"Une société est régie par le principe hiérarchique quand les hiérarchies qui la constituent s'imposent généralement comme si elles faisaient partie de l'ordre naturel du monde. Elles paraissent légitimes précisément dans la mesure où elles semblent naturelles. Dire que les hiérarchies considérées comme légitimes paraissent naturelles signifie qu'elles ne laissent pas percer une origine humaine. Elles n'apparaissent pas à leurs membres comme des institutions humainement engendrées mais bien plutôt comme si elles émanaient d'une source supra-humaine ou divine. En somme elles paraissent naturelles (inscrites dans l'ordre naturel du monde) dans la mesure même où elles semblent surnaturel, les (d'origine divine). Au sein d'une société fondée sur le principe hiérarchique, l'ordre qui structure les rapports humains apparaît inséparablement comme naturel (indépendant de toute origine humaine) et surnaturel (d'origine divine).
Un ordre hiérarchique et communautaire paraît naturel aux yeux de ses propres membres dans la mesure où chacun se sent placé dans un rang et inséré dans des communautés non pas à la suite d'une décision humaine, d'un choix humain, d'actions humaines, mais naturellement. C'est en quelque sorte la nature elle-même qui semble ranger, ordonner et classer les membres d'une société aristocratique car au sein de celle-ci c'est par sa naissance que chacun est destiné à un rang et inscrit dans des communautés. Cependant, quand le vivre-ensemble se fonde sur le principe hiérarchique et le principe communautaire, l'ordre hiérarchique et communautaire, l'ordre perçu comme naturel, ne paraît pas naturel au sens moderne de ce terme. Il paraît naturel car il ne laisse entrevoir aucune origine humaine, mais il ne semble pas naturel au sens moderne car la nature dont il relève apparaît à la fois comme normative, englobante et surnaturelle.
Quand l'ordre hiérarchique et communautaire semble naturel, il paraît indissociablement naturel et normatif car les hiérarchies, les communautés, les corporations qui le constituent indiquent à leurs membres à la fois ce qu'ils sont (naturellement et essentiellement) et ce qu'ils doivent être ; ce qu'ils sont en raison de leurs appartenances naturelles, mais aussi ce qu'ils doivent être en raison de leur naissance ; ce qu'ils sont en raison de leur naissance, naturellement, mais aussi comment ils doivent vivre pour vivre selon leur rang, leur sexe, leurs appartenances communautaires : comment ils doivent se conduire, s'habiller, se tenir, habiter, se présenter, se marier, éduquer leurs enfants, honorer leurs morts, aider les démunis, accueillir les étrangers et traiter les ennemis. Dès lors que les manières de vivre expriment indissociablement ce que chacun est et ce que chacun doit être, elles paraissent elles-mêmes naturelles et normatives. Les coutumes (les mœurs, la tradition) sont normatives puisqu'elles révèlent à chacun comment il doit vivre, mais elles semblent elles-mêmes naturelles puisqu'elles sont déterminées par des appartenances de naissance. Chacun est tenu de se conformer à ce qu'il est par sa naissance, doit s'appliquer à être ce qu'il est : le principe hiérarchique entretient une confusion entre la nature et la norme, l'être et le devoir-être. Au sein des sociétés fondées sur le principe hiérarchique, la nature se donne, au sein même de l'expérience quotidienne, comme une nature normative, finalisée, ce qui revient à dire que les normes de l'existence et de la coexistence humaine apparaissent, de prime abord et habituellement, comme des normes naturelles : conformes à l'ordre naturel du monde.
