"L'Image est une création pure de l'esprit.
Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus on moins éloignées.
Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique.
Deux réalités qui n'ont aucun rapport ne peuvent se rapprocher utilement. Il n'y a pas création d'image.
Deux réalités contraires ne se rapprochent pas. Elles s'opposent.
On obtient rarement une force de cette opposition.
Une image n'est pas forte parce qu'elle est brutale ou fantastique – mais parce que l'association des idées est lointaine et juste.
Le résultat obtenu contrôle immédiatement la justesse de l'association.
L'Analogie est un moyen de création – C'est une ressemblance de rapports ; or de la nature de ces rapports dépend la force ou la faiblesse de l'image créée.
Ce qui est grand ce n'est pas l'image – mais l'émotion qu'elle provoque ; si cette dernière est grande on estimera l'image à sa mesure.
L'émotion ainsi provoquée est pure, poétiquement, parce qu'elle est née en dehors de toute imitation, de toute évocation, de toute comparaison.
Il y a la surprise et la joie de se trouver devant une chose neuve.
On ne crée pas d'image en comparant (toujours faiblement) deux réalités disproportionnées.
On crée, au contraire, une forte image, neuve pour l'esprit, en rapprochant sans comparaison deux réalités distantes dont l'esprit seul a saisi les rapports.
L'esprit doit saisir et goûter sans mélange une image créée.
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La création de l'image est donc un moyen poétique puissant et l'on ne doit pas s'étonner du grand rôle qu'il joue dans une poésie de création.
Pour rester pure cette poésie exige que tous les moyens concourent à créer une réalité poétique.
On ne peut y faire intervenir des moyens d'observation directe qui ne servent qu'à détruire l'ensemble en détonnant. Ces moyens ont une autre source et un autre but.
Des moyens d'esthétiques différentes ne peuvent concourir à une même œuvre.
Il n'y a que la pureté des moyens qui ordonne la pureté des œuvres.
La pureté de l'esthétique en découle."
Pierre Reverdy, Nord-Sud, n° 13, mars 1918, in Journal de mon bord, Gallimard, 1989, p. 153.
"Les forces imaginantes de notre esprit se développent sur deux axes très différents.
Les unes trouvent leur essor devant la nouveauté ; elles s'amusent du pittoresque, de la variété, de l'événement inattendu. L'imagination qu'elles animent a toujours un printemps à décrire. Dans la nature, loin de nous, déjà vivantes, elles produisent des fleurs.
Les autres forces imaginantes creusent le fond de l'être ; elles veulent trouver dans l'être, à la fois, le primitif et l'éternel. Elles dominent la saison et l'histoire. Dans la nature, en nous et hors de nous, elles produisent des germes ; des germes où la forme est enfoncée dans une substance, où la forme est interne.
En s'exprimant tout de suite philosophiquement, on pourrait distinguer deux imaginations : une imagination qui donne vie à la cause formelle et une imagination qui donne vie à la cause matérielle ou, plus brièvement, l'imagination formelle et l'imagination matérielle. Ces derniers concepts exprimés sous une forme abrégée nous semblent en effet indispensables à une étude philosophique complète de la création poétique. Il faut qu'une cause sentimentale, qu'une cause du cœur devienne une cause formelle pour que l'œuvre ait la variété du verbe, la vie changeante de la lumière. Mais outre les images de la forme, si souvent évoquées par les psychologues de l'imagination, il y a — nous le montrerons — des images de la matière, des images directes de la matière. La vue les nomme, mais la main les connaît. Une joie dynamique les manie, les pétrit, les allège. Ces images de la matière, on les rêve substantiellement, intimement, en écartant les formes, les formes périssables, les vaines images, le devenir des surfaces. Elles ont un poids, elles sont un cœur.
Sans doute, il est des œuvres où les deux forces imaginantes coopèrent. Il est même impossible de les séparer complètement. La rêverie la plus mobile, la plus métamorphosante, la plus entièrement livrée aux formes, garde quand même un lest, une densité, une lenteur, une germination. En revanche, toute œuvre poétique qui descend assez profondément dans le germe de l'être pour trouver la solide constance et belle monotonie de la matière, toute œuvre poétique qui prend ses forces dans l'action vigilante d'une cause substantielle doit, tout de même, fleurir, se parer. Elle doit accueillir, pour la première séduction du lecteur, les exubérances de la beauté formelle.
