"Pour certaines personnes la langue, ramenée à son principe essentiel, est une nomenclature, c'est-à-dire une liste de termes correspondant à autant de choses. Par exemple :
Cette conception est critiquable à bien des égards. Elle suppose des idées toutes faites préexistant aux mots [...] ; elle ne nous dit pas si le nom est de nature vocale ou psychique, car arbor peut être considéré sous l'un ou l'autre aspect ; enfin elle laisse supposer que le lien qui unit un nom à une chose est une opération toute simple, ce qui est bien loin d'être vrai. Cependant cette vue simpliste peut nous rapprocher de la vérité, en nous montrant que l'unité linguistique est une chose double, faite du rapprochement de deux termes. [...]
Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique. Cette dernière n'est pas le son matériel, chose purement physique, mais l'empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle, et s'il nous arrive de l'appeler « matérielle », c'est seulement dans ce sens et par opposition à l'autre terme de l'association, le concept, généralement plus abstrait.
Le caractère psychique de nos images acoustiques apparaît bien quand nous observons notre propre langage. Sans remuer les lèvres ni la langue, nous pouvons nous parler à nous-mêmes ou nous réciter mentalement une pièce de vers. C'est parce que les mots de la langue sont pour nous des images acoustiques qu'il faut éviter de parler des « phonèmes » dont ils sont composés. Ce terme, impliquant une idée d'action vocale, ne peut convenir qu'au mot parlé, à la réalisation de l'image intérieure dans le discours. En parlant des sons et des syllabes d'un mot, on évite ce malentendu, pourvu qu'on se souvienne qu'il s'agit de l'image acoustique.
Le signe linguistique est donc une entité psychique à deux faces qui peut être représenté par la figure :
Ces deux éléments sont intimement unis et s'appellent l'un l'autre. Que nous cherchions le sens du mot latin arbor ou le mot par lequel le latin désigne le concept « arbre », il est clair que seuls les rapprochements consacrés par la langue nous apparaissent conformes à la réalité, et nous écartons n'importe quel autre qu'on pourrait imaginer.
Cette définition pose une importante question de terminologie. Nous appelons signe la combinaison du concept et de l'image acoustique : mais dans l'usage courant ce terme désigne généralement l'image acoustique seule, par exemple un mot (arbor, etc.). On oublie que si arbor est appelé signe, ce n'est qu'en tant qu'il porte le concept « arbre », de telle que l'idée de la partie sensorielle implique celle du total.
L'ambiguïté disparaîtrait si l'on désignait les trois notions ici en présence par des noms qui s'appellent les uns les autres tout en s'opposant. Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant ; ces derniers termes ont l'avantage de marquer l'opposition qui les sépare soit entre eux, soit du total dont ils font partie.
Quant à signe, si nous nous en contentons, c'est que nous ne savons par quoi le remplacer, la langue usuelle n'en suggérant aucun autre."
Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale (1906-1911), Éd. Payot, 1995, p. 97-99.
"D'une façon générale, le propre de toutes les activités représentatives est, justement, de posséder un caractère dialectique, les concepts renvoyant à l'expression et réciproquement. Au surplus, lorsqu'il s'agit de sociétés très avancées, il existe rarement des créations de signes ou d'objets détachés de tout modèle. L'important est de ne pas perdre de vue que les signes figuratifs surgissent non par rapport à une description du réel, mais comme témoins de systèmes mentaux. L'important aussi est de retenir qu'il existe comme support des systèmes figuratifs un matériel de signes surgis dans l'esprit à travers l'espace-temps et dialectiquement situés entre le réel, le perçu et l`imaginaire. Le fait, que la relation dialectique est ainsi à trois dimensions et non à deux comme on le croit, est capital. C'est pour l'avoir méconnu que sont nées toutes les querelles du réalisme, depuis Platon et les détracteurs des idoles jusqu'aux modernes théoriciens de la réalité des images.
