* *

Texte à méditer :  Deviens ce que tu es.
  
Pindare
* *
Figures philosophiques

Espace élèves

Fermer Cours

Fermer Méthodologie

Fermer Classes préparatoires

Espace enseignants

Fermer Sujets de dissertation et textes

Fermer Elaboration des cours

Fermer Exercices philosophiques

Fermer Auteurs et oeuvres

Fermer Méthodologie

Fermer Ressources en ligne

Fermer Agrégation interne

Hors des sentiers battus
La lecture de l'image

  "La vue d'une œuvre ou son audition ne restitue pas une image optique ou sonore composée d'éléments qui se sont trouvés placés un moment donné, dans l'ordre même où ils sont présentés, à la portée des sens du spectateur. Les idées et les concepts ne s'incarnent pas dans des signes interchangeables ; les formes de l'expression artistique ne nous révèlent pas un arrière-monde pourvu ou non d'ordre et de mesure. Le jeu combinatoire sur lequel repose la perception de l'image suppose l'existence de trois niveaux : celui de la réalité sensible qui engendre les stimuli ; celui de la perception ; celui de l'imaginaire. La sélection des éléments ne se fait pas en fonction des lois générales de la nature, mais dans la perspective d'une culture commune à un artiste et à des groupes humains qui interfèrent toujours, soit dans l'actuel soit à travers l'espace et le temps, avec des catégories multiples d'individus, souvent étrangers les uns aux autres à tous égards. Le mécanisme de la perception artistique ne repose pas […] sur la reconstitution des touts occasionnels ayant provoqué l'élaboration du support formel en fonction d'un type particulier de langage, mais sur ce qu'à partir de relations fragmentaires un système matériel artificieusement constitué renvoie à une pluralité d'ensembles qui, situés dans la mémoire, individuelle et collective des artistes et des spectateurs, possèdent des degrés de réalité très variables.
  La perception de l'œuvre d'art repose non pas sur un processus de reconnaissance mais de compréhension. L'œuvre d'art est le possible et le probable ; elle n'est jamais le certain. Elle est toujours ambiguë, toujours susceptible de perdre certains aspects de sa réalité ou d'en gagner de nouveaux. L'esthétique est première ; l'œuvre d'art ne porte pas le message d'une connaissance ou d'une pensée engendrée en dehors d'elle, soit par imitation soit par intuition, indépendamment de la volonté de l'artiste – étant encore précisé que cette volonté ne se présente pas comme un consciencieux effort pour reproduire un modèle, mais comme une problématique. Ce que fixe l'artiste ce n'est pas ce qu'il a vu ou appris, c'est ce qu'il cherche et ce qu'il veut révéler à d'autres."

 

Pierre Francastel, "Art, forme, structure", 1965, in L'Image, la vision et l'imagination, Denoël/Gonthier, 1983, p. 41-42.


 

  "Dès que l'on considère l'œuvre d'art non pas comme un transfert quasi automatique du réel sensible, dès qu'on cesse de réduire l'art à une technique de transposition et qu'on l'envisage comme une problématique, on le met au rang des langages et, par conséquent, on admet qu'il instaure et qu'il existe une indissolubilité de la forme et du fond. À ce moment, on voit se transformer la notion des moyens. Derrière laquelle se découvre le problème de l'image.
  Dans la perspective où les formes représentent des unités correspondant à certains découpages préétablis, la lecture de l'œuvre implique un processus de reconnaissance et l'image représente, comme la forme, un double fidèle de la réalité. Lorsqu'on admet, au contraire, que les œuvres d'art, les formes, sont le produit de montages où les moyens matériels sont appelés par une volonté de manifester un rapport de causalité tant entre les éléments inclus dans la forme qu'entre chacun de ces éléments isolés et d'autres fragments du réel, il faut renoncer à croire qu'une forme constitue la projection sensible d'une image stable, indépendante de la volonté actuelle du créateur.

