"L'imitation proprement représentative ne débute […] qu'au niveau du jeu symbolique parce que, comme lui, elle suppose l'image. Mais l'image est-elle cause ou effet de cette intériorisation du mécanisme imitatif ? L'image mentale n'est pas un fait premier, comme l'a longtemps cru l'associationnisme : elle est, comme l'imitation elle-même, une accommodation des schèmes sensori-moteurs, c'est-à-dire une copie active, et non pas une trace ou un résidu sensoriel des objets perçus. Elle est donc imitation intérieure, et prolonge l'accommodation des schèmes propres à l'activité perceptive (par opposition à la perception comme telle), de même que l'imitation extérieure des niveaux précédents prolonge l'accommodation des schèmes sensori-moteurs (lesquels sont précisément à la source de l'activité perceptive elle-même)."
Jean Piaget, La Psychologie de l'intelligence, 1947, Armand Colin, 1979, p. 136.
"La psychologie associationniste considérait l'image comme un prolongement de la perception et comme un élément de la pensée, celle-ci ne consistant qu'à associer entre elles sensations et images. Nous avons déjà vu qu'en fait les « associations » sont toujours des assimilations. Quant aux images mentales, il existe au moins deux bonnes raisons pour douter de leur filiation directe à partir de la perception. Du point de vue neurologique, l'évocation intérieure d'un mouvement déclenche les mêmes ondes électriques, corticales (EEG) ou musculaires (EMG) que l'exécution matérielle du mouvement, ce qui revient à dire que son évocation suppose une ébauche de ce mouvement. Du point de vue génétique, si l'image prolongeait sans plus la perception, elle devrait intervenir dès la naissance, tandis qu'on n'en observe aucune manifestation au cours de la période sensori-motrice et qu'elle semble débuter seulement avec l'apparition de la fonction sémiotique.
Les problèmes de l'image
Il semble ainsi que les images mentales soient d'apparition relativement tardive et qu'elles résultent d'une imitation intériorisée, leur analogie avec la perception ne témoignant pas d'une filiation directe, mais du fait que cette imitation cherche à fournir une copie active des tableaux perceptifs, avec éventuellement des ébauches de réafférences sensorielles.
Quant au problème des relations entre l'image et la pensée, tant Binet que les psychologues allemands de l'école de Wurzbourg (de Marbe et Külpe à Bühler) ont montré l'existence de ce qu'ils appelaient une pensée sans image : on peut imaginer un objet, mais le jugement qui affirme ou qui nie son existence n'est pas lui-même imagé. Cela revient à dire que jugements et opérations sont étrangers à l'image, mais cela n'exclut pas que celle-ci joue un rôle à titre non pas d'élément de la pensée mais d'auxiliaire symbolique complémentaire du langage. En effet, celui-ci ne porte jamais que sur des concepts ou sur des objets conceptualisés à titre de classes singulières (« mon père », etc.) et le besoin subsiste chez l'adulte aussi bien que chez l'enfant, d'un système de signifiants portant non pas sur des concepts, mais sur les objets comme tels et sur toute l'expérience perceptive passée du sujet : c'est à l'image qu'est dévolu ce rôle et son caractère de symbole (par opposition à « signe ») lui permet d'acquérir une ressemblance plus ou moins adéquate, en même temps que schématisée, avec les objets symbolisés.
Le problème que soulève l'image en psychologie de l'enfant est alors de suivre au cours du développement les relations entre le symbolisme imagé et les mécanismes préopératoires ou opératoires de la pensée.
Deux types d'images
Or 1'analyse que nous avons conduite depuis quelques années sur le développement des images mentales entre 4-5 et 10-12 ans semble indiquer une différence assez nette entre les images du niveau préopératoire (jusque vers 7-8 ans mais avec de nombreux résidus plus tardifs) et celles des niveaux opératoires, qui semblent alors être influencées fortement par les opérations.
Il faut d'abord distinguer deux grandes catégories d'images mentales : les images reproductrices, qui se bornent à évoquer des spectacles déjà connus et perçus antérieurement, et les images anticipatrices, qui imaginent des mouvements ou transformations ainsi que leurs résultats, mais sans avoir assisté antérieurement à leur réalisation (comme on peut imaginer les transformations d'une figure géométrique sans les avoir encore matérialisées en un dessin). En principe, les images reproductives peuvent elles-mêmes porter sur des configurations statiques, sur des mouvements (changements de position) et sur des transformations (changements de forme), car ces trois sortes de réalités sont constamment offertes dans l'expérience perceptive du sujet. Si l'image procédait de la seule perception, on devrait donc trouver à tout âge, selon des fréquences correspondant à celles des modèles courants de la réalité, des images reproductrices appartenant à ces trois sous-catégories statiques, cinétiques et de transformation.
Or l'un des principaux enseignements des faits recueillis est qu'au niveau préopératoire les images mentales de l'enfant sont presque exclusivement statiques, avec difficulté systématique à reproduire des mouvements ou des transformations ainsi que leurs résultats eux-mêmes. Ce n'est qu'au niveau des opérations concrètes (après 7-8 ans) que les enfants parviennent à ces reproductions de mouvements et de transformations, en même temps qu'aux images anticipatrices de catégories correspondantes. Cela semble donc prouver : 1 /que la reproduction imagée de mouvements ou de transformations même connus suppose elle aussi une anticipation ou une réanticipation ; et 2/ que toute image (reproductrice comme anticipatrice) de mouvements ou de transformations s'appuie sur les opérations qui permettent de comprendre ces processus en même temps que de les imaginer."
Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La Psychologie de l'enfant, 1966, Chapitre III, § 4, PUF, 2006, p. 67-70.
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