Quand l'ordre hiérarchique et communautaire semble à la fois naturel et normatif, la nature semble englobante. Elle ne se montre pas comme une nature « extérieure » ou « objective » dans la mesure même où chacun est intégré en elle, lui appartient. Ce qui signifie que dans les sociétés pré-modernes l'expérience de la vie en commun est en elle-même, de prime abord et habituellement, une expérience directe de la nature, de l'ordre naturel. La nature n'est pas un domaine extérieur aux bonnes manières de vivre : chacun éprouve son inscription dans l'ordre naturel du monde en vivant selon les manières ou les usages de sa communauté, de sa classe, de son rang. Ce qui signifie également que la domination du principe hiérarchique sur les manières de vivre entraîne une intelligibilité circulaire du monde quotidien. D'un côté les manières habituelles se guident sur une nature normative, érigée en un modèle immuable, mais d'un autre côté la nature érigée en un modèle immuable englobe les manières habituelles : bref les manières habituelles se prennent elles-mêmes pour modèles. S'il est vrai qu'il est arrivé aux Anciens de prétendre explicitement qu'ils voyaient les normes de leurs manières de vivre et d'agir dans la nature elle-même, dans l'ordre naturel du monde, c'est dans la mesure où ils voyaient la nature elle-même dans leurs propres manières. Quand la hiérarchie est érigée en un principe, l'injonction d'imiter la nature par des lois humaines est proclamée dès lors que se fait sentir l'exigence de revenir à une tradition qui est en train de se perdre : la nature visée comme un modèle est en fait une tradition naturalisée. Comment les Anciens auraient-ils pu voir dans la nature elle-même la manière dont ils doivent éduquer leurs enfants, honorer leurs ancêtres, trancher leurs conflits, inhumer leurs morts, s'ils n'avaient vu la nature elle-même dans leurs manières ancestrales d'exister et de coexister ?
Quand l'ordre hiérarchique semble indissociablement naturel et englobant, il s'impose comme un ordre indissociablement naturel et surnaturel. Il paraît naturel en ce sens qu'il s'impose comme un ordre qui précède nos conventions, qui est ce qu'il est indépendamment de nous, et paraît surnaturel en ce sens qu'il laisse transparaître en son sein la présence des puissances supra-humaines qui sont censées être à l'origine de la Loi ou au fondement des normes. Le principe hiérarchique implique le principe d'hétéronomie. Comment la hiérarchie pré-moderne diffuse-t-elle la présence sensible de l'au-delà au sein même de l'ordre naturel et des relations entre les hommes ?
Quand la hiérarchie est le principe du vivre-ensemble, aucune autorité humaine, aucun pouvoir humain n'est perçu comme une source de la loi. Le pouvoir n'est pas conçu comme le pouvoir de créer des lois mais comme une puissance chargée d'assurer le maintien et la préservation d'une Loi venue de plus haut. Toute autorité a pour mission d'assurer le respect d'un ordre du monde, d'une Loi d'origine divine, mais aucune n'a reçu cette mission d'un pouvoir humain. Toute puissance humaine apparaît dès lors à ceux qui reconnaissent sa légitimité comme une émanation d'une puissance surhumaine, surnaturelle, divine. Médiatrice entre l'au-delà et l'ici-bas, l'autorité pré-moderne reconnue comme légitime s'impose indissociablement comme une puissance naturelle et surnaturelle : elle est certes de ce monde, mais les commandements qu'elle transmet viennent de plus haut, sa parole laisse entendre la voix de puissances surhumaines. Aussi ne peut-elle être abordée qu'avec crainte, respect et déférence. Dans toutes les sociétés fondées sur le principe hiérarchique, la désobéissance à l'autorité légitime est considérée comme une atteinte à la religion elle-même, la critique du pouvoir comme un blasphème, le manque de respect à l'égard de l'ordre établi comme une profanation, la mise en doute de l'argument d'autorité comme un acte de rébellion.
Au sein des sociétés fondées sur le principe hiérarchique, toute autorité humaine reconnue comme légitime, qu'elle soit familiale, militaire, religieuse, seigneuriale ou qu'elle s'exerce sur l'ensemble de la communauté politique, est considérée comme médiatrice entre l'au-delà et l'ici-bas, ce qui signifie, d'une part, qu'elle est elle-même strictement soumise à des lois qui viennent de plus haut qu'elle, mais aussi, d'autre part, qu'elle participe du divin. Au sein des sociétés étatiques pré-modernes, l'autorité reconnue comme légitime est sacralisée, et doit suggérer sa participation au divin dans sa manière d'être et de paraître : elle doit rayonner, resplendir, subjuguer. Plus précisément : chaque autorité doit rayonner et resplendir selon la hauteur de son rang. Plus haute est l'autorité, plus étroite est censée être sa parenté avec des puissances divines, et plus ostensibles doivent être les attributs par lesquels elle atteste sa participation au divin. En toute société étatique pré-moderne, les autorités les plus hautes doivent témoigner de leur proximité avec les pouvoirs célestes par un air de majesté, par des rites solennels et fastueux, par des cérémonies resplendissantes, et en faisant montre de leur puissance. Les formes ostensibles de la supériorité, les formes de la gloire, ne sont dès lors pas perçues comme de simples formes, mais comme des manifestations sensibles de l'au-delà, comme des expressions tangibles du divin. Les cérémonies, la pompe, la munificence, les solennités, l'étiquette, les parades militaires ne sont pas ressenties comme des apparences superficielles, comme un décor secondaire mais au contraire comme les signes révélateurs d'une supériorité surnaturelle, d'une présence terrestre du divin. Quand le principe hiérarchique domine les mœurs, l'expérience quotidienne du monde est l'expérience d'une nature surnaturelle, d'un monde divinisé, enchanté.
