à mon avis, l'enjeu de cette discussion est mince, puisque, chez Searle, le concept de « communication » inclut la communication avec soi-même, c'est-à-dire la pensée verbalisée. Nous pensons aussi sans verbaliser, j'en suis sûr — c'est en tout cas ce que semble montrer l'introspection. Mais dans la mesure où nous utilisons le langage pour communiquer avec nous-mêmes, nous ne faisons qu'exprimer nos pensées, et la distinction entre les deux conceptions exposées par Searle tombe. J'admets donc avec Searle qu'il y a un lien essentiel entre le langage et la communication, si l'on prend « communication » au sens large – ce qui me paraît être une initiative malencontreuse, car la notion de « communication » est alors vidée de son caractère essentiel et intéressant. Mais je reste sceptique lorsqu'il soutient qu'il existe un lien essentiel entre le sens et les actes de langage […]. Examinons l'affirmation de Searle selon laquelle il est « absurde et malvenu » d'étudier la structure du langage « indépendamment de sa fonction ». […] Pour reprendre sa comparaison, il ne fait pas de doute que le physiologiste qui étudie le cœur accordera une certaine attention au fait qu'il pompe le sang. Mais il étudiera aussi la structure du cœur et l'origine de cette structure chez l'individu et dans l'espèce, sans faire d'hypothèses dogmatiques sur la possibilité d'"expliquer" cette structure en termes fonctionnels.
Noam Chomsky, Réflexions sur le langage, trad. J.C. Milner, B. Vautherin, et P. Fiala, Maspéro, 1977, p. 71-75.
"Le langage humain comporte assurément des aspects publicitaires, chacun essayant de se montrer, quand l'occasion se présente, sous son meilleur jour. Cependant, l'organisation de l'échange langagier, tel qu'il résulte de notre constitution biologique, n'est pas sous le contrôle du locuteur, mais de l'auditeur. Celui-ci, pour accorder du statut, juge avant tout la pertinence de ce qu'il entend. Certes, le locuteur habile peut utiliser la marge de manœuvre dont il dispose en choisissant le contenu de ses interventions pour se mettre en scène de manière avantageuse dans ses propres narrations. La contrainte est toutefois sévère: il faut rester pertinent. Celui qui parle trop ouvertement de lui-même, sans ce que ses propos s'inscrivent clairement dans une trame informationnelle ou argumentative, risque de trahir son infatuation. Le statut dont on peut jouir auprès de son entourage ne se déclare pas, il se gagne. Il faut pour cela accepter les règles du jeu que l'organisation biologique de notre espèce nous impose. Pour obtenir du statut et exister dans les différentes coalitions auxquelles il souhaite appartenir, chacun doit non pas « se montrer », mais démontrer qu'il possède une capacité très particulière, celle d'être pertinent. Chaque fois que l'occasion se présente, autrement dit des dizaines de fois chaque jour, nous nous plions à ce rituel qui consiste à offrir au jugement des autres notre capacité à agencer des pensées de manière à leur présenter un message pertinent.
Les comportements qui sous-tendent la conversation obéissent à des mécanismes inconscients. Que ce soit le locuteur qui attire l'attention sur une situation saillante, celui qui cherche à la banaliser, celui qui met en doute la cohérence de ce qu'il entend, tous agissent instinctivement. Nous nous conduisons ainsi de manière réflexe. Nous exerçons un certain contrôle volontaire sur le contenu de ce que nous disons, mais nous avons du mal à dominer notre envie de parler. Nous ne pouvons pas nous empêcher de banaliser l'improbable ou de mettre en doute le bizarre. Les humains parlent dès qu'ils se retrouvent ensemble. L'effet cocktail, où chacun essaie de couvrir le bruit des conversations avoisinantes, et le brouhaha qui en résulte, illustrent à quel point le langage est un comportement à la fois systématique et ancré dans notre biologie. Dans ces conversations se joue un aspect essentiel de la vie de chacun : qui va se lier avec qui, qui va gagner la considération des autres, à qui va-t-on consentir l'influence et les avantages attachés au statut. C'est une partie de notre programme biologique que nous mettons inconsciemment en oeuvre dans nos conversations. Derrière le prétexte des échanges d'informations pertinentes, nous jugeons la capacité de chacun à décider ce qui est bon pour le groupe des individus qui choisiront de se lier à lui. Le langage apparaît ainsi davantage comme un moyen que comme une fin. De même que la phonologie sert à permettre la constitution d'un lexique étendu, l'usage que nous faisons du langage sert à la formation de coalitions."
