"[Écho] vit Narcisse chassant dans les forêts. Elle le vit et l'aima. Depuis elle suit secrètement ses pas. Plus près elle est de lui, plus s'accroît son amour. Tel le soufre léger attire et reçoit la flamme qui l'approche. Ô combien de fois elle désira lui adresser des discours passionnés, et y joindre de tendres prières ! Mais l'état où Junon l'a réduite lui défend de commencer ; tout ce qu'il permet du moins elle est prête à l'oser. Elle écoutera la voix de Narcisse, et répétera ses accents.
Un jour que dans les bois il se trouvait écarté de sa suite fidèle il s'écrie : Quelqu'un est-il ici près de moi ? Écho répond, Moi. Narcisse s'étonne, il regarde autour de lui, et dit d'une voix forte, Venez ! Écho redit, Venez! Il regarde encore, et personne ne s'offrant à ses regards, Pourquoi, s'écrie-t-il, me fuyez-vous ? Écho reprend, Me fuyez-vous ? Trompé par cette voix prochaine, Joignons-nous, dit Narcisse. Écho, dont cette demande vient de combler tous les vœux, répète, Joignons-nous : et soudain, interprétant ces paroles au gré de ses désirs, elle sort du taillis. Elle avançait les bras tendus ; mais il s'éloigne, il fuit, et se dérobant à ses embrassements : Que je meure, dit-il, avant que d'être à toi ! Et la Nymphe ne répéta que ces mots, être à toi !
Écho méprisée se retire au fond des bois. Elle cache sous l'épais feuillage la rougeur de son front, et depuis elle habite dans des antres solitaires. Mais elle n'a pu vaincre son amour ; il s'accroît irrité par les mépris de Narcisse. Les soucis vigilants la consument ; une affreuse maigreur dessèche ses attraits ; toute l'humide substance de son corps s'évapore: il ne reste d'elle que les os et la voix. Bientôt ses os sont changés en rochers. Cachée dans l'épaisseur des forêts, la voix d'Écho répond toujours à la voix qui l'appelle ; mais nul ne peut voir cette Nymphe infortunée, et ce n'est plus maintenant qu'un son qui vit encore en elle.
Les autres Nymphes qui habitent les monts ou les fontaines éprouvèrent aussi les dédains de Narcisse. Mais enfin une d'elles, élevant vers le ciel des mains suppliantes, s'écria dans son désespoir : « Que le barbare aime à son tour sans pouvoir être aimé » ! Elle dit ; et Rhamnusie exauça cette juste prière.
Près de là était une fontaine dont l'eau pure, argentée, inconnue aux bergers, n'avait jamais été troublée ni par les chèvres qui paissent sur les montagnes, ni par les troupeaux des environs. Nul oiseau, nulle bête sauvage, nulle feuille tombée des arbres n'avait altéré le cristal de son onde. Elle était bordée d'un gazon frais qu'entretient une humidité salutaire ; et les arbres et leur ombre protégeaient contre l'ardeur du soleil la source et le gazon. C'est là que, fatigué de la chasse et de la chaleur du jour, Narcisse vint s'asseoir, attiré par la beauté, la fraîcheur, et le silence de ces lieux. Mais tandis qu'il apaise la soif qui le dévore, il sent naître une autre soif plus dévorante encore. Séduit par son image réfléchie dans l'onde, il devient épris de sa propre beauté. Il prête un corps à l'ombre qu'il aime : il s'admire, il reste immobile à son aspect, et tel qu'on le prendrait pour une statue de marbre de Paros. Penché sur l'onde, il contemple ses yeux pareils à deux astres étincelants, ses cheveux dignes d'Apollon et de Bacchus, ses joues colorées des fleurs brillantes de la jeunesse, l'ivoire de son cou, la grâce de sa bouche, les roses et les lis de son teint : il admire enfin la beauté qui le fait admirer. Imprudent ! il est charmé de lui-même : il est à la fois l'amant et l'objet aimé ; il désire, et il est l'objet qu'il a désiré ; il brûle, et les feux qu'il allume sont ceux dont il est consumé. Ah ! que d'ardents baisers il imprima sur cette onde trompeuse ! combien de fois vainement il y plongea ses bras croyant saisir son image ! Il ignore ce qu'il voit ; mais ce qu'il voit l'enflamme, et l'erreur qui flatte ses yeux irrite ses désirs.
