"Le mot image est notoirement ambigu. Il peut dénoter à la fois un objet physique (une peinture ou une sculpture), une entité mentale et imaginaire, une imago psychologique, le contenu visuel des rêves, des souvenirs ou de la perception. Le mot joue un rôle dans les arts visuels et textuels : il désigne le contenu représenté d'un tableau ou la totalité de sa gestalt formelle (ce qu'Adrian Stokes appelle « l'image en forme ») ; mais également un motif verbal, une chose ou une qualité, une métaphore ou toute autre « figure », voire la totalité formelle d'un texte en tant qu' « icône verbale ». Avec la notion d' « image acoustique », il franchit même la frontière qui sépare la vision de l'écoute. Enfin, avec le symbole et l'index chez Charles Sanders Pierce, le mot désigne une relation de similitude, de ressemblance ou d'analogie qui lui confère le statut quasi-logique de l'icône, l'un des trois grands ordres sémiotiques."
W.J.T. Mitchell, Que veulent les images ? Une critique de la culture visuelle, 2005, tr. fr. Maxime Boidy, Nicolas Cilins et Stéphane Roth, Les Presses du réel, 2014, p. 25.
"The word image is notoriously ambiguous. It can denote both a physical object (a painting or sculpture) and a mental, imaginary entity, a psychological imago, the visual content of dreams, memories, and perception. It plays a role in both the visual and verbal art, as the name of the represented content of a picture or it overall formal gestalt (what Adrian Stokes called the “image in form”); or it can designate a verbal motif, a named thing or quality, a metaphor or other «figure:' or even the for mal totality of a text as a “verbal icon.” It can even pass over the boundary between vision and hearing in the notion of an "acoustic image." And as a name for likeness, similitude, resemblance, and analogy it has a quasilogical status as one of the three great orders of sign formation, the “icon”, which (along with c. s. Peirce's “symbol” and “index”) constitutes the totality of semiotic relationships."
W.J.T. Mitchell, What pictures want? The lives and loves of images, 2005, The University of Chicago Press, p. 2.
"La langue anglaise a deux mots pour désigner les images matérielles et les images psychiques : picture et image. La langue française, elle, n'en a qu'un seul. Cette particularité a parfois conduit à réserver le terme « image » aux créations psychiques et à proposer « figure » pour les représentations matérielles. Certains ont même suggéré de créer un mot nouveau pour sortir la langue française de sa confusion ! Pourtant, celle-ci n'est qu'un cas particulier d'un problème bien plus vaste : image « mentale » et image « matérielle » sont loin de constituer deux blocs homogènes et opposables.
Le déplacement de sens du mot « image » témoigne de ce flottement. Alors qu'il désignait d'abord une copie ou un reflet du réel, le mot s'est peu à peu dégagé de la servitude de la ressemblance pour désigner des objets esthétiques dans lesquels se manifeste la puissance de la créativité humaine. Diverses tentatives pour le réserver à un usage précis n'y ont rien fait. Nicéphore proposait au IXe siècle de désigner par « image » les icônes, qui sont image d'une réalité, excluant ainsi du monde des « images » les idoles, qui représentent des divinités qui, pour le chrétien, n'ont jamais existé. Mais cette proposition quelle que soit son importance par ailleurs sur le développement de la pensée en Occident, a eu peu de conséquences sur l'utilisation du mot. Et on peut facilement imaginer que les autres tentatives de ce genre connaissent le même sort… Quant à l'expression « image psychique », elle recouvre des domaines aussi différents que les images fondamentales de soi, du monde, de l'homme et de la femme que chacun porte en lui, les images obsédantes, les rêveries à travers lesquelles chacun s'imagine autre dans un monde différent, les images fabuleuses du rêve et celles, réalistes, de nos projets de transformation du monde... pour ne citer que celles-ci. Les limites de ce qu'on nomme « image » sont toujours floues, imprécises, contestées... Le mot « image », en français, est bel et bien ancré dans une polysémie que toute tentative de codification sémantique paraît impuissante à dissiper. Tandis qu'à l'extrême opposé, c'est-à-dire du point du vue de l'expérience subjective, l'image se donne dans une appréhension immédiate, objective et atemporelle qui prend la force d'une évidence. Serait-ce ce qui a conduit tant de philosophes à tenir l'image en si grande suspicion ?"
Serge Tisseron, Psychanalyse de l'image, 1995, Introduction, Dunod, 2005, p. 15-16.