Quand le principe hiérarchique (le principe d'hétéronomie) domine les mœurs, ceux qui sont placés dans les rangs les plus bas sont réduits à n'être plus, à la limite, que des corps : leur fonction réside exclusivement dans l'accomplissement de tâches corporelles. Ils sont de naissance (par nature) condamnés, en principe, à s'épuiser dans le labeur. Les souffrances qu'ils endurent en raison de leur condition sont d'avance justifiées. Cependant, dans la mesure où le sens même de la hiérarchie et de la vie communautaire n'est pas renié, ils ne peuvent être purement et simplement assimilés à des corps. Dès lors qu'ils sont intégrés dans une communauté hiérarchisée, si basse que soit leur condition, ils sont en effet, par principe, reliés, à travers la hiérarchie, au divin, à un au-delà. Car en même temps qu'elle sépare le supérieur et l'inférieur l'un de l`autre en leur imposant des modes de vie distincts, en établissant entre eux des différences apparemment naturelles, la hiérarchie les relie l'un à l'autre par des obligations réciproques. Si évidente que soit la séparation entre ceux du haut et ceux du bas, si naturelle ou surnaturelle que soit la distinction établie entre eux, le lien naturel (surnaturel) qui les unit ne saurait se rompre sans que cette rupture ne menace l'unité du monde. D'un côté le sommet (le pouvoir suprême, la puissance qui incarne ici-bas l`autorité divine) reste relié au monde terrestre, ancré dans l'ici-bas, en dépit de sa parenté ou de sa proximité avec les dieux : il reste soumis à la Loi dont il est le garant, à une Loi qui est d'origine divine. D'un autre côté le divin (le fondement situé dans l'au-delà) pénètre dans la communauté par le sommet et, de là, à travers la hiérarchie, irradie et descend jusqu`au rang le plus bas. La société fondée sur le principe hiérarchique est une communauté, une communauté composée de communautés ou de corps, précisément dans la mesure où elle est réunie en un tout par des liens qui la soudent à l'au-delà. Ce qui signifie que l'expérience de l'ordre hiérarchisé et communautaire n'est pas seulement une expérience de l'ordre naturel mais aussi, indissociablement, une expérience de l'au-delà, et que celle-ci, l'expérience du divin, n`est pas seulement une relation à l'invisible, mais une expérience sensible de la présence ici-bas de puissances surnaturelles.
Médiateur entre l'au-delà et l'ici-bas, tout pouvoir humain est en outre médiateur entre le passé et le présent : il est chargé d`assurer le lien « naturel » (« surnaturel ») entre le passé et le présent. Mieux : il est censé incarner un lien « naturel » (« surnaturel ») entre, d'une part, un passé d'emblée perçu ou ressenti comme passé faisant autorité, comme passé révélateur de ce que nous sommes aujourd'hui, comme passé témoin de notre grandeur, et, d'autre part, un présent qui doit le prolonger et le perpétuer. Les principes du vivre ensemble ne sont pas seulement des principes du vivre-ensemble ; ils ne régissent pas seulement une expérience de la Loi, du pouvoir, de l'autorité, de la norme : ils commandent aussi une expérience de la nature, de l'au-delà et du temps. Bref ils sont au fondement d'une expérience du monde.
Robert Legros, "La naissance de l'individu moderne", 2005, in La Naissance de l'individu dans l'art, Grasset, p. 132-144.
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