"On a remarqué avec raison qu'une des particularités essentielles du rêve apparaît dès le moment où l'on s'endort et peut être mise au nombre des phénomènes qui introduisent le sommeil. L'activité intellectuelle de la veille est faite, d'après Schleiermacher, de concepts [Begriffen] et non d'images [Bildern]. La pensée du rêve est presque toute faite d'images ; on peut remarquer que le sommeil s'annonce en quelque sorte par la diminution progressive de l'activité volontaire ; en même temps des représentations involontaires, qui appartiennent toutes à la classe des images, s'imposent à nous. L'impossibilité d'une activité volontaire représentative et l'émergence d'images, habituellement liée à ces états de désagrégation, sont deux caractères qui persistent dans le rêve et que son analyse psychologique nous fera accepter comme deux traits essentiels. Pour ce qui est de ces images – des hallucinations hypnagogiques –, nous savons que leur contenu même est identique à celui des images du rêve.
Le rêve pense donc surtout par images visuelles, mais il n'exclut pas les autres images. Il emploie aussi des images auditives, et, dans une mesure plus restreinte, des impressions provenant des autres sens. Bien des choses sont seulement pensées ou représentées par des restes d'images verbales, comme dans la veille. Toutefois, seuls les éléments qui se comportent comme des images, c'est-à-dire qui ressemblent plus à des perceptions qu'à des figures mnésiques, sont caractéristiques du rêve. Si nous laissons de côté toutes les discussions bien connues des psychiatres sur la nature de l'hallucination, nous pourrons déclarer, avec tous les auteurs informés, que le rêve « halluciné », qu'il remplace les pensées par des hallucinations. De ce point de vue, il n'y a pas de différence entre les figures visuelles et les figures auditives ; on a remarqué que, lorsqu'on s'endort avec le souvenir d'une suite de sons, cette même mélodie se transforme en hallucination pendant le sommeil ; si l'on se réveille à demi, ce qui peut arriver à diverses reprises, la figure mnésique, plus discrète et qualitativement différente, reparaît à la place de la mélodie.
La transformation de la représentation en hallucination n'est pas le seul point sur lequel le rêve diffère d'une pensée de veille qui pourrait lui correspondre. Le rêve organise ces images en scène, il représente les choses comme actuelles, il dramatise une idée, selon l'expression de Spitta. Il faut ajouter, pour caractériser pleinement cet aspect de la vie du rêve, qu'en rêve – le plus souvent : les exceptions exigent des explications spéciales – nous ne croyons pas penser, mais vivre des événements ; nous avons donc une foi entière dans nos hallucinations. Lors du réveil seulement, nous critiquons et reconnaissons que nous n'avons pas vécu ces choses, mais les avons pensées d'une manière particulière, rêvées. C'est par ce caractère que le rêve véritable se distingue de la rêverie de la veille : nous ne confondons jamais celle-ci avec la réalité."
Sigmund Freud, L'Interprétation des rêves, 1899, tr. fr. Ignace Meyerson augmentée et révisée par D. Berger, France Loisirs, 1992, p. 74-76.
"Les pensées du rêve et le contenu du rêve nous apparaissent comme deux exposés des mêmes faits en deux langues différentes ; ou mieux, le contenu du rêve nous apparaît comme une transcription [Übertragung] des pensées du rêve, dans un autre mode d'expression, dont nous ne pourrons connaître les signes et les règles que quand nous aurons comparé la traduction et l'original. Nous comprenons les pensées du rêve d'une manière immédiate dès qu'elles nous apparaissent. Le contenu du rêve nous est donné sous forme de hiéroglyphes, dont les signes doivent être successivement traduits [übertragen] dans la langue des pensées du rêve. On se trompera évidemment si on veut lire ces signes comme des images et non selon leur signification conventionnelle. Supposons que je regarde un rébus : il représente une maison sur le toit de laquelle on voit un canot, puis une lettre isolée, un personnage sans tête qui court, etc. Je pourrais déclarer que ni cet ensemble, ni ses diverses parties n'ont de sens. Un canot ne doit pas se trouver sur le toit d'une maison et une personne qui n'a pas de tête ne peut pas courir. Je ne jugerai exactement le rébus que lorsque je renoncerai à apprécier ainsi le tout et les parties, mais m'efforcerai de remplacer chaque image par une syllabe ou par un mot qui, pour une raison quelconque, peut être représenté par cette image. Ainsi réunis, les mots ne seront plus dépourvus de sens, mais pourront former quelque belle et profonde parole. Le rêve est un rébus, nos prédécesseurs ont commis la faute de vouloir l'interpréter en tant que dessin. C'est pourquoi il leur a paru absurde et sans valeur."
