"On peut donc [définir l'image] une répétition ou résurrection de la sensation, tout en la distinguant de la sensation, d'abord par son origine puisqu'elle a la sensation pour précédent, tandis que la sensation a pour précédent l'ébranlement du nerf, ensuite par son association avec un antagoniste puisqu'elle a divers réducteurs, entre autres la sensation correctrice spéciale, tandis que la sensation elle-même n'a pas de réducteur.
Arrivés là, nous comprenons sa nature ; en ressuscitant la sensation, elle la remplace ; elle est son substitut, c'est-à-dire une chose différente à certains égards, semblable à d'autres, mais de telle façon que ces différences et ces ressemblances soient des avantages. […] Des images d'un certain genre constituent les souvenirs, c'est-à-dire la connaissance des événements passés. Des images associées aux sensations des divers sens, et particulièrement de la vue et du toucher, constituent les perceptions acquises, c'est-à-dire tout ce qui dans la connaissance des objets individuels extérieurs dépasse la sensation actuelle brute. Des images d'un certain genre et associées d'une certaine façon constituent les prévisions, c'est-à-dire la connaissance des événements futurs. – De même que la connaissance des qualités générales n'est possible que par la substitution des signes aux perceptions et aux images, de même la connaissance soit des événements futurs ou passés, soit des propriétés groupées qui composent chaque objet individuel extérieur, n'est possible que par la substitution des images aux sensations."
Hippolyte Taine, De l'intelligence, 1870, Tome I, 1ère partie, livre II, chapitre I, § 6, Hachette, 1892, p. 127.
"Une doctrine de l'imagination qui nous refuse le pouvoir, tant célébré, de contempler la forme et la couleur des objets absents, ne sera point aisément acceptée, peut-être, par ceux que l'expérience des arts n'a pas instruits. Je crois donc utile d'exercer le lecteur au sujet de trois exemples remarquables. Beaucoup ont, comme ils disent, dans leur mémoire, l'image du Panthéon, et la font aisément paraître, à ce qu'il leur semble. Je leur demande, alors, de bien vouloir compter les colonnes qui portent le fronton; or non seulement ils ne peuvent les compter, mais ils ne peuvent même pas l'essayer. Or cette opération est la plus simple du monde, dès qu'ils ont le Panthéon réel devant les yeux. Que voient-ils donc, lorsqu'ils imaginent le Panthéon? Voient-ils quelque chose? Pour moi, quand je me pose à moi-même cette question, je ne puis dire que je ne voie rien qui ressemble au Panthéon. Je forme, il me semble, l'image d'une colonne, d'un chapiteau, d'un pan de mur; mais comme je ne puis nullement fixer ces images, comme au contraire le regard direct, si l'on peut dire, me remet aussitôt en présence des objets que j'ai devant les yeux, je ne puis rien dire de ces images, sinon qu'il me semble que je les ai un instant aperçues. Mais comme il ne manque pas autour de moi de reflets, d'ombres, de contours indéterminés que je perçois du coin de l'œil et sans en penser rien, il se peut bien que je prenne, du souvenir de ce chaos d'un moment, l'illusion d'avoir évoqué, le temps d'un éclair, les parties du monument absent qu'en moi-même je nomme. Là-dessus je demande seulement que l'on se défie de soi-même, et que l'on ne décrive point par le discours au-delà de ce qu'on a vu.
Le second exemple concerne nos perceptions réelles, dans lesquelles l'imagination entre toujours. Je perçois un précipice par les yeux. Il est clair que ce que je perçois réellement est couleur et contours et que la vision de la profondeur est imaginaire. Et voici la question. Quand cette perception imaginaire va au tragique par le vertige, ce qui arrive souvent lorsqu'une pierre roule, ou qu'un oiseau s'envole du rocher dans la profondeur, est-ce que l'abîme est alors dans ce que je vois, ou bien n'est-il pas seulement dans les mouvements retenus de tout mon corps qui en même temps se précipite et se retient ? Au vrai je sens l'abîme par la terreur; et, parce que je le sens, je crois que je le vois. Cet exemple peut jeter dans des réflexions sans fin. Car, lorsque je vois l'horizon au loin, cette distance est imaginaire aussi; je crois la voir, mais plutôt je la sens, en une préparation de mon corps à marcher longtemps. Afin de mieux apercevoir les pièges de l'imagination, amusez-vous, quand les feuilles auront poussé, à voir dans quelque branche qui se détachera sur le ciel un visage d'homme, et examinez si, par ce travail d'imagination, la forme de l'objet sera changée le moins du monde. Elle ne le sera pas, mais vous croirez d'abord qu'elle l'est.
Le troisième exemple n'instruira que ceux qui, à la manière des peintres, savent mesurer des grandeurs apparentes. La lune à son lever nous paraît plus grosse qu'au zénith; et sans aucun doute c'est l'imagination qui la grossit. Mais enfin, direz-vous, elle la grossit; elle étend ce disque au-delà des limites que l'optique déterminerait. L'imagination change donc les apparences ? Mais non; elle ne change point les apparences. La lune n'apparaît pas plus grosse qu'elle ne devrait; et les astronomes, qui mesurent souvent une telle image, je dis quant à sa grandeur apparente, vous diront que cette grosse lune à l'horizon ne couvre pas plus de divisions sur leur réticule, que la lune au zénith par les nuits claires. Ici encore nous croyons ferme, et je dirais même de tout notre cœur, que l'imagination fait apparaître une lune plus grosse; mais cela n'est point. La lune ne paraît nullement plus grosse. Nous croyons qu'elle paraît plus grosse."
Alain, Système des Beaux-Arts, 1920, Note 11, Gallimard, p. 312-313.
"Au début de cet ouvrage nous avons montré les difficultés que soulevait toute tentative pour constituer la perception par un amalgame de sensations et d'images. Nous comprenons à présent pourquoi ces théories sont inadmissibles : c'est que l'image et la perception, loin d'être deux facteurs psychiques élémentaires de qualité semblable et qui entreraient simplement dans des combinaisons différentes, représentent les deux grandes attitudes irréductibles de la conscience. Il s'ensuit qu'elles s'excluent l'une l'autre. Nous avons déjà remarqué que lorsqu'on visait Pierre en image à travers un tableau, on cessait par là même de percevoir le tableau. Mais la structure des images dites “mentales” est la même que celle des images dont l'analogon est externe : la formation d'une conscience imageante s'accompagne, dans ce cas comme le précédent, d'un anéantissement d'une conscience perceptive et réciproquement. Tant que je regarde cette table, je ne saurais former l'image de Pierre ; mais si tout à coup Pierre irréel surgit devant moi, la table qui est sous mes yeux s'évanouit, quitte la scène. Ainsi ces deux objets, la table réelle et Pierre irréel peuvent seulement alterner comme corrélatifs de consciences radicalement distinctes : comment l'image, dans ces conditions, pourrait-elle concourir à former la perception ?"
Jean-Paul Sartre, L'Imaginaire, 1940, Folio essais, 2019, p. 231-232.
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