"Poser une image c'est constituer un objet en marge de la totalité du réel, c'est donc tenir le réel à distance, s'en affranchir en un mot le nier. Ou, si l'on préfère, nier d'un objet qu'il appartienne au réel, c'est nier le réel en tant qu'on pose l'objet ; les deux négations sont complémentaires et celle-ci est condition de celle-là. Nous savons, par ailleurs, que la totalité du réel, en tant qu'elle est saisie par la conscience comme une situation synthétique pour cette conscience, c'est le monde. La condition pour qu'une conscience puisse imaginer est donc double : il faut à la fois qu'elle puisse poser le monde dans sa totalité synthétique et, à la fois, qu'elle puisse poser l'objet imaginé comme hors d'atteinte par rapport à cet ensemble synthétique, c'est-à-dire poser le monde comme un néant par rapport à l'image. Il suit de là clairement que toute création d'imaginaire serait totalement impossible à une conscience dont la nature serait précisément d'être « au-milieu-du-monde ». Si nous supposons en effet une conscience placée au sein du monde comme un existant parmi d'autres, nous devons la concevoir, par hypothèse, comme soumise sans recours à l'action des diverses réalités - sans qu'elle puisse par ailleurs dépasser le détail de ces réalités par une intuition qui embrasserait leur totalité. Cette conscience ne pourrait donc contenir que des modifications réelles provoquées par des actions réelles et toute imagination lui serait interdite, précisément dans la mesure où elle serait enlisée dans le réel. Cette conception d'une conscience embourbée dans le monde ne nous est pas inconnue car c'est précisément celle du déterminisme psychologique. Nous pouvons affirmer sans crainte que, si la conscience est une succession de faits psychiques déterminés, il est totalement impossible qu'elle produise jamais autre chose que du réel. Pour qu'une conscience puisse imaginer il faut qu'elle échappe au monde par sa nature même, il faut qu'elle puisse tirer d'elle-même une position de recul par rapport au monde. En un mot il faut qu'elle soit libre. Ainsi la thèse d'irréalité nous a livré la possibilité de négation comme sa condition, or, celle-ci n'est possible que par la « néantisation » du monde comme totalité et cette néantisation s'est révélée à nous comme étant l'envers de la liberté même de la conscience".
Jean-Paul Sartre, L'Imaginaire, 1940, Folio essais, 2019, p. 352-353.
"Les photographies témoignent de l'existence de certaines réalités, dont nous doutions après en avoir entendu parler, et qui semblent irréfutables quand on nous montre un cliché qui les représente. La fourniture de pièces à conviction constitue une des applications utilitaires de la reproduction photographique. Utilisées pour la première fois par la police parisienne pour traquer impitoyablement les communards, en juin 1871, les photographies sont devenues un instrument indispensable pour la surveillance et le contrôle des populations, celles-ci étant de plus en plus mobiles dans les États modernes. Une autre application utilitaire du document photographique sera de prouver la réalité d'un fait. Une photo est considérée comme le témoignage irréfutable qu'un certain événement s'est produit. L'image peut déformer, mais elle permet toujours de penser qu'il existe, ou qu'il a existé, quelque chose d'analogue à ce qui se voit sur le cliché. Quelles que soient les déficiences du simple amateur, ou les prétentions artistiques du professionnel, le photographe paraît toujours entretenir avec la réalité visuelle un rapport plus innocent, et en ce sens plus exact, que celui qui résulte du recours à d'autres modes de représentation. Des virtuoses de l'image noble, comme Alfred Stieglitz et Paul Strand, qui composèrent pendant des décennies des séries de photographies d'un impact inoubliable, cherchaient encore par-dessus tout à donner à voir « ce qui est », tout aussi bien que le détenteur d'un polaroïd qui considère les clichés comme un moyen commode et rapide de prendre des notes, ou le chasseur d'images armé d'un Brownie, qui tire des instantanés pour conserver des souvenirs de la vie quotidienne.