  Ceci met en cause des habitudes de pensée fortement enracinées dans notre esprit. Depuis le Moyen Âge nous considérons, en Occident, que le but et les moyens de toute activité figurative et conceptuelle est de reproduire un découpage fixe de l'univers. En dernière analyse, toute spéculation esthétique est frappée du sceau du réalisme. Alors, il est aisé d'admettre que la forme évoque une image qui est la représentation mentale d'un fragment de réalité saisi par les sens, rendu reconnaissable par la réflexion et que des techniques appropriées permettent de reproduire projectivement. On admet très généralement ainsi que l'homme pense simultanément par concepts et par images et que les images surgissent dans sa conscience au contact du réel parce que les fragments substantiellement constitués du réel, les images mentales et les signes nécessairement se recouvrent en considération du réalisme de toute pensée opératoire.
  Il n'en va plus de même lorsqu'on se place dans une perspective structurale. Et il convient de souligner l'apport exceptionnel que les arts apportent ici à notre réflexion. Au temps du cinéma et de l'art abstrait, il n'est plus possible de regarder les produits de l'activité esthétique comme aboutissant à l'élaboration d'images et de formes essentiellement identiques à un ordre immuable de l'univers. Un des enseignements les plus remarquables du film est de nous prouver le caractère synthétique et problématique de l'image. Le caractère cumulatif des signes constitutifs de toute représentation est démontré par le jeu de la caméra. Ce que le spectateur voit dans son esprit n'est ni l'ensemble sur lequel la caméra opère – elle n'en enregistre qu'une partie – ni ce que l'opérateur a vu – il y a le montage –, ni ce qu'enregistre son œil sans aucune élaboration. Le terme d'image est tout aussi ambigu que celui de structure. C'est en tout cas une naïveté de croire qu'en pensant l'esprit engendre automatiquement des ensembles de signes visuels organisés et tels quels transmissibles. Toute image mentale est aussi mobile que le mouvement de l'esprit. Singulière illusion que celle des philosophes s'imaginant, parfois, que la conscience engendre spontanément des représentations stables et transmissibles. Aucune image n'est isolable de toutes celles qui la précèdent et la suivent. Il n'y a d'image que dans un mouvement de pensée. Lisez un texte littéraire et vous constaterez que – si vous avez de l'imagination visuelle, – au fur et à mesure de votre lecture vous évoquerez, parfois, des représentations assimilables aux images de l'art. Mais il est bien évident que jamais deux personnes ne voient la même chose en lisant le même texte, – ce qui n'exclut pas la compréhension. Dans un texte, comme devant une image artistique, comme devant la nature, nous opérons toujours une sélection. Les images de l'art sont constituées d'éléments sélectionnés non pas arbitrairement mais institutionnellement par des individus dont le pouvoir, le mode d'action particulier, est de se trouver capable de fabriquer non pas des doubles d'une réalité quelconque, mais des êtres de raison sans relation d'identité aucune avec quelque objet naturel que ce puisse être, dotés en revanche de certaines qualités organiques qui les constituent en objets imaginaires, complexes, structurés et sur lesquels notre attention est susceptible de se fixer. Après cela, il va de soi que nous saisissons les rapports de certains éléments de ces ensembles imaginaires et artificiels avec des expériences ou des conduites qui nous sont personnelles ou que nous les identifions, au contraire, avec des expériences et des conduites dont la description nous est fournie du dehors par rapport à l'expérience d'autrui. Mais il ne s'ensuit pas que l'image soit réelle, ni que nous adoptions entièrement le système de relation qui a présidé à l'élaboration de l'ensemble. Il faut absolument rejeter l'idée que l'exercice de la perception esthétique repose sur un processus de reconnaissance d'ensembles entièrement cohérents et repérables dans un arrière-monde. Toute activité esthétique est en devenir ; elle implique une activité de l'esprit. Tandis qu'au cinéma la caméra nous propose une succession très rapide de fragments de réalité afin de nous induire à confronter dans notre esprit ces indications et à en reconstituer le sens, lorsque nous sommes devant une œuvre d'art fixe nous procédons dans l'ordre inverse, mais en fonction du même processus de relation entre l'image mentale et l'image artistique. Nous fixons notre attention sur des signes immobiles et nous les décomposons, les dissocions, les confrontons, les essayant pour ainsi dire, les mettant en combinaison avec d'innombrables réminiscences visuelles d'où nous déduisons des valeurs éprouvées par l'expérience active ou spéculative de nous-même et des autres. Toute prise de contact avec l'œuvre d'art exclut la prise de vue instantanée ; celle-ci, qui révèle la forme, ne constitue qu'un éveil de l'esprit ; elle oriente la première enquête ; mais en définitive il ne s'agit aucunement de retrouver la plus grande adéquation possible du perçu immédiat et de ce que l'artiste a lui-même, à l'origine, perçu ; le but de l'attention est, d'une part, de nous aider à prendre conscience de l'intérêt de certains signes visuels qui s'étaient fondus dans l'expérience courante et, d'autre part, de mettre en relation ces signes fragmentaires avec des souvenirs tirés de notre propre expérience et aussi de celle des autres, telle qu'elle nous est connue à travers l'ensemble des témoignages de tous ordres qui nous engagent dans une société et constituent une civilisation.
  Il apparaît, alors, que l'image esthétique n'est nullement liée à l'instantané et que l'image figurative est toujours dans l'esprit et non dans la nature. L'image est toujours un premier degré d'association et de montage, elle est déjà structurée. On sait du reste qu'on ne peut jamais isoler une perception pure de l'œil, partie du cerveau ; le caractère actif, constellant de l'activité visuelle commande aussi le caractère actif, constellant de la vision esthétique. Celle-ci est structurée avant d'être cumulative. La forme, par conséquent, qui correspond déjà à un degré d'élaboration voulue est inadéquate au réel. Elle concerne davantage l'organisation matérielle de l'œuvre que ses repères significatifs. Ceux-ci sont dans l'imaginaire et la véritable image artistique est non pas dans l'œuvre mais dans la mémoire ; ou plus exactement dans les mémoires différenciées de tous ceux créateur, spectateurs, usagers, critiques qui manient l'objet de civilisation au gré changeant de leur mode de pensée et d'action."