Jean-Louis Dessalles, Les origines du langage. Une histoire naturelle de la parole, 2000, Hermes Sciences publications, p. 324-325.
"Toute recherche sur les origines et l'évolution d'une fonction requiert une définition de cette fonction et des critères permettant d'établir cette définition. En ce qui concerne le langage, les définitions générales ne sont guère utiles, car elles en font une fonction globale, ce qui se traduit, par exemple, par les énoncés suivants :
- le langage est un système fini d'unités sonores qui, en se combinant, permettent de formuler une infinité d'énoncés, conformément à une syntaxe (double articulation et syntaxe) ;
- le langage est un système de symboles arbitrairement liés à un signifié ;
- le langage humain n'est pas lié à un événement immédiat ; il permet d'évoquer des événements réels ou imaginaires dans le passé ou le futur. C'est ce qui fait son caractère référentiel.
Grâce au langage, on peut produire une infinité de discours ou de propositions à partir de peu d'éléments constitutifs. Mais on lui attribue trop de facultés, sans discerner celles lui sont propres de facultés apportées par d'autres modes de communication, ce qui fausse les recherches sur ses origines.
Ainsi, en 1958, Hockett a établi une liste de critères: selon lui, le langage est un mode de communication composé de messages dont chacun doit :
- passer par un conduit auditif et vocal ;
- s'effectuer par une émission et une réception directionnelle ;
- avoir un affaiblissement rapide, le support physique du message se dissipant rapidement ;
- être interchangeable entre l'émetteur et le récepteur ;
- avoir un retour de message complet ;
- être spécialisé ;
- posséder une sémantique ;
- être constitué de signes arbitraires non iconiques ;
- être discret et digital, et non pas continu et analogique ;
- être susceptible de déplacement en évoquant autre chose que l'ici et maintenant ;
- être ouvert dans sa capacité à dire de nouvelles choses et de nouveaux événements ;
- être soumis à une histoire commune entre individus ;
- être doté d'une dualité de structure (phonèmes et mots) ;
- permettre la prévarication (mensonge intentionnel) ;
- permettre la réflexivité (communiquer sur la communication) ;
- permettre l'apprentissage.
Une telle description reprend ce que les paléoanthropologues ont défini comme un total morphological pattern ; autrement dit, il s'agit d'une définition qui réunit tous caractères attachés à une fonction. Si le langage possède bien toutes ces caractéristiques, il est toujours possible d'en trouver d'autres - ce qui ne signifie pas pour autant que ces nouvelles caractéristiques soient spécifiques du langage. Aussi, si l'on veut tenter de reconstituer les origines et l'évolution du langage, il est nécessaire de distinguer entre les caractéristiques partagées avec d'autres modes de communication de celles qui sont vraiment propres au langage. En outre, la plupart des critères retenus dans cette définition/liste se retrouvent chez des espèces autres que l'espèce humaine.
Plutôt que de juxtaposer des caractères anatomiques, physiologiques, structurels ou fonctionnels, Roman Jakobson, l'une des principales figures de la linguistique du XXe siècle, dégage des fonctions du langage qui sont indépendantes de ses conditions de production.
1. La fonction référentielle, qui consiste à délivrer une information.
Exemple: Le chimpanzé fait le signe « manger ».
2. La fonction émotive ou expressive, qui traduit une émotion.
Exemple : C'est simiesque !
3. La fonction phatique ou de contact, qui permet d'établir ou de maintenir un contact.
Exemple : Comment ça va Koko ce matin ?
4. La fonction conative, qui vise à agir sur un destinataire.
Exemple : Pousse-toi de là !
5. La fonction poétique, qui recherche le beau.
Exemple : Tu es beau comme un bonobo.
6. La fonction métalinguistique, qui permet de réguler son propre discours.
Exemple : Tu vois ce que je veux dire.
S'il ne fait aucun doute que le langage possède ces fonctions, pour autant, est-ce que les unes ou les autres ne se retrouvent pas dans d'autres modes de communication ? Les quatre premières fonctions existent chez de très nombreuses espèces, même s'il ne fait aucun doute que le langage leur donne un éventail et une diversité incomparables.