Il convient, par ailleurs, de prendre garde que les sociétés ne disposent pas d'objets figuratifs une fois pour toutes constitués. Elles utilisent des éléments figuratifs tantôt globalement utilisables, tantôt au contraire morcelés en parties évocatrices d'autres ensembles. Si l'on veut, le langage figuratif possède ses particules élémentaires et concrètes de représentation qu'il faut distinguer du signe. Une très grande différence existe entre le matériel d'éléments dont disposent ainsi le langage figuratif et le matériel utilisé par les langages verbaux. Les éléments du langage verbal sont, en effet, homogènes ; ils constituent de véritables unités placées dans une relation fixe les unes par rapport aux autres et correspondant à un mécanisme constant de l'activité phonétique du cerveau. C'est parce que les éléments constitutifs du langage figuratif ont un caractère ambigu qui résulte du fait qu'ils se développent dans un espace-temps et combinent des éléments différents d'élaboration, que l'on ne saurait ramener l'étude du langage figuratif un cas d'application des lois générales du langage parlé."
Pierre Francastel, "Valeurs socio-psychologiques de l'espace-temps figuratif", 1963, in L'Image, la vision et l'imagination, Denoël/Gonthier, 1983, p. 108.
"Il n'est certes pas nécessaire de développer longuement la progression triomphale en notre société de l'image, et la régression de la parole. Nous vivons en permanence dans un univers d'images. Photo – cinéma – télévision – publicité – affiches – signalisations – illustrations. Nous sommes habitués à tout visualiser. La fameuse phrase de Bonaparte « Un croquis vaut mieux qu'un long discours » est devenue exacte de toute évidence pour nous. Encore une fois mesurons qu'il ne peut s'agir que de l'affirmation d'un homme d'action, d'un réaliste se référant au concret immédiat. C'est évident que pour désigner sur une carte les opérations d'un corps de cavalerie, un schéma vaut mieux que de longues explications parlées. Mais nous en avons fait une vérité générale. Ou plus exactement l'évidence de l'image rend vain tout autre mode d'expression. Mais ce que l'on peut nous montrer est toujours, forcément, de l'ordre du réel qui nous entoure. Monde de la représentation, du spectacle et de l'information confondue avec le visuel. Tant qu'on n'a pas l'image, l'information aujourd'hui reste douteuse. Et la grande théorie de l'information/communication ne prend son essor qu'au moment du développement du visuel. Bien entendu, les spécialistes diront que cela concerne tout autant l'information parlée, mais la coïncidence historique est essentielle, et de fait, on attribue à toute information les caractères du visuel : c'est à partir de celui-ci que l'on effectue en réalité toute la théorie de la communication, qui d'ailleurs s'exprime elle-même dans des croquis et des schémas. Que n'a-t-on dit et répété au sujet de la société du spectacle, avec toutes les dilutions, les expansions en tache d'huile, les pseudopodes et les contresens qu'on a attribués à cette formule. Une fois de plus, je demanderai que l'on se reporte effectivement à la pensée de Debord, rigoureuse et explicative, et que l'on ne mette pas n'importe quoi dans le texte de son livre. Société du spectacle, société qui se donne en spectacle à elle-même, société qui transforme tout en spectacle, paralyse tout par le spectacle, situe l'acteur involontaire et inconscient dans le rôle de spectateur, et fige ce qui n'est pas technique dans la visualisation. Société faite par, pour, en fonction de, au moyen de la visualisation. Tout lui étant subordonné, rien n'étant significatif hors d'elle. Le seul spectacle de l'homme traditionnel était celui de la Nature, qui précisément n'était pas un spectacle parce que cette Nature était à la fois source de la vie possible, et menace permanente contre laquelle il fallait se prémunir. Elle n'était pas le spectacle dont jouit le touriste arrivant au sommet de son ascension ou au bord de la tempête océane. La singularité de l'invasion de l'image ici est donc que, la société étant maintenant ce qui, substitué à la