"L'image hypnagogique[1] ne se donne jamais comme étant quelque part. Nous « voyons » une étoile en image et cela à quelques pouces de nous mais nous ne savons point où cette image est image, elle n'est pas entourée d'un univers imaginaire. Au contraire le personnage du rêve est toujours quelque part, même si le lieu où il se meut est figuré schématiquement comme au théâtre élisabéthain. Et ce « quelque part » est lui même situé par rapport à tout un monde qui n'est point vu mais qui est tout autour de lui. Ainsi l'image hypnagogique est une apparition isolée « en l'air », pourrait-on dire, le rêve est un monde. À vrai dire il y a autant de mondes que de rêves, souvent même que de phases d'un rêve. Il sera plus juste de dire que toute image de rêve paraît avec son monde propre. Cela suffit parfois à différencier une seule image onirique d'une image préonirique. Si le visage de l'Aga Khan m'apparaît et que je pense simplement que c'est le visage de l'Aga Khan en image, c'est une vision hypnagogique. Si déjà je sens derrière ce visage un monde lourd de menaces et de promesses, m'éveillerais-je à l'instant, c'est un rêve. Mais ceci ne rend pas encore tout à fait compte de ce caractère « intéressant » du rêve. Du fait qu'un rêve nous fait entrer brusquement dans un monde temporel, tout rêve se donne à nous comme une histoire. (Dans le cas de l'apparition du visage de l'Aga Khan, c'était une histoire ramassée en une seule vision et qui n'a pas encore eu le temps de se dérouler.) Naturellement l'univers spatio-temporel dans lequel l'histoire se déroule est purement imaginaire, il n'est l'objet de nulle position d'existence. À vrai dire, il n'est même pas imaginé, au sens où la conscience imagine lorsqu'elle présentifie quelque chose à travers un analogon. Il est, en tant que monde imaginaire, le corrélatif d'une croyance, le dormeur croit que la scène se déroule dans un monde ; c'est à-dire que ce monde est l'objet d'intentions vides qui se dirigent sur lui à partir de l'image centrale.
Toutefois, ces quelques remarques ne contredisent nullement cette grande loi de l'imagination : il n'y a pas de monde imaginaire. En effet, il s'agit seulement d'un phénomène de croyance. Nous ne détaillons pas ce monde en image, nous ne nous présentifions pas des détails, nous n'envisageons même pas de le faire. En ce sens, les images demeurent isolées les unes des autres, séparées par leur pauvreté essentielle, soumises au phénomène de quasiobservation, « dans le vide » ; elles ne soutiennent entre elles d'autres rapports que ceux que la conscience peut à chaque instant concevoir en les constituant. Mais il n'en demeure pas moins que chaque image se donne comme entourée d'une masse indifférenciée qui se pose comme monde imaginaire. Il vaudrait mieux dire, peut-être, que chaque imaginaire, dans le rêve, apporte avec lui une qualité spéciale et constitutive de sa nature, qui est « l'atmosphère de monde ». Nous avons vu plus haut que l'espace et le temps de l'imaginaire se donnaient comme des qualités internes de la chose imagée. Il faudrait faire ici une remarque analogue : la « mondanité » de l'image rêvée ne consiste pas dans une infinité de relations qu'elle soutiendrait avec d'autres images. Il s'agit simplement d'une propriété immanente de l'image onirique ; il y a autant de « mondes » que d'images, même si le dormeur passant d'une image à une autre image, « rêve » qu'il demeure dans le même monde. Il conviendrait donc de dire : dans le rêve, chaque image s'entoure d'une atmosphère de monde. Mais pour plus de commodité nous userons de l'expression « monde du rêve », puisqu'elle est couramment adoptée, en avertissant simplement de ne pas la prendre sans réserves."
Jean-Paul Sartre, L'Imaginaire, 1940, Folio essais, 2019, p. 321-323.
[1] L’état hypnagogique est un état de conscience particulier intermédiaire entre celui de la veille et celui du sommeil qui a lieu durant la première phase du sommeil : l'endormissement.
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