"Toute connaissance représentative (ce terme étant pris au sens large de pensée, par opposition aux connaissances sensori-motrice ou perceptives) suppose la mise en œuvre d'une fonction symbolique, qu'il vaudrait d'ailleurs mieux appeler « sémiotique » car elle recouvre à la fois les « signes », arbitraires et sociaux, et les « symboles », qui sont à la fois motivés (ressemblance entre le symbolisant et le symbolisé) et aussi bien individuels (jeu symbolique, rêve, etc.) que sociaux. Sans cette fonction sémiotique la pensée ne saurait, en effet, être formulée, donc mise en forme intelligible, ni pour autrui, ni pour soi-même (langage intérieur, etc.).
Or, il est deux raisons fondamentales pour lesquelles le système collectif des signes, ou langage, ne suffit pas à rendre tous les services qu’exige la fonction sémiotique et doit donc être complété par un système de symboles imagés.
La première de ces raisons, est déjà essentielle, mais peut-être moins importante quoique plus générale que la seconde, est que les signes sont toujours sociaux. Or, il est un très grand nombre d'expériences individuelles que le langage traduit mal, parce que trop abstrait en tant que commun à tous les individus. C'est pourquoi, même en parlant, l'individu concrétise le sens des mots qu'il emploie au moyen d'un système d'images individuelles. L'un de nous a demandé à un auditoire d'étudiants en psychologie, dont plusieurs doutaient du caractère symbolique de l'image, de bien vouloir indiquer, chacun pour soi, comment ils se représentaient la suite des nombres entiers. Le résultat a été stupéfiant par sa variété et sa richesse : rangée de bâtons verticaux de mêmes hauteurs ou de hauteurs croissantes, disques empilés, points successifs, escaliers réguliers ou avec paliers pour les dizaines, etc., courbes en zigzags, etc. Autrement dit, à des concepts rigoureusement semblables d'un individu à l'autre et à un vocabulaire rigoureusement unifié, correspondaient des images individuelles innombrables, qui concrétisaient pour chacun ce qui aurait pu sembler a priori complètement inutile d'exprimer mais qui devait bien jouer un rôle fonctionnel de facilitation. À combien plus forte raison en sera-t-il pour des concepts ou des mots moins triviaux.
La seconde raison justifiant la nécessité d'un symbolisme imagé dont la fonction est bien distincte de celle des signes verbaux est que le langage, à côté de toute sa portée affective, ne désigne, dans le domaine cognitif, que des concepts (classes, relations, nombres, liaisons ou foncteurs propositionnels, etc.) ou des individus mais en tant que termes de classes singulières ou de relations (mon père, Édouard VII, etc.). Or, il est un immense domaine que le langage est inapte à décrire, sinon par mille détours compliqués : c'est celui de tout ce qui est perçu actuellement mais surtout de tout ce qui a été perçu dans le milieu extérieur ou dans les actions propres et qu'il s'agit de ne point laisser perdre. Il peut être en effet nécessaire ou utile de le communiquer à autrui (ici seul le langage reste à disposition, lorsque l'expression graphique n'est pas utilisée, celle-ci étant bien supérieure, mais appartenant déjà au domaine de l'image), mais il est surtout indispensable d'en conserver une partie dans la mémoire, à des fins d'adaptations multiples. Il est donc évident que si l'on veut évoquer par la pensée ce qui a été perçu, il faut doubler le système des signes verbaux par un système de symboles images, puisqu'on ne saurait penser sans instruments sémiotiques : l'image est donc un symbole parce qu'elle constitue l'instrument sémiotique nécessaire pour évoquer et penser le perçu."
Jean Piaget et Bärbel Inhelder, L'Image mentale chez l'enfant, 1966, Conclusions générales, PUF, 1966, p. 446-448.
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