Nature, fournit et garantit à l'homme ses moyens de vivre, tous ses moyens, toutes ses possibilités, mais en même temps est aussi son plus grand danger, la menace totale et constante, individuelle et collective, voici donc la mutation extraordinaire, cette société-là est devenue spectacle, n'est saisie qu'en tant que spectacle. Comme si, il y a deux cents ans, on avait rassemblé l'équipage d'un navire en pleine tempête pour le faire assister à une représentation théâtrale de la Tempête de Shakespeare : cette situation impensable et grotesque, c'est exactement celle que nous vivons ! Spectacle des déchaînements, guerres, pestes et famines, catastrophes aériennes et attentats, qui voile d'ailleurs ce qui n'est plus spectacle, la condition des bagnards et des fous idéologiques ou des ouvriers à la chaîne. Mais cela aussi nous savons bien en faire un spectacle et le faire entrer dans notre univers d'images. La vue permet d'évacuer la réalité parce qu'elle n'est plus affrontée, confrontée à une vérité. La vue permet une représentation de la réalité, prise pour le réel, identifiée au réel parce qu'indiscutable comme lui, parce que l'image est plus réelle que la réalité. La représentation nous sert de cadre mental, nous croyons penser à des faits, mais ce ne sont que des représentations. Nous croyons agir, mais nous pataugeons dans une bouillie de représentations du réel provenant d'une profusion d'images, toutes synthétiques mais sans cohérence, et toujours changeantes. Présentées par un montreur de lanterne magique, qui choisit et colorie de façon variable, qui constitue notre panorama mental. Présentation à laquelle répond la représentation que je me donne à moi-même, rôle que je joue en refusant de considérer exactement qui je suis, qui me fait ce que je suis. Discours. Les images sont tellement plus satisfaisantes. Certes, il est toujours possible d'exalter cette situation, culture et liberté ! Ainsi ce texte savoureux d'un chroniqueur du Monde (juillet 1978) :
« Il faut se faire une raison : nous vivons à l'âge de l'audiovisuel. La plupart des gens, les jeunes surtout, lisent peu, retiennent mal, oublient ce qu'ils ont appris à l'école et se souviennent à peine de ce qu'on leur dit à la télé. Le mot recule davantage chaque jour derrière l'image, et pas n'importe laquelle. L'image qui bouge et qui parle, non comme dans les livres, comme dans la vie, celle-là, oui, on la regarde. Les autres on les efface en appuyant sur le bouton. En d'autres temps, au cinéma, avant d'avoir droit au film, on avalait, bien obligé, l'indigeste documentaire de tradition sur l'extraction du diamant au Brésil ou l'enfance de Chateaubriand en Bretagne. À présent, terminé, on est libre de composer soi-même son programme. Personne ne peut nous obliger à "apprendre" contre notre gré. »
Nous sommes ainsi libres, archi-libres. À condition bien sûr d'entrer dans la « culture audio-visuelle », d'accepter qu'on ne peut pas faire autrement, et que, en toute chose, il y a recul de la parole, du discours, de la lecture. Ceci étant acquis, admirables culture et liberté… Partout, il y a régression progressive du texte. Il suffit de considérer les livres de classe ou les magazines. Le retournement s'est effectué entre 1950-1960 : jusque là l'image était une simple illustration d'un texte dominant, le discours était la partie de loin la plus importante et accessoirement il y avait des images pour rendre plus concret le contenu du discours et fixer l'attention. C'était leur seul intérêt. Mais la situation est inverse : l'image contient tout. Et nous suivons au fil des pages une succession d'images, selon un processus mental totalement différent. Le texte n'est là que pour combler les vides, les lacunes, et aussi pour expliquer éventuellement ce qui pourrait ne pas être clair dans les images : parfois en effet, si elles sont évidentes, elles ne disent pas nettement ce qu'il faut y comprendre. Le rapport s'est donc inversé : l'image était illustration d'un texte. Maintenant le texte est devenu explication des images."
Jacques Ellul, La Parole humiliée, 1981, Éditions du Seuil, p. 127-130.