En raison de ce besoin de séduire, l'imagination travaille le plus généralement où va la joie — ou tout au moins où va une joie ! — dans le sens des formes et des couleurs, dans le sens des variétés et des métamorphoses, dans le sens d'un avenir de la surface. Elle déserte la profondeur, l'intimité substantielle, le volume.
C'est cependant à l'imagination intime de ces forces végétantes et matérielles que nous voudrions surtout prêter notre attention dans cet ouvrage. Seul un philosophe iconoclaste peut entreprendre cette lourde besogne : détacher tous les suffixes de la beauté, s'évertuer à trouver, derrière les images qui se montrent, les images qui se cachent, aller à la racine même de la force imaginante."
Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves, 1942, Le Livre de Poche, 2014, p. 7-8.
"L'imaginaire ne trouve pas ses racines profondes et nourricières dans les images ; il a d'abord besoin d'une présence plus prochaine, plus enveloppante, plus matérielle. La réalité imaginaire s'évoque avant de se décrire. La poésie est toujours un vocatif. Elle est, comme dirait Martin Buber, de l'ordre du Tu avant d'être de l'ordre du Cela. Ainsi la Lune est, dans le règne poétique, matière avant d'être forme, elle est un fluide qui pénètre le rêveur. L'homme, dans son état de poésie naturelle et première, « ne pense pas à la lune qu'il voit toutes les nuits, jusqu'à la nuit où, dans le sommeil ou dans la veille, elle vient vers lui, s'approche de lui, l'ensorcelle par ses gestes ou lui donne plaisir ou peine par ses attouchements. Ce qu'il conserve, ce n'est pas l'image d'un disque lumineux ambulant, ni celle d'un être démoniaque qui y serait attaché en quelque façon, mais d'abord l'image motrice, l'image émotive, du fluide lunaire qui traverse le corps [1]... ».
Comment mieux dire que la lune est « une influence » au sens astrologique du terme, une matière cosmique qui, à certaines heures, imprègne l'univers et lui donne une matérielle unité ?
Le caractère cosmique des souvenirs organiques ne doit d'ailleurs pas nous surprendre dès qu'on a compris que l'imagination matérielle est une imagination première. Elle imagine la création et la vie des choses avec les lumières vitales, avec les certitudes de la sensation immédiate, c'est-à-dire en écoutant les grandes leçons cénesthésiques de nos organes. Nous avons déjà été surpris par le caractère étonnamment direct de l'imagination d'Edgar Poe. Sa géographie, c'est-à-dire sa méthode de rêver la terre, est marquée au même coin. Aussi, c'est en rendant sa juste fonction à l'imagination matérielle qu'on comprendra le sens profond de l'exploration de Gordon Pym dans les mers polaires, mers qu'Edgar Poe, est-il besoin de le dire, n'a jamais visitées. Edgar Poe décrit en ces termes la mer singulière : « La chaleur de l'eau était alors vraiment remarquable, et sa couleur, subissant une altération rapide, perdit bientôt sa transparence et prit une nuance opaque et laiteuse. » Notons, au passage, que l'eau devient laiteuse, suivant la remarque faite plus haut, en perdant sa transparence. « À proximité de nous, continue Edgar Poe, la mer était habituellement unie, jamais assez rude pour mettre le canot en danger, — mais nous étions souvent étonnés d'apercevoir, à notre droite et à notre gauche, à différentes distances, de soudaines et vastes agitations... » (p. 270). Trois jours plus tard, l'explorateur du pôle Sud écrit encore : « La chaleur de l'eau était excessive (il s'agit pourtant d'une eau polaire), et sa nuance laiteuse plus évidente que jamais » (p. 271). On n'a plus affaire, on le voit, à la mer prise en son ensemble, dans un aspect général, mais à l'eau prise en sa matière, en sa substance qui est à la fois chaude et blanche. Elle est blanche parce qu'elle est tiède. On a remarqué sa chaleur avant sa blancheur.