 

Pierre Francastel, "Art, forme, structure", 1965, in L'Image, la vision et l'imagination, Denoël/Gonthier, 1983, p. 28-31.



  "En fait, il est strictement impossible de lire, de voir une œuvre figurative, quelle qu'elle soit, dans un éclair ; il est au contraire, nécessaire de déchiffrer, et de déchiffrer dans le temps, toute œuvre figurative.
  Lorsque nous regardons le tableau d'Uccello qui vient de passer sur l'écran [le Saint Georges], nous saisissons un ensemble ; mais il ne devient clair pour nous que lorsque nous avons successivement isolé, distingué, séparé, le rocher, le cavalier, la princesse et, dans le fond, le paysage qui nous renvoie de la légende à l'actuel, qui nous explique que l'aventure qui a été celle de saint Georges et de la princesse, c'est-à-dire la lutte du Bien contre le Mal, est aussi l'aventure commune, celle de tous les jours, c'est-à-dire le triomphe de la bonne cité, autrement dit de celle à laquelle on appartient, avec toutes les possibilités bien entendu, de combinaisons et d'interversions imaginables, Dans le cas de l'Adoration des Mages, de Gentile, il est tout à fait clair que l'impossibilité de saisir d'un rapide coup d'œil le sens et les implications de l'image, saute aux yeux. En fait, nous avons là une composition particulièrement dense, il nous faut du temps dans le sens matériel pour la lire, fragment par fragment, partie par partie, et pour découvrir dans quel ordre les différents éléments que nous saisissons, au fur et à mesure de notre promenade à travers le champ figuratif de l'image, peuvent être mis en relation les uns avec les autres pour prendre une valeur de signification qui n'est pas libre. Il existe une valeur de signification liée à l'intention primitive de l'artiste, cette intention primitive ayant elle-même été mandée par l'ensemble des représentations et des croyances reçues d'un environnement et d'un entourage et il existe, outre, une possibilité pour nous spectateurs de la sélectionner parmi toutes les interprétations possibles. Nous sommes en présence d'une sélection qui est à la fois combinatoire et hiérarchique. Tel ou tel détail, qui se trouve, par exemple, dans l'une ou l'autre des lunettes de la composition, a moins d'importance, pour la compréhension de l'image que la présence au premier plan de la Vierge avec l'Enfant et des Trois Rois Mages qui viennent s'incliner devant elle. Cependant, il est tout à fait assuré également que, si l'on se bornait à ne retenir que les signes les plus importants au point de vue de la compréhension sommaire, en considérant qu'ils suffisent, on aboutirait à la disparition de l'œuvre. L'image n'existe que dans la mesure où, autour d'un signe relativement sommaire et simple, viennent se grouper tout un ensemble de signes élémentaires, adventices, libres, qui signifient par leur rapprochement et par leur groupement et qui surgissent progressivement dans notre esprit au fur et à mesure de la contemplation de l'œuvre.