"C'est véritablement un univers d'images au cœur duquel nous sommes situés en spectateurs. Notre fonction visuelle s'est extraordinairement amplifiée. Notre cerveau reçoit sans cesse le choc des visions de l'imaginaire, et non plus de la réalité. Et nous ne saurions plus aujourd'hui nous passer de cette référence et de ce divertissement. Nous vivons une grande partie de notre vie en spectateur. Jusqu'ici l'appréhension de la réalité par la vue nous incitait à l'action, maintenant, le spectacle sans arrière-plan qui s'offre à nous tout le jour nous laisse passifs, enregistreurs d'images. Cette multiplication des images, leur conjonction en une trame si serrée qu'elle nous enserre sans faille, le besoin que chacun en éprouve attestent clairement qu'il s'agit là non d'un hasard mais d'une exacte progression. L'image est la forme choisie de notre civilisation. L'image et non point la parole. Car si notre époque parle, et abonde en papiers imprimés, si jamais la pensée écrite ne fut diffusée comme aujourd'hui, cependant il se produit un mouvement étrange qui ôte à la parole son importance. Moulin à parole des discours et des journaux, à laquelle plus personne n'attache d'importance. Qui encore considérerait un livre comme décisif, capable de changer sa vie... il y en a tant. Et la parole d'un homme ensevelie sous les flots des paroles de millions d'hommes n'a plus ni sens ni portée. Parce qu'elle est diffusée à des milliers de kilomètres, à des millions d'exemplaires, la parole n'a d'importance pour aucun auditeur. Un coup d'œil distrait sur les gros titres du journal, ce titre n'est d'ailleurs pas pour celui qui l'enregistre une phrase ou une pensée raisonnable : il est une image, brutalement inscrite dans sa mémoire, et qui ne comporte pas la nécessité de lire l'article pour connaître le contenu, pour entrer dans une information ou un raisonnement : la formule a évoqué une série de stéréotypes qui suffisent amplement pour confirmer et rassurer l'individu. La nouvelle d'actualité entre dans le stock d'images qui serviront à alimenter cette opinion, stable et fragile en même temps. Nous sommes au bord du slogan. Ici le mot se dépouille complètement de son contenu raisonnable et sensé. Toute la propagande orale repose sur ce fait que le langage perd son sens et n'a plus qu'une valeur d'incitation et de déclenchement. Le mot est devenu son, pure excitation nerveuse, à laquelle l'homme répond par réflexe, ou par adhésion du milieu. Et, si l'on néglige ces mots magiques qui suscitent automatiquement haines, passions, rassemblements, dévouements, exécrations, le reste du langage se dissout pour ces hommes en un magma confus, une grisaille qui coule, brouillard méprisable parce qu'il empêche ou étouffe l'action, verbe sans puissance ; la multiplicité des images a créé un univers singulier et nouveau. La multiplicité des paroles les a vidées de leur contenu, de leur valeur. Nous passons méprisants à côté des hommes qui parlent toujours. Nous savons dans notre temps de technique, la vanité de la parole. « Plus de parole, des actes. » Chacun de nous, un jour ou l'autre a prononcé cette formule dans l'exaspération des vaines redites. L'image est le langage de l'action. Mais voici l'événement simplifiant : alors que vue du réel et action sont liées, alors que l'image est le langage de l'action, la transformation en spectateur stérilise l'action."
Jacques Ellul, La Parole humiliée, 1981, Éditions du Seuil, p. 140-141.
"Une langue phonétique est un système dit à double articulation qui produit du sens par la valeur différentielle attachée à chacune de ses unités. Les unités de première articulation, ou monèmes, dotées de signifiés, sont choisies dans un répertoire fini de symboles. Les unités de deuxième articulation, ou phonèmes, dépourvues de signifiés, s'organisent en séquences. L'image animée et a fortiori l'image fixe échappent à ces deux traits constitutifs de l'ordre langagier : la double articulation et l'opposition paradigme/syntagme. Elles n'ont pas l'équivalent d'unités discrètes et dénombrables, préexistantes à leur composition. Un tableau, une photo, un plan ne se décomposent pas en fragments, bribes ou traits comparables à des mots ou des sons et qui pourraient prendre sens par le jeu de leurs oppositions. Les variations de la « matière première » espace, en dehors des images codées (panneaux de signalisation, insignes, drapeaux et autres descendants du blason médiéval) sont continues, contiguës et infinies.
Les couleurs, il est vrai, valent les unes par rapport aux autres. Leur composition peut jouer des rapports et des contrastes entre elles, selon un code approximatif (chaud/froid, clair/foncé). Kandinsky, prêtant aux couleurs des qualités musicales, a tenté de les analyser comme des gammes de sons, en leur prêtant un principe de Nécessité Intérieure. On conviendra que la « logique » qui apparente le triangle au jaune, le cercle au bleu et le carré au rouge relève de l'arbitraire individuel, d'une sensibilité intime, non falsifiable et non universalisable. Ce n'est donc pas une logique.
Si l'image était une langue, elle serait traduisible en mots, et ces mots à leur tour en d'autres images car le propre d'un langage est d'être passible de traduction.