"Je regarde cette feuille blanche, posée sur ma table ; je perçois sa forme, sa couleur, sa position. Ces différentes qualités ont des caractéristiques communes : d'abord elles se donnent à mon regard comme des existences que je puis seulement constater et dont l'être ne dépend aucunement de mon caprice. Elles sont pour moi, elles ne sont pas moi. Mais elles ne sont pas non plus autrui, c'est-à-dire qu'elles ne dépendent d'aucune spontanéité, ni de la mienne, ni de celle d'une autre conscience. Elles sont présentes et inertes à la fois. Cette inertie du contenu sensible, qu'on a souvent décrite, c'est l'existence en soi. Il ne sert à rien de discuter si cette feuille se réduit à un ensemble de représentations ou si elle est et doit être davantage. Ce qui est certain, c'est que le blanc que je constate, ce n'est certes pas ma spontanéité qui peut le produire. Cette forme inerte, qui est en deçà de toutes les spontanéités conscientes, que l'on doit observer, apprendre peu à peu, c'est ce qu'on appelle une chose. En aucun cas, ma conscience ne saurait être une chose, parce que sa façon d'être en soi est précisément un être pour soi. Exister, pour elle, c'est avoir conscience de son existence. Elle apparaît comme une pure spontanéité, en face du monde des choses qui est pure inertie. Nous pouvons donc poser dès l'origine deux types d'existence : c'est, en effet, en tant qu'elles sont inertes que les choses échappent à la domination de la conscience ; c'est leur inertie qui les sauvegarde et qui conserve leur autonomie.
Mais voici que maintenant, je détourne la tête. Je ne vois plus la feuille de papier. Je vois maintenant le papier gris du mur. La feuille n'est plus présente, elle n'est plus là. Je sais bien cependant qu'elle ne s'est pas anéantie : son inertie l'en préserve. Simplement, elle a cessé d'être pour moi. Pourtant la voici de nouveau. Je n'ai pas tourné la tête, mon regard est toujours dirigé vers le papier gris ; rien n'a bougé dans la pièce. Cependant, la feuille m'apparaît de nouveau avec sa forme, sa couleur et sa position ; et je sais fort bien, au moment qu'elle m'apparaît, que c'est précisément la feuille que je voyais tout à l'heure. Est-ce vraiment elle en personne ? Oui et non. Certes j'affirme bien que c'est la même feuille avec les mêmes qualités. Mais je n'ignore pas que cette feuille est restée là-bas : je sais que je ne jouis pas de sa présence ; si je veux la voir réellement, il faut que je me tourne vers mon bureau, que je ramène mes regards sur le buvard où la feuille est posée. La feuille qui m'apparaît en ce moment a une identité d'essence avec la feuille que je voyais tout à l'heure. Et, par essence, je n'entends pas seulement la structure mais encore l'individualité même. Seulement cette identité d'essence ne s'accompagne pas d'une identité d'existence. C'est bien la même feuille, la feuille qui est présentement sur mon bureau, mais elle existe autrement. Je ne la vois pas, elle ne s'impose pas comme une limite à ma spontanéité ; elle n'est pas non plus un donné inerte existant en soi. En un mot elle n'existe pas en fait, elle existe en image.
Si je m'examine sans préjugés, je m'apercevrai que j'opère spontanément la discrimination entre l'existence comme chose et l'existence comme image. Je ne saurais compter les apparitions qu'on nomme images. Mais, qu'elles soient ou non des évocations volontaires, elles se donnent, au moment même où elles apparaissent, comme autre chose que des présences. Je ne m'y trompe jamais. On surprendrait même beaucoup quelqu'un qui n'aurait pas étudié la psychologie si, après lui avoir expliqué ce que le psychologue nomme image, on lui demandait : vous arrive-t-il parfois de confondre l'image de votre frère avec la présence réelle de celui-ci ? La reconnaissance de l'image comme telle est une donnée immédiate du sens intime.
Autre chose est, cependant, d'appréhender immédiatement une image comme une image, autre chose de former des pensées sur la nature des images en général. Le seul moyen de constituer une théorie vraie de l'existence en image serait de s'astreindre rigoureusement à ne rien avancer sur celle-ci qui n'ait directement sa source dans une expérience réflexive. C'est qu'en effet l'existence en image est un mode d'être fort difficile à saisir. Il y faut de la contention d'esprit ; il faut surtout se débarrasser de notre habitude presque invincible de constituer tous les modes d'existences sur le type de l'existence physique."
Jean-Paul Sartre, L'Imagination, 1936, PUF, 1981, p. 1-3.