Un chimpanzé qui désigne un partenaire en le montrant d'un geste de la main ou par la direction du regard mobilise la fonction référentielle ; c'est par exemple le cas des singes vervets qui, selon l'exemple fort connu, utilisent trois cris distincts selon le type de prédateur. Les différents cris comme les attitudes du corps exprimant la colère, la détente, I'excitation... sont autant d'utilisations de la fonction émotive. L'épouillage représente une fonction phatique très développée chez les singes. Quant à la fonction conative, les mimiques, regards, gestes et attitudes du corps ne manquent pas chez eux.
Notons que les modes de communication autres que le langage articulé se placent en concomitance avec l'événement, alors que le langage articulé permet d'évoquer de telles avec un décalage dans le temps et dans l'espace.
Cette remarque étant faite, on attribue aussi une fonction de prévarication ou de mensonge au langage, fonction non mentionnée par Jakobson. Les observations sur les chimpanzés décrivent sans ambiguïté des aptitudes à la dissimulation, à la feinte et au mensonge intentionnel. Cela implique une appréciation de la relation entre les protagonistes et, pour l'individu manipulateur, une évaluation de l'état mental de l'autre dans un but intentionnel. On n'est donc plus dans un contexte de circonstance, mais dans un enchaînement de situations. On évoque à cet égard une « théorie de l'esprit ».
Que dire de la fonction poétique, qui exprime un ressenti émotionnel ? Certains cris en relèvent-ils, ainsi que certaines attitudes qu'adoptent les chimpanzés en présence de nourritures très appréciées ? Il s'agit évidemment alors d'une émotion que la modulation du message exprime.
Il ne s'agit pas de rechercher à élaborer un beau message, mais à exprimer ce qui est beau ou bon. Que signifient les chants collectifs des orangs-outangs ou des gibbons ? Il est rare que des singes vocalisent ainsi. Selon les conceptions classiques de l'évolution et de l'adaptation, les attitudes des animaux ont toujours une fonction utilitaire. Il va tellement de soi, pour Homo sapiens, que les autres espèces ne sont mues que par leurs instincts que l'on ne s'est à vrai dire jamais posé la question de savoir si la poésie pouvait avoir sa place dans la nature.
Le langage humain se distingue des modes de communication symbolique des autres espèces par la fonction métalinguistique (discours du langage sur le langage, comme dans ce livre) et discursive (la capacité d'emboîter plusieurs idées dans une même phrase). D'autres auteurs dégagent des fonctions spécifiques de notre langage. […] Bernard Victorri décrit la fonction narrative tandis que Jean-Louis Dessalles ajoute la fonction argumentative.
Cette dernière se distingue évidemment de la fonction conative. Pour autant, on ne s'est pas interrogé sur son occurrence, même très simple, chez les autres espèces. La façon dont, par exemple, les babouins mâles hamadryas se livrent à des échanges afin de décider quelle direction prendre pour aller chercher des nourritures lors des saisons sèches s'approche de ce type de fonction, bien qu'il n'y ait pas d'échanges d'idées. En effet, à cette époque de l'année, les nourritures se faisant de plus en plus rares, les babouins se retrouvent indécis quant à la direction à prendre pour aller les chercher. Ils se regardent les uns les autres, l'un esquisse un mouvement dans une direction, un autre dans une autre direction, jusqu'à ce qu'une décision reçoive l'assentiment de tous. Il ne s'agit pas d'argumentations au sens où nous l'entendons, mais d'échanges d'avis et d'influences.
Quant à la fonction narrative, si l'on n'a bien évidemment jamais observé de grands singes en train de raconter des histoires ou d'évoquer des représentations du monde, certains chercheurs ayant développé des relations aussi longues qu'affectives avec quelques grands singes, comme Roger Fouts avec la femelle chimpanzé Washoe ou Francine Patterson avec la femelle gorille
Koko, soutiennent que leur compagnon peut évoquer des événements liés à leur vie. Autrement dit, le langage appris, que ce soit le langage américain par signes des sourds et muets (ASL ou American Sign Language) ou un langage à l'aide de symboles sur des écrans d'ordinateur, leur aurait permis d'exprimer ce qu'ils avaient en tête."
Pascal Picq, "Les temps de la parole", in Les origines du langage, Le Pommier, 2010, p. 17-26.
Date de création : 01/03/2006 @ 18:57
Dernière modification : 26/03/2017 @ 17:14
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