Si l'image était une langue, elle serait « parlée par une communauté, car pour qu'il y ait langage, il faut qu'il y ait groupe (et pour qu'il y ait groupe, il faut qu'il y ait symbole). Précisément, l'individualisation de la production artistique (et de sa clientèle de ses destinataires plus encore que de sa production atteste l'affaiblissement de la fonction significative des œuvres visuelles. « La peinture fait sens pour le regardeur, disait Soulages, selon ce qu'il est. » Il faudrait plutôt dire : « pour les regardeurs, selon ce qu'ils sont », car le sens ne se conjugue pas au singulier. Et tout notre drame est là : comment conjuguer individualisme et signification ? Solitude et dépassement ? Signifier, c'est exprimer l'identité d'un groupe humain, en sorte qu'il y a une relation entre le caractère circulaire ou exclusif d'un système de signes et sa valeur expressive. Communiquer par signes, c'est exclure tacitement de la communication vivante le groupe voisin pour lequel ces signes son lettres mortes ou jeu d'images gratuit.
On n'était pas seul devant une icône byzantine, ni passif, mais inséré dans un espace ecclésial et une pratique collective : la fonction liturgique était d’essence communautaire. On est seul devant un tableau contemporain, ou plutôt n'a-t-on plus besoin de passer par une histoire collective, un stock mythologique partagé, pour s'en approprier la substance. Le propre de l'art moderne n'est-il pas de ne « parler » qu'à des individus ? « C’est dans la mesure, écrit Lévi-Strauss, où un élément d'individualisation s'introduit dans la production artistique que, nécessairement et automatiquement, la fonction sémantique de l'œuvre tend à disparaître et elle disparaît au profit d'une approximation de plus en plus grande du modèle, qu'on cherche à imiter et non plus seulement à signifier. » Sans aller aussi loin que l'anthropologue qui en conclut que l'art « a perdu le contact avec sa fonction significative dans la statuaire grecque, et il le reperd dans la peinture italienne avec la Renaissance », il est certain que la sécession individualiste des fabricants d'images, tant manuelles qu'industrielles, a atteint dans la Basse Modernité son point culminant.
Sans doute pourra-t-on parler toujours du « langage des couleurs » comme on parle du langage des fleurs – par convention et gentillesse. Ou comme un poète parle de « l'écriture des pierres » – par métaphore. Reste que la capacité expressive et transmissive de l'image passe par d'autres voies que celle d'une langue (naturelle ou artificielle). Montrer ne sera jamais dire.
Précisons. Une image est un signe qui présente cette particularité qu'elle peut et doit être interprétée mais ne peut être lue. De toute image, on peut et on doit parler ; mais l'image elle-même ne le peut. Apprendre à « lire une photo », n'est-ce pas d'abord apprendre à respecter son mutisme ? Le langage que parle l'image ventriloque, c'est celui de son regardeur. Et chaque époque en Occident a eu sa façon de lire les images de la Vierge Marie et du Christ comme elle a eu sa façon de les styliser. Ces « lectures » nous en disent plus sur l'époque considérée que sur les tableaux. Ce sont autant des symptômes que des analyses.
Les images nous font signe, mais il n'y a et ne peut y avoir, au cinéma comme ailleurs, de « signifiant imaginaire ». Une chaîne de mots a un sens, une séquence d'images en a mille. Un mot-valise peut avoir double ou triple fond, mais ses ambivalences sont repérables dans un dictionnaire, exhaustivement dénombrables : on peut aller au bout de l'énigme. Une image est à jamais et définitivement énigmatique, sans « bonne leçon » possible. Elle a cinq milliards de versions potentielles (autant que d'êtres humains dont aucune ne peut faire autorité (pas plus celle de l'auteur qu'une autre). Polysémie inépuisable. On ne peut faire dire à un texte tout ce qu'on veut – à une image, oui. C'est dire qu'on ne peut l'accuser ni la gratifier d'aucun énoncé précis. Cette innocence sémantique (envers d'une formidable fertilité, la suggestion) vaut évidemment plus pour l'image-indice (photo ou film) que pour l'image-icône, la représentation élaborée et délibérée, conventionnelle et codée, savante et ressemblante, qui est celle dont Panofsky (malgré quelques fugace aperçus sur le cinéma muet) a fait la cible exclusive de sa méthode l'iconologie."
Régis Debray, Vie et mort de l'image, 1992, Folio Essais, p. 75-79.