Sigmund Freud, L'Interprétation des rêves, 1899, Chapitre VI : Le travail du rêve, tr. fr. Ignace Meyerson augmentée et révisée par D. Berger, PUF, 1987, p. 241-242.
"Une dame de mes amies rêve : Elle est à l'Opéra. C'est une représentation de Wagner qui a duré jusqu'à 7 h 1/4 du matin. Il y a à l'orchestre et au parterre des tables où l'on dîne et où l'on boit. Son cousin, récemment revenu de son voyage de noces, est assis à une de ces tables avec sa jeune femme ; près d'eux un aristocrate. On sait que la jeune femme l'a ramené de son voyage de noces, très ouvertement, comme on peut rapporter de son voyage de noces un chapeau. Il y a, au milieu de l'orchestre, une haute tour couronnée d'une plate-forme entourée d'une grille de fer. Il y a là-haut le chef d'orchestre qui ressemble à Hans Richter ; il court derrière la grille, transpire énormément et dirige de là-haut l'orchestre rangé autour de la base de la tour. Elle-même est assise dans une loge avec une amie (que je connais). De l'orchestre sa jeune sœur veut lui tendre un grand morceau de charbon, disant qu'elle ne savait pas que cela durerait si longtemps et qu'on doit geler horriblement là-haut. (Il semble que les loges auraient dû être chauffées pendant toute la représentation.)
Le rêve est extravagant à souhait, bien qu'il se rapporte à une seule scène. Cette tour au milieu de l'orchestre d'où le chef d'orchestre dirige les musiciens et plus encore le morceau de charbon que tend la sœur sont fort étranges ! J'ai fait exprès de ne pas demander l'analyse de ce rêve ; connaissant un peu la vie de la rêveuse, je pouvais en interpréter moi-même des parties. Je savais qu'elle avait beaucoup aimé un musicien dont la carrière avait été interrompue par une maladie mentale. La tour devait donc être prise littéralement. On comprenait dès lors que l'homme qu'elle eût souhaité voir à la place de Hans Richter dépassait les autres membres de l'orchestre de la hauteur d'une tour. Cette tour est une image composite, une sorte d'apposition. Le soubassement représente la hauteur de l'homme ; la grille du haut, derrière laquelle il court comme un prisonnier ou comme un animal en cage, allusion au nom de ce malheureux homme, représente sa destinée. Les deux idées ont pu se rencontrer dans un mot fait comme la « tour des fous »
Une fois les procédés de figuration de ce rêve découverts, on pouvait essayer d'interpréter par les mêmes moyens la seconde extravagance apparente : le morceau de charbon que lui tend sa sœur. Charbon signifie amour caché :
Nul feu, nul charbon [Kein Feuer, keine Kohle]
Ne peut brûler autant [Kann brennen so heiss,]
Qu'un amour caché [Als wie heimliche Liebe,]
Ignoré de tous. [Von der niemand was weiss.]
Elle et son amie sont restées là (mot à mot : restées assises, c'est-à-dire restées en plan) ; sa jeune sœur, qui espère encore se marier, lui tend le charbon, « parce qu'elle ne savait pas que ça durerait aussi longtemps ». Le rêve ne dit pas ce qui durera si longtemps ; dans un récit on ajouterait : la représentation. Mais dans un rêve, il faut regarder la phrase en elle-même, reconnaître qu'elle est équivoque et ajouter « jusqu'à son mariage ». L'interprétation : « amour caché » est soutenue par l'allusion au cousin assis à l'orchestre avec sa femme et par l'aventure amoureuse avouée attribuée à celle-ci. Le contraste entre l'amour caché et l'amour avoué, entre son ardeur et la froideur de la jeune femme, domine le rêve. Ici comme là il s'agit d'un personnage haut placé, et ce mot a pu servir de pont entre l'aristocrate et le musicien qui donnait de grands espoirs.
Ces explications nous ont donc amené finalement à découvrir un troisième facteur dont la part est considérable dans le passage des pensées du rêve au contenu du rêve : prise en considération de la figurabilité par le matériel psychique propre au rêve, c'est-à-dire, le plus souvent, par des images visuelles. De tous les raccords possibles aux pensées essentielles du rêve, ceux qui permettent une représentation visuelle sont toujours préférés, et le travail du rêve ne recule pas devant l'effort nécessaire pour faire d'abord passer les pensées toutes sèches dans une autre forme verbale, celle-ci même fût-elle très peu habituelle, pourvu qu'elle facilite la représentation et mette fin à la pression psychologique exercée par la pensée contrainte."
Sigmund Freud, L'Interprétation des rêves, 1899, tr. fr. Ignace Meyerson, France Loisirs, 1992, p. 365-367.
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