De toute évidence, au lieu d'un spectacle, c'est un souvenir qui inspire le conteur ; un souvenir heureux, le plus tranquille et le plus apaisant des souvenirs, le souvenir du lait nourricier, le souvenir du giron maternel. Tout le prouve dans la page qui se termine en rappelant même le doux abandon de l'enfant rassasié, de l'enfant qui s'endort sur le sein de sa nourrice. « L'hiver polaire approchait évidemment, — mais il approchait sans son cortège de terreurs. Je sentais un engourdissement de corps et d'esprit, — une propension étonnante à la rêverie... » Le réalisme dur de l'hiver polaire est vaincu. Le lait imaginaire a rempli son office. Il a engourdi l'âme et le corps. L'explorateur est désormais un rêveur qui se souvient."
Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves, 1942, Le Livre de Poche, 2014, p. 139-140.
[1] Martin Buber, Je et Tu, trad. Geneviève Bianquis, p. 40.
"Comme beaucoup de problèmes psychologiques, les recherches sur l'imagination sont troublées par la fausse lumière de l'étymologie. On veut toujours que l'imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S'il n'y a pas changement d'images, union inattendue des images, il n'y a pas imagination, il n'y a pas d'action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d'images aberrantes, une explosion d'images, il n'y a pas imagination. Il y a perception, souvenir d'une perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à l'imagination, ce n'est pas image, c'est imaginaire. La valeur d'une image se mesure à l'étendue de son auréole imaginaire. Grâce à l'imaginaire, l'imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain l'expérience même de l'ouverture, l'expérience même de la nouveauté. Plus que toute autre puissance, elle spécifie le psychisme humain. Comme le proclame Blake : « L'imagination n'est pas un état, c'est l'existence humaine elle-même. » On se convaincra plus facilement de la vérité de cette maxime si l'on étudie, comme nous le ferons systématiquement dans cet ouvrage, l'imagination littéraire, l'imagination parlée, celle qui, tenant au langage, forme le tissu temporel de la spiritualité, et qui par conséquent se dégage de la réalité.
Inversement, une image qui quitte son principe imaginaire et qui se fixe dans une forme définitive prend peu à peu les caractères de la perception présente. Bientôt, au lieu de nous faire rêver et parler, elle nous fait agir. Autant dire qu'une image stable et achevée coupe les ailes à l'imagination. Elle nous fait déchoir de cette imagination rêveuse qui ne s'emprisonne dans aucune image et qu'on pourrait appeler pour cela une imagination sans images dans le style où l'on reconnaît une pensée sans images. Sans doute, en sa vie prodigieuse, l'imaginaire dépose des images, mais il se présente toujours comme un au-delà de ses images, il est toujours un peu plus que ses images. Le poème est essentiellement une aspiration à des images nouvelles. Il correspond au besoin essentiel de nouveauté qui caractérise le psychisme humain.
Ainsi le caractère sacrifié par une psychologie de l'imagination qui ne s'occupe que de la constitution des images est un caractère essentiel, évident, connu de tous : c'est la mobilité des images. Il y a opposition – dans le règne de l'imagination comme dans tant d'autres domaines – entre la constitution et la mobilité. Et comme la description des formes est plus facile que la description des mouvements, on s'explique que la psychologie s'occupe d'abord de la première tâche. C'est pourtant la seconde qui est la plus importante. L'imagination, pour une psychologie complète, est, avant tout, un type de mobilité spirituelle, le type de la mobilité spirituelle la plus grande, la plus vive, la plus vivante. Il faut donc ajouter systématiquement à l'étude d'une image particulière l'étude de sa mobilité, de sa fécondité, de sa vie."
Gaston Bachelard, L'Air et les songes, 1943, José Corti, p. 7-9.