"YHWH se dit un jour : « Faisons l'homme à notre image » (se lem en hébreu, du salmu akkadien, qui veut dire statue, effigie). Mais cela fait, il dit à l'Homme : « Tu ne feras pas d'idoles » (Exode 20,4). Et à Moïse, il ajoute : « Tu ne saurais contempler ma face, car il n'est mortel qui me puisse contempler et demeurer en vie » (Exode 33, 20). Le vrai Dieu de l'Écriture s'écrit en consonnes, l'imprononçable tétragramme ne se regarde pas. « Que son Nom soit béni » – et non ses images. Quand Yahvé apparaît à son peuple, c'est derrière des nuées et des fumées. Ou en songe, dans des visions nocturnes, à Abraham, Isaac ou Balaam. Il fuit la lumière et la vue des hommes. La théologie biblique n'est pas une théophanie, « l'ère des idoles » contourne le judaïsme, admirable isolat. Le Dieu juif se médiatise par la parole et les visions oniriques de l'Ancien Testament valent par la bande-son, alors qu'elles sont plutôt muettes dans le Nouveau, où l'image sans parole a du sens en elle-même. Il n'y a vision pour un monothéiste orthodoxe que des choses passagères et corruptibles, et donc d'idoles que de faux dieux. Ces derniers se reconnaissent à ceci qu'on peut les voir et les toucher – comme des morceaux de bois. Comble du ridicule : la statue sacrée. Qu'est-ce qu'un Dieu qui se casse en morceaux, qu'on peut jeter à terre ? Quel être infini peut se laisser circonscrire dans un volume ? Le Temple est vide, comme l'Arche. Les faux prophètes le remplissent de babioles, les vrais annoncent sans montrer. Seule la parole peut dire la vérité, la vision est puissance de faux. L'œil grec est gai, l'œil juif n'est pas un organe faste, il porte malheur et n'augure rien de bon (l'œil était dans la tombe et regardait Caïn). Un aveugle dans le désert monothéiste peut être roi, mais un roi grec qui perd la vue perd sa couronne. L'œil est l'organe biblique de la tromperie et de la fausse certitude, par la faute duquel on adore a créature au lieu du Créateur, on méconnaît l'altérité radicale de Dieu, ramené au statut commun du corruptible – oiseau, homme, quadrupède ou reptile. Le mécréant s'annexe le monde par l'œil, mais par l'œil l'homme de Dieu est possédé. Les visions ne font-elles pas partie des fléaux envoyés aux Égyptiens par le Protecteur du peuple élu ?
« Ils sont confus tous ceux qui servent les images » (Psaumes 97, 7). « Maudit soit l'homme qui fait une image taillée » (Deutéronome 27, 15). « Vous brûlerez au feu les mages taillées » (Deutéronome 7,25). Tant d'insistance dans l'imprécation fait sentir l'omniprésence du danger. Il y a là comme une rage d'autopunition. Ce qui ne se pratique pas n'a pas besoin d'être interdit. Nous savons qu'il y avait des statues de taureaux et de lions dans le Temple de Salomon (on en voit la façade sur certaines monnaies de la deuxième guerre juive). Hors des motifs géométrique et ornementaux autorisés, on a retrouvé une iconographie judaïque, d'influence grecque et orientale, aux premiers siècles de notre ère, enfreignant l'interdit. Une Bible hébraïque en images, Ether et Mardochée en B.D. ? Suggestion sacrilège, mais dont les fresques quasiment illusionnistes de la synagogue de DouraEuropos, sur l'Euphrate, offrent témoignage (celui-ci date du IIIe siècle, mais on connaît des Bibles manuscrites à miniatures du XIIIe), Preuve que lire et écouter la Torah sans voir de figure n'était pas un exploit aisé. D'ailleurs, les rouleaux sont logés physiquement dans le mur, au centre de la synagogue, comme gage de présence.
La Bible accouple clairement, néanmoins, la vue au péché. « La femme vit que l'arbre était bon à manger, agréable à la vue ... » (Genèse 3). Ève en a cru ses yeux, le serpent l'a fascinée, et elle a succombé à la tentation. Attention, piège ! Vagina dentata. Péché d'image, péché de chair : on échappe à l'Ordre par les yeux, soyez tout ouïe pour bien obéir. L'optique est pécheresse : séduction et convoitise, malédiction des abêtis. Ne vous prosternez pas devant l'impulsive, la turbulente, la trop fiévreuse. Babylone la putain regorge de provocations audiovisuelles contre la Vérité froide de l'Ecriture. La magicienne envoûte en engluant, aspire comme une ventouse, empâte empoisse le signe viril et abstrait dans une doucereuse déclivité. L'Image est Mal et Matière, comme Ève. Folle du logis et Vierge Folle. Maîtresse d'erreur et de fausseté. Diablesse à exorciser. Chant de sirène. « L'idée de faire des idoles a été à l'origine de la fornication », disait-on dans les milieux juifs hellénisés du Ier siècle.