  On voit apparaître, me semble-t-il, ici, un élément extrêmement important et qui pourrait orienter toute une série de recherches, c'est la notion du parcours. En fait, lorsque nous considérons une œuvre d'art un peu complexe – qui n'est pas un simple croquis, – nous   circulons à travers l'œuvre, nous faisons une véritable ambulatio, comme disaient les Anciens."

 

Pierre Francastel, "Éléments et structures du langage figuratif", 1965, in L'Image, la vision et l'imagination, Denoël/Gonthier, 1983, p. 56-57.


 

  "Il existe une opinion, très largement répandue, suivant laquelle ce qui caractériserait l'appréhension de l'image figurative, ce serait l'instantanéité. Il devrait être à peine besoin de souligner le caractère enfantin d'une telle opinion, Chacun sait que, devant un tableau, une œuvre d'art, tout homme sensible se plaît à s'arrêter. Les uns parlent de jouissance, les autres de déchiffrage. Peu importe. Ce qui est au-dessus de toute discussion, c'est qu'en aucun cas le spectateur ne saisit d'emblée le sens ni même les éléments – spatiaux ou significatifs – d'une image. Ce qui demeure fixé comme un repère dans la mémoire, ce n'est pas le souvenir de la chose vue, mais celui de la chose sue. Pour l'objet figuratif lui-même, aucun doute n'est possible. Les raisons physiques et physiologiques sont les premières, mais aucune expérience n'a jamais permis de constater l'existence d'une réaction rétinienne qui ne mette pas en jeu une activité combinatoire. La rétine est partie du cerveau ; elle ne constitue pas un instrument au service d'un élément supérieur de notre être qui l'utilise à des fins distinctes de sa propre activité. En réalité, les naïfs ramènent le temps à leur expérience ; ils n'ont pas conscience en quelque sorte de sa rapidité ; ils ne l'intègrent pas dans la catégorie des infiniment petits. Au lieu penser un phénomène physiologique en termes de vitesse de la lumière, ils l'alignent sur les secondes de leur montre. On n'a pas même pu isoler les mécanismes suivants lesquels une répartition du travail perceptif se fait à l'intérieur de la rétine entre les cônes et les bâtonnets. Notre œil ne saisit jamais un spectacle immobilisé. Le mouvement de l'univers est éternel et l'activité de notre cerveau permanente. Au fond de l'illusion que nous dénonçons, il y a donc la croyance dans le découpage objectif du « réel » suivant les cadres de l'appréhension humaine.
  Un autre élément qui fait du temps une des conditions de toute perception figurative, c'est que, compte tenu de cette rapidité, la mobilité constitue un élément d'appréhension généralement ignoré. Croire que nous saisissons d'un coup d'œil une image fixe de notre œil fixe, relève de la pure fabulation. Non seulement notre vision est binoculaire, mais un seul de nos yeux nous donne lecture d'une image dans le temps, parce que, placé devant une surface quelle qu'elle soit, notre regard balaie, suivant des règles inconnues, la totalité d'un champ figuratif. L'image figurative est fixe, mais sa perception est mobile. C'est une action que de voir, l'esprit n'est pas passif, enregistreur d'une représentation qui, au surplus, est différente pour chaque observateur."

 

Pierre Francastel, "Valeurs socio-psychologiques de l'espace-temps figuratif", 1963, in L'Image, la vision et l'imagination, Denoël/Gonthier, 1983, p. 98-99.