"En fait, l'imagination dynamique, quand elle est livrée à son rôle de susciter des images du mouvement, quand elle ne se borne pas à décrire cinématiquement des phénomènes extérieurs, imagine en haut. L'imagination dynamique ne propose vraiment que des images d'impulsion, d'élan, d'essor, bref des images où le mouvement produit a le sens de la force imaginée activement. Les forces imaginaires ont toujours un travail positif. L'imagination dynamique est impropre à nous donner des images de résistance. Pour imaginer vraiment, il lui faut toujours agir, toujours attaquer. Sans doute les mouvements réels saisis par la vue contaminent l'image dynamique ; mais en son principe l'image veut le mouvement, ou plus exactement l'imagination dynamique est très exactement le rêve de la volonté ; elle est la volonté qui rêve. Cette volonté rêvant sa réussite ne peut se nier, et surtout elle ne peut se nier dans ses premiers rêves. Ainsi, la vie naïve de, l'imagination dynamique est la légende des conquêtes faites sur la pesanteur. Aucune métaphore dynamique ne se forme vers le bas, aucune fleur imaginaire ne fleurit en bas. Il n'y a pas là un facile optimisme. On n'en conclut pas que les fleurs imaginaires qui vivent d'un rêve de la terre ne sont pas belles. Mais les fleurs mêmes qui s'épanouissent dans la nuit d'une âme, dans le cœur chaudement terrestre d'un homme souterrain, sont quand même des fleurs qui montent. La montée est le sens réel de la production d'images, c'est l'acte positif de l'imagination dynamique.
Il nous paraît donc impossible de sentir l'imagination en acte, si l'on n'a pas d'abord sensibilisé l'axe vertical dans le sens de la montée. Un enfer vivant n'est pas un enfer qu'on creuse, c'est un enfer qui brûle, qui se redresse, qui a le tropisme des flammes, le tropisme des cris, un enfer dont les peines sont croissantes. Une peine qui s'endolorirait perdrait sa différentielle infernale. Or si l'on examine en son principe l'imagination dynamique de la croissance — si par conséquent on ne considère pas la croissance dans un aspect géométrique et abstrait —, on reconnaîtra que croître c'est toujours soulever. Les uns, dans leur vie imaginaire, soulèvent avec peine — ce sont les terrestres. Les autres soulèvent dans l'émerveillement de leur facile puissance — ce sont les aériens. Avec les éléments imaginaires de la terre et de l'air on peut décrire à peu près tous les rêves de la volonté croissante. Tout croît dans le règne de l'image."
Gaston Bachelard, L'Air et les songes. Essai sur l'imagination du mouvement, 1943, José Corti, p. 110-111.
"Comment, en effet, oublier l'action signifiante de l'image poétique. Le signe n'est pas ici un rappel, un souvenir, la marque indélébile d'un lointain passé. Pour mériter le titre d'une image littéraire, il faut un mérite d'originalité. Une image littéraire, c'est un sens à l'état naissant ; le mot – le vieux mot – vient y recevoir une signification nouvelle. Mais cela ne suffit pas encore : l'image littéraire doit s'enrichir d'un onirisme nouveau. Signifier autre chose et faire rêver autrement, telle est la double fonction de l'image littéraire. La poésie n'exprime pas quelque chose qui lui demeure étranger. Môme une sorte de didactisme purement poétique, qui exprimerait de la poésie, ne donnerait pas la vraie fonction du poème. Il n'y a pas de poésie antécédente à l'acte du verbe poétique. Il n'y a pas de réalité antécédente à l'image littéraire. L'image littéraire ne vient pas habiller une image nue, ne vient pas donner la parole à une image muette. L'imagination, en nous, parle, nos rêves parlent, nos pensées parlent. Toute activité humaine désire parler. Quand cette parole prend conscience de soi, alors l'activité humaine désire écrire, c'est-à-dire agencer les rêves et les pensées. L'imagination s'enchante de l'image littéraire. La littérature n'est donc le succédané d'aucune autre activité. Elle achève un désir humain. Elle représente une émergence de l'imagination."
Gaston Bachelard, L'Air et les songes. Essai sur l'imagination du mouvement, 1943, José Corti, p. 283-284.