"Par la considération des œuvres d'art le spectateur utilise simultanément des informations puisées dans sa propre expérience et dans celle des autres ; il enjambe sur le temps et 1'espace. L'activité artistique apparaît bien ainsi comme une des formes majeures de la pensée en acte. Et on ne peut manquer, dans les perspectives structuralistes modernes, de réclamer pour l'étude de cette forme si mal connue de langage une attention soutenue. L'examen d'une œuvre d'art exige de nous une activité considérable : elle n'est pas passive ; devant une œuvre d'art notre pensée accomplit un parcours. Chaque détail successivement perçu engendre des représentations diverses. L'œuvre est fixe, mais la vision est en mouvement. C'est encore une raison pour laquelle la théorie de la forme est dépassée. L'œuvre d'art ne condense pas une expérience comme le langage conceptuel ou comme la formulation mathématique, elle ne constitue pas non plus une matrice, sinon pour les produits de série qui ne contribuent pas directement à la genèse et au renouvellement de la pensée plastique. Elle est un relais, à interpréter, de l'imaginaire."
Pierre Francastel, "Art, forme, structure", 1965, in L'Image, la vision et l'imagination, Denoël/Gonthier, 1983, p. 31-32.
"La vue d'une œuvre ou son audition ne restitue pas une image optique ou sonore composée d'éléments qui se sont trouvés placés un moment donné, dans l'ordre même où ils sont présentés, à la portée des sens du spectateur. Les idées et les concepts ne s'incarnent pas dans des signes interchangeables ; les formes de l'expression artistique ne nous révèlent pas un arrière-monde pourvu ou non d'ordre et de mesure. Le jeu combinatoire sur lequel repose la perception de l'image suppose l'existence de trois niveaux : celui de la réalité sensible qui engendre les stimuli ; celui de la perception ; celui de l'imaginaire. La sélection des éléments ne se fait pas en fonction des lois générales de la nature, mais dans la perspective d'une culture commune à un artiste et à des groupes humains qui interfèrent toujours, soit dans l'actuel soit à travers l'espace et le temps, avec des catégories multiples d'individus, souvent étrangers les uns aux autres à tous égards. Le mécanisme de la perception artistique ne repose pas […] sur la reconstitution des touts occasionnels ayant provoqué l'élaboration du support formel en fonction d'un type particulier de langage, mais sur ce qu'à partir de relations fragmentaires un système matériel artificieusement constitué renvoie à une pluralité d'ensembles qui, situés dans la mémoire, individuelle et collective des artistes et des spectateurs, possèdent des degrés de réalité très variables.
La perception de l'œuvre d'art repose non pas sur un processus de reconnaissance mais de compréhension. L'œuvre d'art est le possible et le probable ; elle n'est jamais le certain. Elle est toujours ambiguë, toujours susceptible de perdre certains aspects de sa réalité ou d'en gagner de nouveaux. L'esthétique est première ; l'œuvre d'art ne porte pas le message d'une connaissance ou d'une pensée engendrée en dehors d'elle, soit par imitation soit par intuition, indépendamment de la volonté de l'artiste – étant encore précisé que cette volonté ne se présente pas comme un consciencieux effort pour reproduire un modèle, mais comme une problématique. Ce que fixe l'artiste ce n'est pas ce qu'il a vu ou appris, c'est ce qu'il cherche et ce qu'il veut révéler à d'autres."
Pierre Francastel, "Art, forme, structure", 1965, in L'Image, la vision et l'imagination, Denoël/Gonthier, 1983, p. 41-42.
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