"La peinture, qui transmettait à la postérité la ressemblance la plus parfaite des personnages, est complètement tombée en désuétude. On consacre des écussons de bronze, des effigies d'argent : insensible à la différence des figures, on change les têtes des statues, et là-dessus depuis longtemps courent des vers satiriques, tant il est vrai que tous aiment mieux attirer les regards sur la matière employée, que de se faire connaître. Et cependant on tapisse les galeries de vieux tableaux, on recherche les effigies étrangères ; mais pour soi-même on n'estime que le métal de l'effigie, afin sans doute qu'un héritier la brise, et que le lacet d'un voleur la saisisse. Ainsi, aucun portrait n'étant vivant, on laisse l'image de sa fortune, et non la sienne. Ces mêmes gens ornent les palestres, les salles d'exercice, de portraits d'athlètes ; ils ont dans leur chambre à coucher et portent avec eux le portrait d'Epicure ; ils font des sacrifices, chaque vingtième lune, en l'honneur de la naissance de ce philosophe, et observent chaque mois la fête nommée icade (vingtaine) : ce sont ceux-là justement qui ne veulent pas être connus même de leur vivant. Oui, sans doute, la mollesse a perdu les arts ; et comme les âmes sont sans physionomie, on néglige aussi la représentation des corps. Il en était autrement chez nos ancêtres : on n'étalait dans les atrium ni des statues d'artistes étrangers, ni des bronzes, ni des marbres ; mais des bustes en cire étaient rangés chacun dans une niche particulière, images toujours prêtes à suivre les convois de famille ; et jamais un mort ne manquait d'être accompagné de toutes les générations qui avaient précédé. Les titres étaient rattachés par des lignes aux portraits : les tablinum (archives) étaient remplis des mémoires et des actes des choses faites en leurs magistratures ; au dehors et autour du seuil étaient d'autres images de ces hommes héroïques, dans les dépouilles ennemies qui y étaient suspendues, sans qu'il fût permis à un acquéreur de les déplacer ; et les maisons même triomphaient encore après avoir changé de maître. C'était la une stimulation puissante, et les murs reprochaient chaque jour à un possesseur lâche son intrusion dans le triomphe d'autrui. Nous avons de l'orateur Messala un morceau plein d'indignation, où il défendait qu'on mît parmi les images de sa famille les images étrangères de Lévinus. Un motif semblable dicta au vieux Messala ces livres qu'il a composés sur les Familles, lorsque, ayant traversé l'atrium de Scipion Pomponianus, il vit que, grâce à une adoption testamentaire, les Salutions (VII, 10, 4) (tel était le surnom) s'étaient, à la honte des Africains, accolés au nom des Scipions. Mais que les Messala me le pardonnent : usurper même par un mensonge les images d'hommes illustres, c'était montrer quelque amour de leurs vertus, et beaucoup plus honnête que de mériter que nul n'ambitionnât la nôtre. Il ne faut pas omettre ici une invention nouvelle : maintenant on consacre en or, en argent, ou du moins en bronze, dans les bibliothèques, ceux dont l'esprit immortel parle encore en ces mêmes lieux ; on va même jusqu'à refaire d'idée les images qui n'existant plus ; les regrets prêtent des traits à des figures que la tradition n'a point transmises, comme il est arrivé pour Homère. C'est, je pense, pour un homme la plus grande preuve du succès, que ce désir général de savoir quels ont été ses traits. L'idée de réunir ces portraits est, à Rome, due à Asinius Pollion, qui le premier, en ouvrant une bibliothèque, fit des beaux génies une propriété publique. Fut-il aussi précédé en cela par les rois d'Alexandrie et de Pergame, qui fondèrent à l'envi des bibliothèques ? c'est ce que je ne saurais dire. Que la passion des portraits ait existé jadis, cela est prouvé, et par Atticus l'ami de Cicéron, qui a publié un ouvrage sur cette matière, et par M. Varron, qui eut la très libérale idée d'insérer dans ses livres nombreux, non seulement les noms, mais, à l'aide d'un certain moyen, les images de sept cents personnages illustres. Varron voulut sauver leurs traits de l'oubli, et empêcher que la durée des siècles ne prévalût contre les hommes. Inventeur d'un bienfait à rendre jaloux même les dieux, non seulement il a donné l'immortalité à ces personnages, mais encore il les a envoyés par toute la terre, afin que partout on pût les croire présents."
Pline l'Ancien, Histoire naturelle, vers 77, Livre XXXV, § 2, tr. fr. Émile Littré, Dubochet, Le Chevalier et Cie, 1850, p. 462-463.
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