"Plus on y réfléchit (en particulier dans la langue anglaise), plus il apparaît clairement qu'une distinction vernaculaire existe entre les images et les pictures, entre les images et les pictions, entre les images et les objets concrets – distinction qui émerge de la manière ordinaire de parler des formes graphiques et iconiques de représentation. Wittgenstein l'exprime en ces termes : « Une représentation [Vorstellung, image] n'est pas une image [Bild, picture, piction], mais une image [Bild, picture, piction] peut lui correspondre. » Le langage ordinaire [non philosophique] nous conduit à conceptualiser les images comme une famille de formes symboliques immatérielles, qui s'étend des figures géométriques clairement définies aux masses et espaces informes, aux figures identifiables et aux caractères reproductibles tels que les pictogrammes et les lettres alphabétiques. Dans le langage courant, les images sont également des choses mentales, qui résident dans le médium psychologique du rêve, de la mémoire et du fantasme ; elles sont encore des expressions linguistiques (les « images verbales ») qui nomment des objets concrets pouvant être (ou non) métaphoriques ou allégoriques. Elles constituent en fin de compte (et plus abstraitement] des « ressemblances », des « analogies » qui incitent plus ou moins à opérer des corrélations de ressemblance systématiques dans une variété de médias et de canaux sensoriels. L'icône peircienne, « le signe par ressemblance », englobe cette totalité, depuis les photographies jusqu'aux équations algébriques.
Qu'est-ce donc qu'une piction ? Partons à nouveau du vernaculaire : vous pouvez accrocher une piction au mur, mais pas une image. L'image semble flotter sans aucun support visible, sorte d'apparition fantasmatique, virtuelle ou spectrale. Elle est ce qui peut-être retiré de la piction, transféré dans un autre médium, traduite en ekphrasis verbale, ou protégée par un copyright. L'image est cette « propriété intellectuelle » qui échappe à la matérialité de la piction lorsqu'elle est copiée. La piction correspond à l'addition de l'image et d'un support ; elle est l'apparition d'une image immatérielle sur un médium matériel. C'est pourquoi nous pouvons parler d'images architecturales, sculpturales, cinématographiques, textuelles, voire mentales tout en sachant que l'image ne se restreint pas à son support et le déborde.
Nous pourrions débattre longuement afin de déterminer si cette manière d'aborder les images aboutit dans une impasse platonicienne, au sens où le concept d'image revêtirait le rôle des idées et des formes, tandis que les images subsisteraient parmi les archétypes, en attente de manifestation tangible dans des pictions concrètes et des œuvres d'art. Probablement Aristote est-il un meilleur guide pour comprendre la relation entre images et pictions. D'un point de vue aristotélicien, pour reprendre les mots de Candace Vogler, « les images ne flottent pas librement comme autant d'âmes en passe de naître ». Elles sont des « types » ou des classes de pictions. Les images sont ainsi aux pictions ce que les espèces sont aux spécimens et aux organismes, dont les traits caractéristiques sont dictés par la spéciation. Envisageant ces « espèces » de façon plus pittoresque, matérialiste et vulgaire, le platonisme les traite comme des entités réellement existantes et non comme de simples noms ou comme des outils conceptuels. En ce sens, il participe d'une tradition vernaculaire de la théorie de l'image, fondée sur un ensemble de métapictions surévaluées ; la plus célèbre est l'allégorie de la Caverne, où les sensations concrètes se rapportent à l'univers des images fantomatiques dépourvues de substance, tandis que la sphère idéale des formes constitue le domaine de la substance réelle."
W.J.T. Mitchell, Que veulent les images ? Une critique de la culture visuelle, 2005, tr. fr. Maxime Boidy, Nicolas Cilins et Stéphane Roth, Les Presses du réel, 2014, p. 102-104.
"The longer one thinks about this topic (especially in the English language), the clearer it becomes that there is a vernacular distinction between images and pictures, images and concrete works of art, that comes to the surface in ordinary ways of speaking about graphic, iconic forms of representation.“ As Wittgenstein puts it, “An image is not a picture, but a picture can correspond to it” [Eine Vorstellung ist kein Bild, aber ein Bild kann ihr entsprechen]. Ordinary, not philosophical, language leads us to think of images as a family of immaterial symbolic forms, ranging from well-defined geometrical shapes to shapeless masses and spaces, to recognizable figures and likenesses, to repeatable characters such as pictograms and alphabetic letters. Images are also, in common parlance, mental things, residing in the psychological media of dreams, memory, and fantasy; or they are linguistic expressions (“verbal images”) that name concrete objects that may or may not be metaphoric or allegorical. They are, finally (and most abstractly), “likenesses” or “analogies” that invite more or less systematic correlations of resemblance in a variety of media and sensory channels. C. S. Peirce's notion of the “icon,” the “sign by resemb1ance,” thus embraces everything from photographs to algebraic equations.
