"Tout dépend de ce que nous « faisons » de [nos] inventions, de la manière dont nous nous en servons, de la fin en vue de la quelle nous choisissons ces moyens […].
Cet argument optimiste […] remonte à l'époque de la première révolution industrielle […] Sa valeur est plus que douteuse. Il présuppose que nous pouvons librement disposer de la technique et qu'il existe des fragments de notre monde qui seraient de purs « moyens » auxquels on pourrait rattacher à sa guise de « bonnes fins ». Tout cela n'est que pure illusion. Les inventions relèvent du domaine des faits marquants. En parler comme s'il s'agissait de moyens – quelles que soient les fins auxquelles nous les faisons servir – ne change rien à l'affaire. En fait le grand clivage de notre vie en moyen et fins, dont cet argument est l'expression accomplie, n'a rien à voir avec la réalité. Nous ne pouvons pas diviser notre existence envahie par la technique comme on divise une rue et la découper en tronçon isolés les uns des autres et soigneusement délimités, en apposant sur les uns une plaque marquée « moyen » et sur les autres une plaque marquée « fin ». Cette partition n'est légitime que pour les actes particuliers et les opérations mécaniques isolées. Elle ne l'est plus lorsqu'il est question du « Tout », en politique comme en philosophie. Qui se représente notre vie comme un tout, à l'aide de ces deux catégories la pense sur le modèle de l'acte déterminé par une fin et donc déjà comme un processus technique. Il fait aussi preuve de cette même barbarie contre laquelle on s'emporte volontiers quand on dit que « la fin justifie les moyens ». Le rejet de cette formule témoigne d'une vue aussi courte que son acceptation (d'ailleurs très rarement exprimée) : car celui qui la rejette accepte bien, même s'il ne le dit pas, la légitimité des deux catégories ; il concède, lui aussi, que leur application à la vie considérée comme un tout est légitime. L'humanité véritable commence plutôt là où cette distinction perd son sens là où les moyens aussi bien que les fins sont imprégnés du style même des us et des coutumes que, devant les fragments de la vie et du monde, on ne peut reconnaître (et on ne se le demande d'ailleurs même plus) s'il s'agit de « moyens » ou de « fins », là où le chemin qui mène à la fontaine rafraîchit autant que l'eau qu'on y boit".
Günther Anders, L'Obsolescence de l'Homme, 1956, tr. fr. Christophe David, Ivrea, tome I, 2002, p. 117-118.
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