 

  "La saisie par notre œil de toute image entraîne le développement d'une activité de l'esprit orientée simultanément dans une double direction. Formée d'éléments, l'image prend un sens lorsque nous établissons une relation concertée entre les signes matériels et lorsque nous présupposons que ces éléments renvoient à des ensembles couramment interprétés en tant qu'objets par un groupe d'individus donné, nous sommes alors dans le domaine des configurations, c'est-à-dire de l'espace. Mais l'image prend également un sens lorsque nous considérons que les éléments spatiaux ainsi constitués ne possèdent de réalité que dans la mesure où ils renvoient à des connaissances et à des valeurs que la leçon immédiate des sens ne suffit pas à fonder, nous sommes alors dans le domaine de la mémoire ou de l'imaginaire, c'est-à-dire du temps."

 

Pierre Francastel, "Valeurs socio-psychologiques de l'espace-temps figuratif", 1963, in L'Image, la vision et l'imagination, Denoël/Gonthier, 1983, p. 105.



  "L'art est, en effet, le témoin d`une des principales facultés de l'homme, présente à tous les moments de son histoire et génératrice d'un certain nombre d'œuvres qui ne constituent pas seulement des objets plus ou moins fascinants ou le cadre monumental dans lequel se développent les sociétés, mais des systèmes de signes où se traduit la pensée individuelle et collective des générations. L'image figurative ne traduit pas une expérience atemporelle, objectivement exacte, du monde extérieur. Elle est figurative et non projective. Elle est liée non pas tant à l'expérience sensorielle qu'à cette activité fabulatrice de l'esprit qui engendre, en dernière analyse, toutes les civilisations. L'espace et le temps figuratifs renvoient non aux structures de l'univers physique mais à celles de l'imaginaire. Les liens existant entre les éléments se mesurent en termes non d'exactitude m ais de cohérence. L'espace et le temps figuratifs reflètent non l'univers mais les sociétés.
  L'étude de l'espace-temps nous révèle non pas les qualités de la matière mais des structures historiques de l'expérience. Naturellement toute expérience humaine doit conserver, pour être valable, quelques relations avec la réalité ; toutefois cette réalité se place au niveau de la perception et non de l'expression. À ce point de vue, la distinction de l'espace et du temps correspond […] à un double mouvement de différenciation et d'assimilation qui caractérise toute pensée mais pas nécessairement toute nature. En bref, autant il semble légitime de demander à l'analyse des phénomènes esthétiques une information relative à l'esprit humain et à la société, autant il est aventureux de postuler une concordance entre les mécanismes de la pensée et les lois de la nature.
  En étudiant, par conséquent, le couple espace-temps à travers l'histoire des arts figuratifs, on s'approchera certainement d`une meilleure connaissance de l'image sur un plan à la fois artistique et psychologique, mais on ne définira pas la structure du cosmos ; l'objet de l'art n`étant pas d'en produire des doubles en dimensions réduites, mais de fixer des conduites et des interprétations humaines. La distinction de l'objet et du sujet est fondamentale dans ce domaine et l'œuvre d'art renvoie davantage au sujet – autrement dit à l'auteur d'abord et son entourage –, qu'aux impulsions phénomènes logiques qui servent d'occasion à l'élaboration du signe, mais qui ne rendent pas compte de l'organisation intellectuelle du créateur et de l'usager. Le foisonnement imaginatif que soulève la perception continue des phénomènes filtrés par les sens implique, certes, une relation entre le réel et la pensée, mais nullement une identité des structures du réel et de l'imaginaire.
  Toute image associe des conduites sensori-motrices et des représentations, qu'elle aboutisse à la création d'un signe figuratif ou simplement à une activité pratique d'intellection. Toute image est, à la fois, reflet et ébauche d'une conduite ; elle implique mise en relation mais non identification du modèle et de la compréhension. Toute image est fiction et toute image, nécessairement, associe, par conséquent, des éléments pris dans l'actuel avec d'autres qui sont tirés de notre mémoire, par laquelle deviennent, en dernière analyse, présents et utilisables des éléments éloignés ou anciens, connus par l'expérience personnelle, comme à travers l'expérience d'autres hommes. Il devient évident, de la sorte, qu'un des trais fondamentaux de l'image plastique consiste dans le fait qu'elle unifie des éléments d'origines différentes et qui ne possèdent pas le même caractère de réalité. C'est une raison de plus pour nier toute possibilité d'expliquer l'art figuratif en fonction de son adhérence au réel immédiat. Toute image suppose, en définitive, non seulement une combinaison de valeurs temporelles et de valeurs spatiales, mais une intégration d'éléments fixés par rapport à des expériences individuelles en même temps qu'à des expériences collectives. Spatiaux ou temporels, les éléments du signe figuratif sont pris, pour une large part, dans le trésor commun de la mémoire collective – tout de même que les signes du langage. Cependant, il ne fait aucun doute qu'il n'y a d'œuvre que lorsqu'un individu, l'artiste, ajoute aux éléments signalétiques antérieurs quelque nouveau principe d'identification ou quelque nouvelle suggestion opératoire. L'invention agit comme le levain dans la pâte. Les nouvelles structures de l'imaginaire utilisent les éléments mis en œuvre par les anciennes ; étant entendu que l'introduction dans un système quelconque d'une entropie, autrement dit d'un élément complémentaire, bouleverse dans leur totalité tous les rapports anciens de parties."

