"Nous pouvons conclure : le rêve ne se donne point – contrairement à ce que croit Descartes – comme l'appréhension de la réalité. Au contraire il perdrait tout son sens, toute sa nature propre s'il pouvait un instant se poser comme réel. Il est avant tout une histoire et nous y prenons le genre d'intérêt passionné que le lecteur naïf prend à la lecture d'un roman. Il est vécu comme fiction et c'est seulement en le considérant comme fiction qui se donne pour telle que nous pouvons comprendre le genre de réactions qu'il provoque chez le dormeur. Seulement c'est une fiction « envoûtante » : la conscience – comme nous l'avons montré dans notre chapitre sur l'hypnagogique – s'est nouée. Et ce qu'elle vit, en même temps que la fiction appréhendée comme fiction – c'est l'impossibilité de sortir de la fiction. De même que le roi Midas transformait en or tout ce qu'il touchait, la conscience s'est déterminée elle-même à transformer tout ce qu'elle saisit en imaginaire : de là le caractère fatal du rêve, C'est la saisie de cette fatalité comme telle qu'on a souvent confondue avec une appréhension du monde rêvé comme réalité. En fait ce qui fait la nature du rêve c'est que la réalité échappe de toute part à la conscience qui veut la ressaisir ; tous les efforts de la conscience se tournent malgré elle à produire de l'imaginaire. Le rêve ce n'est point la fiction prise pour la réalité, c'est l'odyssée d'une conscience vouée par elle-même, et en dépit d'elle-même, à ne constituer qu'un monde irréel. Le rêve est une expérience privilégiée qui peut nous aider à concevoir ce que serait une conscience qui aurait perdu son « être-dans-le-monde » et qui serait privée, du même coup, de la catégorie du réel."
Jean-Paul Sartre, L'Imaginaire, 1940, Folio essais, 2019, p. 338-339.
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