"L'Évangile selon Jean nous raconte que la vue des changeurs qui tiraient profit de la vente d'animaux sacrificiels dans le Temple de Jérusalem a mis [Jésus] dans une telle fureur qu'il les a chassés avec un fouet de cordes, avant de disperser leur monnaie et de renverser leurs tables. On peut aussi trouver des soutiens à cette position dans la philosophie profane. D'aucuns ont ainsi pu soutenir que la similitude entre casser le pied d'une enfant et casser le pied d'une table était trompeuse : l'enfant seule peut ressentir de la douleur. Elle seule peut être traumatisée, avoir sa dignité bafouée ; la table est dépourvue d'intérêts et d'états mentaux. La force physique qui détériore des objets inanimés ne relève donc pas, selon ce point de vue, de la violence, puisqu'elle n'a pas les effets qui constituent le caractère a priori mauvais de ce qu'on appelle violence. Au minimum, ceux qui en font les frais doivent être des êtres sensibles.
Cependant, l'opinion contraire est bien plus commune. Un essai philosophique souvent cité affirme que la violence « est toujours exercée, et [qu'elle] est toujours exercée contre quelque chose, généralement une personne, un animal ou un bien ». Cette dernière catégorie d'objets – vitres, voitures, commerces – peut faire l'objet de bris, d'incendie, de jets de pierre et de toutes sortes d'actes de violence. Mais que penser de la démolition officielle d'un bâtiment délabré ou du brûlage contrôlé d'une parcelle de jardin ? Pour correspondre aux critères de la violence, les attaques physiques contre les biens doivent être « extrêmement vigoureuses, ou incendiaires, ou malveillantes », cette dernière caractéristique étant la plus importante. Dans une même veine, Ted Honderich définit la violence politique comme « un usage de la force physique qui détériore, endommage, violente ou détruit des personnes ou des choses, avec une intention politique et sociale ». Chenoweth et Stephan suggèrent que « les tactiques violentes comprennent les attentats la bombe, les fusillades, les enlèvements, les sabotages tels que la destruction d'infrastructures et d'autres types de dommages physiques aux personnes et aux biens174 », au point qu'on en vient à se demander comment ils peuvent encore citer le moindre exemple de non-violence. Le mur de Berlin, on ne l'a pas fait tomber en caressant le ciment ?
Mais les pacifistes stratégiques ont raison d'affirmer qu'aux yeux du public, au début du XXIe e siècle et tout particulièrement dans les pays du Nord, la destruction de biens a en effet tendance à apparaître comme une violence. De même, la plupart des gens identifieraient un fouet de cordes comme une arme et le fait de chasser les changeurs et de renverser leurs tables comme un acte de violence. Si l'on n'est pas obligé de s'en remettre à l'avis de la majorité, il ne faudrait pas non plus donner aux mots une signification qui s'écarte trop de l'usage commun. Si nous voulions exclure les atteintes aux objets de la sphère de la violence, il nous faudrait essayer de convaincre le monde qu'une foule de Gilets jaunes descendant les Champs-Élysées et pulvérisant tous les magasins sur son passage pratique en réalité la nonviolence – plus qu'un tour de force conceptuel, un gaspillage d'énergie rhétorique.
Nous devons donc accepter que la destruction de biens relève bel et bien de la violence, dans la mesure où elle constitue un exercice intentionnel de la force pour porter atteinte à une chose possédée par une personne qui ne veut pas qu'on porte atteinte à ladite chose […]. Mais il faut ajouter immédiatement qu'une telle violence est d'une autre nature que la violence qui frappe un humain (ou un animal), pour les raisons mentionnées plus haut : on ne peut pas faire preuve de cruauté à l'égard d'une voiture ni la faire pleurer. Elle n'a pas de droits qui seraient outragés au moment où elle prend feu. Cela porte tort à la personne derrière la voiture – le conducteur, le propriétaire – qui se voit empêchée de l'utiliser comme elle l'entend. Mais ce serait tout autre chose que de mettre le feu à cette personne. Martin Luther King – une boussole autrement plus fiable et constante que Gandhi – a défendu cette distinction dans son apologie des émeutes urbaines de 1967 : « Violentes, elles l'ont certainement été. Mais la violence s'est infiniment plus déchaînée contre la propriété que contre les personnes », et dans cette catégorie des actes violents, c'est ce qui faisait toute la différence : « La vie est sacrée. La propriété est destinée à servir la vie : quels que soient les droits et le respect dont nous les entourons, elle ne possède aucune existence personnelle. » Pourquoi les émeutiers « étaient-ils donc aussi violents contre la propriété ? Parce que la propriété représentait la structure du pouvoir blanc qu'ils attaquaient et essayaient de détruire »."
Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, 2020, tr. fr. Étienne Dobenesque, La Fabrique éditions, 2020, p. 126-129.
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