"Comparaison entre peinture et poésie.
L'imagination ne voit pas aussi parfaitement que l'œil reçoit les images ou ressemblances des objets et leur donne accès à la sensibilité d'où elles vont au sens commun qui les juge ; mais la représentation imaginée ne peut sortir du sens commun, si ce n'est pour être confiée à la mémoire, et là elle s'arrête et meurt si la chose imaginée n'est pas de grande qualité. C'est la situation où se trouve la poésie dans l'esprit ou l'imagination du poète qui invente les mêmes choses que le peintre et croit par là s'égaler au peintre ; mais en réalité il en est très loin, comme nous venons de le montrer. Nous dirons donc que dans le domaine des fictions, il y a entre peinture et poésie la même différence qu'entre un corps et l'ombre dérivée, ou même plus grande, car l'ombre de ce corps passe au moins par la vue pour accéder au sens commun, alors que sa forme imaginée ne passe nullement par elle mais se produit dans l'œil intérieur. Quelle différence entre le fait d'imaginer une lumière dans l'œil intérieur, et la vision effective en dehors des ténèbres ! […]
Conclusion (au débat) sur poète peintre et musicien.
Il y a la même différence entre la représentation des objets corporels par le peintre et par le poète qu'entre des corps démembrés et des corps entiers. Le poète, qui décrit la beauté ou la laideur d'un corps, le fait paraître membre après membre, à des moments successifs ; le peintre le rend visible en une seule fois. Le poète ne peut donner par des mots la vraie forme des parties qui composent le tout, comme le peintre qui te le présente avec la même vérité que la nature. Il arrive au poète la même chose qu'au musicien qui chanterait seul un chant composé pour quatre voix, en donnant d'abord le soprano puis le ténor, en continuant par le contralto pour finir par la basse. Cela exclut la grâce des rapports harmoniques qui résulte des accords. C'est ce que fait le poète pour un beau visage, qu'il montre trait après trait ; ce travail ne te rend pas compte d'une manière satisfaisante de sa beauté, qui tient seulement à la divine proportion de tous ces traits ensemble. Ils n’engendrent que par leur union simultanée cette harmonie capable de ravir sa liberté au spectateur."
Léonard de Vinci, Traité de la peinture, 1500, tr. fr. André Chastel, Berger-Levrault, 1987, p. 92-93.
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