 

Pierre Francastel, "Valeurs socio-psychologiques de l'espace-temps figuratif", 1963, in L'Image, la vision et l'imagination, Denoël/Gonthier, 1983, p. 144-146.


 

  "Désormais, le but de l'art est de fournir à l'homme un moyen parmi d'autres de sélectionner, parmi les données brutes que lui fournit un de ses sens, la vue, des éléments de repère susceptibles, après avoir été isolés, d'entrer en combinaison entre eux et de constituer des ensembles ordonnés. L'art ne constitue pas plus que jadis la mise en réduction d'une nature dont le dernier mot ne nous concerne pas, il reste une problématique de l'imaginaire et il nous informe davantage sur les jugements de valeur d'un individu et de son entourage que sur la configuration de l'univers dans l'instant donné. Dans toute image, il y a convergence de lieux et de temps et, en outre, il y a combinaison de temps représentatifs de l'expérience individuelle de l'artiste et de l'expérience collective d'un milieu. C'est la raison pour laquelle la lecture de toute œuvre exige un déchiffrement. Le spectateur doit d'abord, s'efforcer d'inventorier le champ figuratif qui lui est offert en confrontant des formes avec sa propre expérience sélective. Il doit, ensuite, s'efforcer de rattacher chacun des éléments constitutifs de l'ensemble constellant qui se trouve placé sous ses yeux, non pas au spectacle automatiquement fourni par l'univers, mais à des signes fragmentaires élaborés dans sa mémoire. Il ne lui est pas toujours aisé de reconnaître quel système d`information et de compréhension appartient à chacun des éléments mis en œuvre. De sorte qu'à vrai dire il n'existe aucune appréhension immédiate et globale possible de l'œuvre d'art et que toute œuvre renvoie non pas à une nature mais à une culture ; si bien que toute reconstitution active d'un ensemble figuratif aboutit nécessairement à replacer le signe dans un espace et dans un temps différents de l'espace et du temps qui ont permis à l'artiste d'intégrer ses perceptions ses informations visuelles et mentales dans un système dont l'unité n'est donnée ni par les sens ni par la seule culture mais par une activité formative de l'esprit. D'où il résulte que toute saisie absolument fidèle de l'œuvre est aussi impossible que toute saisie directe de la nature, que tout signe figuratif s'insère dans des schèmes variables de représentation, que tout œuvre d'art est un relais et qu'en se fixant la pensée figurative établit à travers les œuvres un véritable dialogue entre des participants éloignés les uns des autres par le temps, l'espace et le savoir. D'où il résulte enfin que, dans une œuvre figurative, l'ensemble où s'articulent des espaces et des temps multiples est plus signifiant et plus stable que les éléments."

 

Pierre Francastel, "Valeurs socio-psychologiques de l'espace-temps figuratif", 1963, in L'Image, la vision et l'imagination, Denoël/Gonthier, 1983, p. 153-154.
 

 

Retour au menu sur l'image

 


Date de création : 11/12/2024 @ 09:16
Dernière modification : 29/01/2025 @ 08:04
Catégorie :
Page lue 340 fois


Imprimer l'article Imprimer l'article

Recherche



Un peu de musique
Contact - Infos
Visites

   visiteurs

   visiteurs en ligne

^ Haut ^