Le tandem apparence/concupiscence aura la vie dure, même en plein christianisme. Tertullien, Carthaginois qui voyait dans l'idolâtrie « le plus grand crime du genre humain », le grand pourfendeur chrétien des images, fustigera avec insistance la coquetterie féminine. Fard, chevelure, rouge à lèvres, parfum, robe – tout est par lui contrôlé. Jusqu'à la longueur du voile que doit porter la jeune chrétienne dans les réunions liturgiques. Autre iconomaque militant, Calvin lui fera écho dans l'Institution chrétienne : « Jamais l'homme ne se meut à adorer les images qu'il n'ait conçu quelque fantaisie charnelle et perverse. »
Non pas que Materia vienne de Mater – étymologie fantaisiste – mais il y a bien féminitude dans l'image matérielle. Les Madones catholiques superposent les deux mystères. « L'icône, comme la Mère sert de médiateur visible entre le divin et l'humain, entre le Verbe et sa chair, entre le regard de Dieu et la vision des hommes. " La persécution puritaine des images, derrière le refus de les adorer, ne va jamais sans une répression sexuelle plus ou moins avouée, ni la relégation sociale des femmes. Le mot détache, l'image attache. À un foyer, un lieu, une habitude. Et le nomade monothéiste qui s'arrête dans sa course abîme sa pureté, se laisse rattraper par l'idole, image fixe et lourde, régression à la Mère sédentaire. Les monothéismes du Livre sont des religions de pères et de frères, qui voilent filles et sœurs pour mieux résister à la capture par l'impure image. Il serait audacieux de voir dans l'interdit juif « une forme radicale de l'interdiction de l'inceste » et dans le courroux de Moïse contre les idolâtres « la menace de castration qui accompagne l'amour interdit de la mère ». Mais non de déceler là derrière la persistante hantise d'une rechute virile dans le giron, le gynécée, le matriarcat de l'imaginaire.
Mirages de l'image, miroirs d'Éros. On comprend alors de quels affects l'idole était chargée par les religions du Livre. Comme ce va-et-vient de fascination et de répulsion, cette alternance d'encens et de bûchers, tout au long des démêlés chrétiens avec la scandaleuse. L'amour-haine de la femme (sorcière et servante, crédule et croyante, diabolique et divine) se reporte sur l'idole. Et qui veut la briser veut brimer ses pulsions. Abattre l'animal en lui, le démon. L'iconoclaste est en règle générale un ascète investi d'une mission purificatrice, soit tout le contraire d'un homme de paix. La violence habite la théologie de l'image, et les disputeurs sortent vite l'épée. D'où vient le côté « règlements de comptes » et « crime passionnel » des flambées iconoclastes. À travers son ennemie intime, le fanatique se fustige et expie. C'est un maigre. Il sent le fagot, mais en lui-même. C'est à sa propre chair qu'il en veut. Les Savonarole et tous les sadomasochistes de la vieille proscription judéo-chrétienne scandent à coups de hache : « Ma libido ne passera pas. »
La Voix, la Vue. Le Sens et les sens. Le langage est du père comme la Loi : digital, consonantique, distancié. Le Dieu abstrait d'Israël, décanté des apparences, pure Parole. Et la Synagogue aux portails gothiques sera une femme aux yeux bandés. L'image, plus barbare, nous vient de la Déesse Mère : analogique, vocalique, tactile. Le chrétien va au Fils de l'Homme par la Mère, au Sens par la Vue. Au Logos par l'Icône, si l'on préfère. Yahvé, lui, se cache tout entier derrière le Livre, chambre noire d symbolique. Jésus et la Vierge Marie luisent en arrière-plan dans l'étable, caressés par une bougie, livrés en clair-obscur aux regards des voisins, et les rois mages se penchent sur le divin enfant, Verbe déjà exposé à tous les sortilèges de l'imagerie."