Insensé ! pourquoi suivre ainsi cette image qui sans cesse te fuit ? Tu veux ce qui n'est point. Éloigne-toi, et tu verras s'évanouir le fantastique objet de ton amour. L'image qui s'offre à tes regards n'est que ton ombre réfléchie ; elle n'a rien de réel ; elle vient et demeure avec toi ; elle disparaîtrait si tu pouvais toi-même t'éloigner de ces lieux. Mais ni le besoin de nourriture, ni le besoin de repos ne peuvent l'en arracher.
Étendu sur l'herbe épaisse et fleurie, il ne peut se lasser de contempler l'image qui l'abuse ; il périt enfin par ses propres regards. Soulevant sa tête languissante, et tendant les bras, il adresse ces plaintes aux forêts d'alentour :
« Ô vous dont l'ombre fut si souvent favorable aux amants, vîtes-vous un amant plus malheureux que moi ? et depuis que les siècles s'écoulent sur vos têtes, connûtes-vous des destins si cruels ? L'objet que j'aime est près de moi ; je le vois, il me plaît ; et, tant est grande l'erreur qui me séduit, en le voyant je ne puis le trouver : et pour irriter ma peine, ce n'est ni l'immense océan qui nous sépare ; ce ne sont ni des pays lointains, ni des montagnes escarpées, ni des murs élevés, ni de fortes barrières : une onde faible et légère est entre lui et moi ! lui-même il semble répondre à mes désirs. Si j'imprime un baiser sur cette eau limpide, je le vois soudain rapprocher sa bouche de la mienne. Je suis toujours près de l'atteindre ; mais le plus faible obstacle nuit au bonheur des amants.
Ô toi, qui que tu sois, parais ! sors de cette onde, ami trop cher ! Pourquoi tromper ainsi mon empressement, et toujours me fuir ? Ce n'est ni ma jeunesse ni ma figure qui peuvent te déplaire : les plus belles Nymphes m'ont aimé. Mais je ne sais quel espoir soutient encore en moi l'intérêt qui se peint sur ton visage ! Si je te tends les bras, tu me tends les tiens ; tu ris si je ris ; tu pleures si je pleure ; tes signes répètent les miens ; et si j'en puis juger par le mouvement de tes lèvres, tu réponds à mes discours par des accents qui ne frappent point mon oreille attentive.
Mais où m'égarai-je ? je suis en toi, je le sens : mon image ne peut plus m'abuser ; je brûle pour moi-même, et j'excite le feu qui me dévore. Que dois-je faire ? faut-il prier, ou attendre qu'on m'implore ? Mais qu'ai-je enfin à demander ? ne suis-je pas le bien que je demande ? Ainsi pour trop posséder je ne possède rien. Que ne puis-je cesser d'être moi-même ! Ô vœu nouveau pour un amant ! je voudrais être séparé de ce que j'aime ! La douleur a flétri ma jeunesse. Peu de jours prolongeront encore ma vie : je la commençais à peine et je meurs dans mon printemps ! Mais le trépas n'a rien d'affreux pour moi ; il finira ma vie et ma douleur. Seulement je voudrais que l'objet de ma passion pût me survivre ; mais uni avec moi il subira ma destinée ; et mourant tous deux nous ne perdrons qu'une vie ».
Il dit, et retombant dans sa fatale illusion, il retourne vers l'objet que l'onde lui retrace. Il pleure, l'eau se trouble, l'image disparaît ; et croyant la voir s'éloigner : « Où fuis-tu, s'écria-t-il, cruel ? je t'en conjure, arrête, et ne quitte point ton amant ; ah ! s'il ne m'est permis de m'unir à toi, souffre du moins que je te voie, et donne ainsi quelque soulagement à ma triste fureur ».