Une peinture ou une description littéraire ne seront jamais que des interprétations étroitement sélectives, alors que la photographie, qui est aussi sélection, peut être regardée comme une transparence. Mais, malgré l'impression de véracité dont les photographies sont porteuses, et qui en fait à la fois l'intérêt, l'autorité et l'attrait, les rapports troubles et ambigus qui sont ceux de l'art et de la vérité n'épargnent pas les travaux du photographe. Même s'ils sont particulièrement soucieux de donner de la réalité une image exacte, les photographes demeurent soumis aux impératifs implicites de leurs goûts personnels et de leur conscience. Vers la fin des années trente, dans le cadre d'un programme d'aide à l'agriculture, des spécialistes pleins de talent avaient été chargés d'effectuer des séries de prises de vue. Ceux-ci, parmi lesquels se trouvaient Walker Evans, Dorothea Lange, Ben Shahn, Russell Lee, prirent – de face – des dizaines de clichés de chacun des petits paysans qui posaient pour eux ; jusqu'à ce qu'ils fussent certains d'avoir saisi sur la pellicule l'expression du visage correspondant précisément à leurs propres conceptions de la pauvreté, de la lumière, de la dignité, de la densité de l'image, de l'exploitation économique de l'homme, et de la géométrie. En décidant de l'apparence que doit prendre un cliché, en choisissant une prise de vue de préférence à une autre, les photographes imposent toujours des normes subjectives à leurs modèles. Bien qu'en un sens l'appareil photographique s'empare de la réalité et ne l'interprète pas, les photographies n'en demeurent pas moins, de même que les dessins ou les tableaux, des interprétations des apparences du monde."
Susan Sontag, La Photographie, 1977, tr. fr. Gérard-Henri Durand et Guy Durand, Seuil, 1979, p. 14-15.
"Les phases successives de l'image sont :
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elle est le reflet d'une réalité profonde (bonne apparence) ;
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elle masque et dénature une réalité profonde (mauvaise apparence) ;
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elle masque l'absence de réalité profonde (joue à être une apparence) ;
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elle est sans rapport à quelque réalité que ce soit (simulacre) ;
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elle est son propre simulacre pur (simulacre).
Lorsque le réel n'est plus ce qu'il était, la nostalgie prend tout son sens. Surenchère des mythes d'origine et des signes de réalité. Surenchère de vérité, d'objectivité et d'authenticité secondes. Escalade du vrai, du vécu, résurrection du figuratif là où l'objet et la substance ont disparu. Production affolée de réel et de référentiel, parallèle et supérieure à l'affolement de la production matérielle : telle apparaît la simulation dans la phase qui nous concerne – une stratégie du réel, de néo-réel et d'hyperréel, que double partout une stratégie de dissuasion."
Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, 1981, Editions Calilée, p. 17.
"On trouve ainsi dans l'image télévisée cette double dimension de la réplique de la réalité et de construction subjective d'un ou de plusieurs concepteurs (élaborateur) ; avec cette particularité que les images de télévision sont souvent peu travaillées par comparaison avec celles du cinéma. Les transmissions en direct et la nécessité de diffuser plusieurs heures de programme par jour conduisent à une proximité plus grande à l'égard de la réalité.
Mais il va de soi que ce qui est montré à la télévision n'est pas la réalité. Il y a reconstruction, dramatisation, donc simulacre (semblant), spectacle. Ces deux derniers mots doivent être entendus sans aucune connotation péjorative. Ils sont la condition même de la lisibilité du message télévisuel. Le « spectacle » signifie seulement l'arbitraire et l'illusion (fausse perception) indispensables à l'appréhension(pressentiment) et à la mise en forme du message par le concepteur.
Dire que la production télévisée est une recopie du réel ne signifie donc pas qu'il existe une objectivité des images, cela veut dire cependant d'une part que ce qui s'imprime sur la pellicule ou la bande vidéo est issu nécessairement de la réalité, du monde visible, d'autre part que fréquemment des éléments de réalité, signifiants ou non, s'intègrent au message indépendamment de la volonté de celui qui met en image.
Ainsi l'une des caractéristiques de l'activité de télévision, comparée à d'autres activités d'expression, est qu'une grande partie du message est autonome par rapport à celui qui met en images ou qui conçoit l'émission...
Il y a donc toujours simultanément dans l'image une reproduction de la réalité et une signification intentionnelle, apportée par l'auteur. Mais l'on comprend que la reproduction déborde toujours la signification intentionnelle et offre une pluralité de significations aléatoires (imprévisibles) qui sont la manifestation de la présence du réel. C'est la conséquence du double statut de l'image : elle exprime plus que l'intention de celui qui la fait. Elle offre au spectateur le moyen d'accéder à la réalité qui échappe à l'intention de l'auteur."
Jean Louis Missika et Dominique Wolton, La Folle du logis. La télévision dans les sociétés démocratiques, 1983, Gallimard.
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