"[La notion d'image], comme ses corrélatifs de « représentation », de « ressemblance », d'« imitation » et bien d'autres encore, se présente en général comme une entité holistique recouvrant une acception spécifique, certes floue, mais dont on reste persuadé de saisir le sens. Cette assurance dissimule cependant un abîme. L'image, comme autant de tableaux, comme autant de touches de couleur, de cernes et de rehauts, comme autant de styles ou comme autant de regards subjectifs, jouit d'une multitude d'acceptions et d'une profonde plurivocité. Reste que les prétendues représentations et objets positifs – peintures, gravures, illustrations offrant une prise réelle à partir de laquelle travailler – nous détournent encore bien souvent de l'étude de ce qui à l'image même ne se conçoit pas dans les termes d'une prise de vue. La langue anglaise bénéficie d'une distinction opportune dont ne dispose pas la langue française ; à l'image, objet de l'impression visuelle, qui pénètre pensée et discours, s'oppose la picture, artefact et motif matériels. L'image apparaît ainsi dématérialisée, et telle est sa capacité de pénétration. Elle ne sait se restreindre en un champ donné et ne dépend ni d'un média essentiel ni d'une pure opticité, physiologique ou culturellement fondée. L' « image » est idées, théories, descriptions, métaphores, fantasmes, rêves, souvenirs."
W.J.T. Mitchell, Iconologie. Image, texte, idéologie, 1986, Avant-propos, tr. fr. Maxime Boidy et Stéphane Roth, Les Prairies Ordinaires, 2009, p. 45-47.
"Deux choses doivent immédiatement interpeller quiconque tente de prendre la mesure du phénomène englobé sous le terme d'imagerie. Tout d'abord, la grande variété recoupée par le terme, à savoir les peintures, statues, illusions d'optique, cartes, diagrammes, rêves, hallucinations, spectacles, projections, poèmes, schémas, souvenirs, voire les idées en tant qu'images : une liste dont la diversité empêche toute classification systématique et unifiée. D'autre part, le regroupement de toutes ces composantes sous le terme d' « image » ne signifie pas qu'elles aient forcément toutes quelque chose en commun. Penser les images comme une famille disséminée ayant subi de profondes mutations au cours de son évolution et dont les membres ont migré dans le temps et l'espace serait une manière plus sage de débuter.
Cependant, si les images composent une telle famille, il devrait être possible d'en reconstituer une certaine généalogie. Si nous délaissions la recherche d'une définition universelle du terme pour nous orienter vers les nœuds où les images se sont ramifiées sur la base de frontières établies entre différents discours institutionnels, nous obtiendrions l'arbre généalogique suivant :
Image
parenté
ressemblance
similitude
|
graphique
|
optique
|
perceptuelle
|
mentale
|
verbale
|
peintures
statues
dessins
|
miroirs
projections
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données sensorielles
« espèces »
apparences
|
rêves
souvenirs
idées
phantasmes
|
métaphores
descriptions
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Chaque branche de cet arbre désigne un type d'imagerie central dans le discours d'une discipline intellectuelle : l'imagerie mentale relève de la psychologie et de l'épistémologie ; l'imagerie optique de la physique ; l'imagerie graphique, sculptée ou architecturale incombe à l'historien de l'art ; l'imagerie verbale au théoricien de la littérature ; les images perceptuelles occupent quant à elles une zone frontière où physiologistes, neuroscientifiques, psychologues, historiens de l'art et spécialistes de l'optique sont amenés à collaborer avec des philosophes et des littéraires. Cette région est occupée par un certain nombre de créatures étranges qui hantent la frontière entre les dimensions physiques et psychologiques de l'image : les « espèces » ou « formes sensibles », qui, selon Aristote, émanent des objets et s'impriment dans la cire de nos sens tels des sceaux ; les phantasmes, versions de ces impressions ravivées par l'imagination en l'absence des objets qui en sont la source ; les « données sensorielles » ou « percepts », qui jouent plus ou moins un rôle analogue dans la psychologie moderne ; et pour finir, ces « apparences » qui, dans le langage courant, se placent entre nous-mêmes et la réalité et auxquelles nous nous référons si souvent en termes d' « image » – depuis celle rendue par un comédien habile jusqu'à celles créée par des experts pour des produits ou des personnes à des fins de propagande ou publicitaires."
W.J.T. Mitchell, Iconologie. Image, texte, idéologie, 1986, tr. fr. Maxime Boidy et Stéphane Roth, Les Prairies Ordinaires, 2009, p. 45-47.
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