À ces mots il déchire sa robe, découvre et frappe son sein qui rougit sous ses coups. Telle la pomme à sa blancheur mélange l'incarnat ; telle la grappe à demi colorée se peint de pourpre aux rayons du soleil. Mais l'onde est redevenue transparente ; Narcisse y voit son image meurtrie. Soudain sa fureur l'abandonne ; et, comme la cire fond auprès d'un feu léger ; ou comme la rosée se dissipe aux premiers feux de l'astre du jour : ainsi, brûlé d'une flamme secrète, l'infortuné se consume et périt. Son teint n'a plus l'éclat de la rose et du lis ; il a perdu cette force et cette beauté qu'il avait trop aimée, cette beauté qu'aima trop la malheureuse Écho.
Quoiqu'elle n'eût point oublié les mépris de Narcisse, elle ne put le voir sans le plaindre. Elle avait redit tous ses soupirs, tous ses gémissements ; et lorsqu'il frappait ses membres délicats, et que le bruit de ses coups retentissait dans les airs, elle avait de tous ses coups répété le bruit retentissant. Enfin Narcisse regarde encore son image dans l'onde, et prononce ces derniers mots : Objet trop vainement aimé! Écho reprend : Objet trop vainement aimé ! Adieu ! s'écria-t-il. Adieu ! répéta-t-elle.
Il laisse alors retomber sur le gazon sa tête languissante ; une nuit éternelle couvre ses yeux épris de sa beauté. Mais sa passion le suit au séjour des ombres, et il cherche encore son image dans les ondes du Styx. Les Naïades, ses sœurs, pleurèrent sa mort ; elle coupèrent leurs cheveux, et les consacrèrent sur ses restes chéris : les Dryades gémirent, et la sensible Écho répondit à leurs gémissements. On avait déjà préparé le bûcher, les torches, le tombeau ; mais le corps de Narcisse avait disparu ; et à sa place les Nymphes ne trouvèrent qu'une fleur d'or de feuilles d'albâtre couronnée."
Ovide, Les Métamorphoses, Livre III, v. 370-510, tr. fr. G.T. Villenave, Paris, 1806.
"Enjoy Phoenix, maintenant jeune adulte, compte presque 3,6 millions d'abonnés sur YouTube. Précisons que cette YouTubeuse a commencé à publier des vidéos, adolescente, étant victime de harcèlement dans son école ; « on me traitait de gothique, de lesbienne, j'étais la fille à ne pas approcher. Le matin quand j'arrivais et longeais le mur, je les entendais critiquer. C'était un peu comme la scène du « Shame, shame » de Cersei Lannister dans « Game of Thrones », explique-t-elle lors d'une interview. Elle changea d'établissement et créa sa chaîne YouTube afin d'avoir une communauté, groupe d'appartenance hors du groupe scolaire, indispensable dans le processus pubertaire. Sur cette chaîne, elle évoque les difficultés qu'elle a connues à l'école, à l'instar de près de 15 % des élèves scolarisés, ce qui facilite les identifications d'autres adolescents. Elle publie chaque semaine de beaux portraits d'elle-même, selfies apprêtés, maquillés, séduisants. Enjoy Phoenix a cherché dans cette valorisation par l'image à quitter son statut de victime (annoncé par le signifiant « Phoenix » : celui qui renaît de ses cendres). Les abonnés et le nombre de vues sur YouTube montent mais des messages de haine sont aussi apparus sur les réseaux sociaux. Enjoy Phoenix se retrouve dans une répétition, une fois encore malmenée, comme précédemment dans son établissement scolaire : « Je voudrais tellement remettre les gens à leur place. Parfois, j'ai envie d'exploser, de prouver par A + B que c'est faux, et je ne le fais pas parce que je sais que ça va se retourner contre moi. »
Toutefois, nombreuses sont les adolescentes à s'identifier aux images esthétiques de cette jeune fille, qui cachent sa souffrance, identifications à l'enveloppe, au paraître, à l'image. Comme l'évoquent Vlachopoulou et Missonnier (2015), le numérique peut prendre là apparence de pharmakon. Entre remède et poison, ce terme résume bien l'usage passionnel des images de corps sur les réseaux sociaux, entre esthétique et souffrance. En effet, les images transformées des réseaux sociaux nécessitent d'être décryptées pour en saisir, au-delà du manifeste, le contenu latent.