Régis Debray, Vie et mort de l'image, 1992, Folio Essais, p. 102-107.
"Il est essentiel de prendre en compte la différence entre le langage et la production d'images. […] Qu'est-ce qui différencie l'offense des images de celle des mots ? Lorsque le droit moderne aborde les images, il calque leur nature sur celle du discours, c'est-à-dire sur des modèles linguistiques, discursifs et rhétoriques en relation directe avec la protection de la liberté d'expression figurant dans le premier amendement. Par ailleurs, les lois régulant le discours ne tiennent généralement pas compte de sa dimension poétique, c'est-à-dire du verbe en tant qu'il manifeste une représentation mimétique ou une image – une œuvre d'art verbale –, et traitent le langage en termes de persuasion, d'argumentation ou d'expression (à la manière d' « un acte de langage» véhiculant une promesse, une menace ou une insulte). La plupart des tentatives visant à définir le caractère offensant de la pornographie sont fondées sur des cas qui impliquent des images photographiques ou cinématographiques, traitées comme si elles véhiculaient des discours insultants, dégradants et humiliants à l'encontre des sujets de la représentation, avant tout féminins, et par extension à l'encontre des femmes en général.
Or, les images ne sont pas des mots, et il n'est pas si évident qu'elles aient quelque chose à nous « dire ». Elles peuvent bien nous montrer quelque chose, mais l'acte de langage doit leur être octroyé par le spectateur, qui projette une voix dans l'image lorsqu'il y déchiffre un récit ou un message verbal. Les images sont des symboles denses, généralement iconiques et visuels, qui transmettent de l'information non verbale, non discursive, et fréquemment assez équivoque si on la compare à celle de n'importe quel énoncé. La représentation d'une pipe, par exemple, peut ne vouloir dire qu'une chose aussi simple, innocente et directe que : « Ceci est une pipe. » Toutefois, les images visuelles semblent également en mesure d'en montrer ou d'en dire bien davantage que ce que n'importe quel message verbal ne saurait saisir – et cela, en allant parfois jusqu'à s'opposer au « dire » qu'elles semblent porter (« Ceci n'est pas une pipe », par exemple). Les mots qui nous permettent de décoder ou de résumer une image demeurent indéterminés et ambigus, et telle est la raison pour laquelle nous entendons couramment dire qu'un tableau, une photographie ou un dessin valent mieux que tous les mots du monde."
W.J.T. Mitchell, Que veulent les images ? Une critique de la culture visuelle, 2005, tr. fr. Maxime Boidy, Nicolas Cilins et Stéphane Roth, Les Presses du réel, 2014, p. 154-155.
"It is important to ponder the difference between speaking and image-making […]. What is the difference between offensive images and offensive words? When modern secular law addresses image, it generally models them on speech-that is, on linguistic, discursive, and rhetorical models – in relation to the first amendment protection of freedom of speech. Laws regulating speech do not generally address the issue of poetics, that is, of language formally organized to create a mimetic representation or image, a verbal work of art, but deal with language as persuasion, argument, or performance (as in a “speech act” of promising, threatening, or insulting). Most of the attempts to define the offensive character of pornography are based on cases that involve photographic or cinematic images, but which treat the images then as if they were conveying speech acts that insult, degrade, and humiliate the (mostly female) subjects of representation and, by extension, all other women as well.
But images are not words. It is not clear that they actually “say” anything. They may show something, but the verbal message or speech act has to be brought to them by the spectator, who projects a voice into the image, reads a story into it, or decipher a verbal message. Images are dense, iconic (usually) visual symbols that convey nondiscursive, nonverbal information that is often quite ambiguous with regard to any statement. Sometime a picture of a pipe or a cigar is just saying something innocent and straightforward, like “This is a pipe.” But it seems to be part of the nature of visual images that they are always saying (or showing) something more than any verbal message can capture – even something directly opposite to what they eem to “say” (for example, “This is not a pipe”). That is why a picture is said to be worth a thousand words – precisely because the exact words that can decode or summarize an image are so indeterminate and ambiguous."
W.J.T. Mitchell, What pictures want? The lives and loves of images, 2005, The University of Chicago Press, p. 139-140.
Retour au menu sur l'image
Retour au menu sur le langage