What, then, is a picture? Let us start again from the vernacular. You can hang a picture, but you cannot hang an image. The image seems to float without of support, a phantasmatic, virtual, or spectral appearance. It is what can be lifted off the picture, transferred to another medium, translated into a verbal ekphrasis, or protected by copyright law. The image is the “intellectual property” that escapes the materiality of the picture when it is copied. The picture is the image plus the support; it is the appearance of the immaterial image in a material medium. That is why we can speak of architectural, sculptural, cinematic, textual, and even mental images while understanding that the image in or on the thing is not all there is to it.
One could spend a long time debating whether talking about images in this way leads one to some sort of perverse Platonism, in which the concept of the image takes on the role of Plato's ideas or forms. Images would then subsist in some realm of archetypes, awaiting their concrete manifestation in concrete pictures and works of art. Probably Aristotle is a better guide to the question of the relation of images and pictures. From an Aristotelian standpoint, images are not, in Candace Vogler's words, “floating free like so many souls awaiting birth.” Images are “kinds of pictures,” classifications of pictures. Images are, then, like species, and pictures are like organisms whose kinds are given by the species. Platonism is more picturesque, materialistic, and vulgar about these “species,” treating them as really existing entities rather than mere names or conceptual tools. Platonism gives us the vernacular tradition of image theory, one constructed on a set of hypervalued metapictures, most famously the allegory of the cave, which treats the world of concrete sensations as a mere shadow world of insubstantial images, and the ideal sphere of forms as the realm of real substance."
W.J.T. Mitchell, What pictures want? The lives and loves of images, 2005, The University of Chicago Press, p. 84-86.
"La langue anglaise a deux mots pour désigner les images matérielles et les images psychiques : picture et image. La langue française, elle, n'en a qu'un seul. Cette particularité a parfois conduit à réserver le terme « image » aux créations psychiques et à proposer « figure » pour les représentations matérielles. Certains ont même suggéré de créer un mot nouveau pour sortir la langue française de sa confusion ! Pourtant, celle-ci n'est qu'un cas particulier d'un problème bien plus vaste : image « mentale » et image « matérielle » sont loin de constituer deux blocs homogènes et opposables.
Le déplacement de sens du mot « image » témoigne de ce flottement. Alors qu'il désignait d'abord une copie ou un reflet du réel, le mot s'est peu à peu dégagé de la servitude de la ressemblance pour désigner des objets esthétiques dans lesquels se manifeste la puissance de la créativité humaine. Diverses tentatives pour le réserver à un usage précis n'y ont rien fait. Nicéphore proposait au IXe siècle de désigner par « image » les icônes, qui sont image d'une réalité, excluant ainsi du monde des « images » les idoles, qui représentent des divinités qui, pour le chrétien, n'ont jamais existé. Mais cette proposition quelle que soit son importance par ailleurs sur le développement de la pensée en Occident, a eu peu de conséquences sur l'utilisation du mot. Et on peut facilement imaginer que les autres tentatives de ce genre connaissent le même sort… Quant à l'expression « image psychique », elle recouvre des domaines aussi différents que les images fondamentales de soi, du monde, de l'homme et de la femme que chacun porte en lui, les images obsédantes, les rêveries à travers lesquelles chacun s'imagine autre dans un monde différent, les images fabuleuses du rêve et celles, réalistes, de nos projets de transformation du monde... pour ne citer que celles-ci. Les limites de ce qu'on nomme « image » sont toujours floues, imprécises, contestées... Le mot « image », en français, est bel et bien ancré dans une polysémie que toute tentative de codification sémantique paraît impuissante à dissiper. Tandis qu'à l'extrême opposé, c'est-à-dire du point du vue de l'expérience subjective, l'image se donne dans une appréhension immédiate, objective et atemporelle qui prend la force d'une évidence. Serait-ce ce qui a conduit tant de philosophes à tenir l'image en si grande suspicion ?"
Serge Tisseron, Psychanalyse de l'image, 1995, Introduction, Dunod, 2005, p. 15-16.
Retour au menu sur l'image