Prenons un autre exemple avec Essena O'Neill. Cette ancienne star d'Instagram, aux 500 000 abonnés, a décidé en 2015 de quitter le réseau social en mettant en avant ses dérives. Cette adolescente séduisante, au corps de rêve, mettait en ligne des photos paradisiaques la mettant en scène de façon toujours valorisante. Depuis ses 12 ans, environ 2 000 photos publiées au rythme de plus de dix photos par semaine, générant plus de 50 000 interactions hebdomadaires. Essena raconte, dans une interview pour Le Monde en novembre 2015, son quotidien, à lire au réveil les commentaires de ses photos, comparant le nombre de likes récoltés afin de comprendre pourquoi telle photo plaît davantage qu'une autre. La jeune fille déclara plus tard être dans une attente insatiable de likes et commentaires, lui permettant par retour et introjection de s'apprécier et se reconnaître. « Les seuls moments où je me suis sentie bien étaient quand j'avais plus de followers, plus de likes, plus de vues, ce n'était jamais assez.» Se notent ici des enjeux d'addiction aux commentaires d'autrui, l'engageant sans cesse à recommencer à publier de nouvelles images toujours plus belles (et de fait, toujours plus contraignantes, comme elle l'expliquera).
Quand la jeune femme quitte les réseaux, elle analyse son rapport aux images et sa détresse de jeune adolescente. Elle expliquera avoir voulu ressembler aux YouTubeuses, souhaitant devenir elle-même populaire. Essena a avoué qu'elle passait des heures à vouloir faire la photo parfaite afin de paraître comme un véritable mannequin. La jeune femme faisait attention à son poids pour avoir un ventre plat et bien dessiné sur les photos, mais elle faisait aussi attention au niveau de luminosité jusqu'à attendre plusieurs heures la lumière parfaite pour une photo. Elle opérait également, dans l'après-coup, de nombreuses retouches sur ces photos afin de cacher ses boutons ou de gommer son grain de peau. L'image ainsi diffusée est une image trafiquée n'ayant jamais eu aucune existence dans l'environnement matériel. Mais c'est cette image qui devient support d'identification et d'idéal pour l'influenceuse et ses fans. « C'était ma seule identité. C'était si limitant. Cela m'a rendue si peu sûre de moi », se confie la jeune femme sur une vidéo postée sur YouTube. « Je ne vivais pas dans le monde réel, je vivais à travers les écrans. Et j'ai créé un personnage de célébrité, une construction de moi-même, pensant que cela me rendrait heureuse. Je ne pouvais pas être plus loin de la vérité » déclare-t-elle.
Beaucoup d'adolescentes sont fascinées par les photographies parfaites de ces Instagrameuses ou Youtubeuses détaillant leurs tenues, leurs poses, leur morphologie, pour trouver une identification possible et une réassurance narcissique, un regard en miroir, un amour à travers ces images. Dans la clinique, il est facile de remarquer que les jeunes filles en détresse sont manifestement plus avides de ces images inatteignables que d'autres. Pourtant, les histoires dramatiques d'Enjoy Phoenix et d'Essena O'Neill sont dissimulées derrière ces belles images de corps sculptés et idéalisés, témoins d'une quête narcissico-objectale infinie et insatiable. Se crée ici un rapport de dépendance à ces images qui ne peuvent qu'être parfaites, tant pour l'influenceuse que pour ses millions d'abonnés à ce modèle identificatoire. La chute de ces Instagrameuses ou YouTubeuses est souvent douloureuse, révélant, comme toute addiction, une souffrance bien présente, reléguée derrière des images esthétiques démultipliées et aimées par d'autres. Ici, dans ces exemples, nous percevons encore la nécessité de l'image mais la rupture entre le fond et la forme, la perte de sens entre l'être et le paraître, comme si l'image n'était plus accompagnée de son histoire. Le traumatisme ne peut alors être longtemps refoulé derrière ces images foisonnantes sur les réseaux sociaux numériques. Ainsi, […] la mise en sens et la déviation du regard sont nécessaires, afin d'éviter une répétition morbide sans fin d'images brutes."
Marion Haza, "De la nécessité à l'addiction aux images", in Penser l'image, revue EMPAN, N° 119, septembre 2020, p. 46-48.
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