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Texte à méditer :   Le progrès consiste à rétrograder, à comprendre [...] qu'il n'y avait rien à comprendre, qu'il y avait peut-être à agir.   Paul Valéry
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Hors des sentiers battus
La photographie

  "La photographie exige une certaine connaissance du monde pour que l'aspect que l'appareil a reproduit soit accepté. Mais cette « réception » est toute différente de la compréhension, qui commence par un refus d'accepter le monde tel qu'il nous apparaît. De cette aptitude à nier dépend toute possibilité de comprendre. Au sens strict, une photographie ne peut pas être comprise. Certes, les photographies viennent combler des vides dans nos représentations mentales du passé et du présent : par exemple, les images d'un New York sordide des années 1880, que nous trouvons dans les photos de Jacob Riis, sont particulièrement instructives pour ceux qui ignoraient que la pauvreté urbaine dans l'Amérique de cette époque faisait si intensément songer aux descriptions de Dickens. Néanmoins, la façon dont l'appareil photographique rend compte de la réalité dissimule toujours plus qu'elle ne révèle. Ainsi que le note fort justement Brecht, une photographie des usines Krupp ne nous révèle pratiquement rien de leur organisation interne. Contrairement à la relation amoureuse, qui se fonde sur l'apparence des choses, la compréhension s'intéresse à leur fonctionnement. Et le fonctionnement se situe dans la durée, il doit s'expliquer dans un cadre temporel. Seul le mode du récit donne accès à la compréhension. Une connaissance du monde qui se fonde sur la photographie est en elle-même limitée, en ce sens que, tout en aiguillonnant la conscience, elle n'est en fin de compte ni une connaissance morale ni un savoir politique. Ce que des images fixes sont susceptibles de nous apprendre sera toujours mélangé d'affectivité, qu'il s'agisse en l'occurrence de pulsions humanitaires ou de sentiments cyniques. Nous aurons toujours affaire, en ce cas, à une sorte de savoir au rabais ou de seconde main – un simulacre de savoir, une apparence de sagesse –, de même que la prise de vue est comme une figure de la possession, un faux-semblant de viol. L'absence d'explication sur un aspect des choses qui, par hypothèse, pourrait être compréhensible, fait à la fois l'attrait et le caractère provocateur des photographies."

 

Susan Sontag, "Dans la caverne de Platon", in La Photographie, 1977, tr. fr. Gérard-Henri Durand et Guy Durand, Seuil, 1979, p. 35-36.



  "Le cliché célèbre de Weston représentant l'un de ses fils qu'il adorait, « Torso of Neil » (1925), paraît beau du fait de la beauté des formes de son modèle, de la hardiesse de la composition, de l'utilisation raffinée de la lumière – qualité qui procède de l'habileté technique et du goût. Les instantanés au flash de Jacob Riis, pris de 1887 à 1890, paraissent beaux du fait de la force d'impact de leurs sujets, silhouettes patibulaires d'habitants (à l'âge indéterminé) des bas quartiers de New York, des heureux effets d'un cadrage décentré et des contrastes résultant de l'absence de contrôle des valeurs tonales – une beauté qui provient du manque d'expérience ou du pur hasard. L'appréciation de la valeur esthétique des photographies a toujours dépendu de deux types de critères totalement différents. Appréciées à l'origine en fonction des canons de la peinture, exigeant une structuration consciente et l'élimination de tout élément inutile, les réalisations de la photographie jugées dignes d'être distinguées étaient limitées jusqu'à une période récente aux travaux d'un petit nombre de photographes parvenus, par leur effort de réflexion et la maîtrise des automatismes de leur appareil, à satisfaire aux exigences de la pratique d'un art. Mais il est désormais évident qu'il n'existe aucune contradiction entre l'utilisation mécanique ou naïve de l'appareil photographique et les manifestations d'une beauté formelle de très grande valeur, et cette beauté peut éventuellement paraître évidente dans une prise de vue d'une qualité quelconque : un instantané occasionnel et sans prétention pourra offrir autant d'intérêt visuel, paraître aussi expressif et aussi beau que les plus célèbres des photographies d'art. Cette démocratisation des normes esthétiques résulte logiquement de l'extension démocratique de la notion de beauté par l'intermédiaire de la photographie. Traditionnellement associée à des modèles exemplaires (l'art classique de la Grèce ancienne ne représentait que la jeunesse, le corps dans sa perfection), la beauté nous a été révélée comme partout présente par l'usage de la photographie. À côté de tous ceux qui s'efforcent de se présenter à leur avantage devant l'objectif, nous est apparue la beauté de tout ce qui est dépourvu d'attrait, négligé, rejeté."

 

Susan Sontag, "L'héroïsme de la vision", in La Photographie, 1977, tr. fr. Gérard-Henri Durand et Guy Durand, Seuil, 1979, p. 118-119.



  "Il me fallait d'abord bien concevoir, et donc, si possible, bien dire (même si c'est une chose simple) en quoi le Référent de la Photographie n'est pas le même que celui des autres systèmes de représentation. J'appelle « référent photographique », non pas la chose facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l'objectif, faute de quoi il n'y aurait pas de photographie. La peinture, elle, peut feindre la réalité sans l'avoir vue. Le discours combine des signes qui ont certes des référents, mais ces référents peuvent être et sont le plus souvent des « chimères ». Au contraire de ces imitations, dans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe : de réalité et de passé. Et puisque cette contrainte n'existe que pour elle, on doit la tenir, par réduction, pour l'essence même, le noème de la Photographie. Ce que j'intentionnalise dans une photo (ne parlons pas encore du cinéma), ce n'est ni l'Art, ni la Communication, c'est la Référence, qui est l'ordre fondateur de la Photographie.
  Le nom du noème de la Photographie sera donc : « Ça-a-été », ou encore : l'Intraitable. En latin (pédantisme nécessaire parce qu'il éclaire des nuances), cela se dirait sans doute : « interfuit » : cela que je vois s'est trouvé là, dans ce lieu qui s'étend entre l'infini et le sujet (operator ou spectator) ; il a été là, et cependant tout de suite séparé ; il a été absolument, irrécusablement présent, et cependant déjà différé. C'est tout cela que veut dire le verbe intersum."

 

Roland Barthes, La Chambre claire, 1979, § 32, Gallimard/Seuil, 1980, p. 119-121.


 

  "Je repense au portrait de William Casby, « né esclave », photographié par Avedon. Le noème est ici intense ; car celui que je vois là a été esclave : il certifie que l'esclavage a existé, pas si loin de nous ; et il le certifie, non par des témoignages historiques, mais par un ordre nouveau de preuves, expérimentales en quelque sorte, bien qu'il s'agisse du passé, et non plus seulement induites : la preuve-selon-saint-Thomas-voulant-toucher-le-Christ-ressuscité. Je me souviens avoir gardé très longtemps, découpée dans un illustré, une photographie – perdue depuis, comme toutes les choses trop bien rangées – qui représentait une vente d'esclaves : le maître, en chapeau, debout, les esclaves, en pagne, assis. Je dis bien : une photographie – et non une gravure ; car mon horreur et ma fascination d'enfant venaient de ceci : qu'il était sûr que cela avait été : pas question d'exactitude, mais de réalité : l'historien n'était plus le médiateur, l'esclavage était donné sans médiation, le fait était établi sans méthode."

 

Roland Barthes, La Chambre claire, 1979, § 32, Gallimard/Seuil, 1980, p. 125.


 

  "La Photographie ne dit pas (forcément) ce qui n'est plus, mais seulement et à coup sûr, ce qui a été. Cette subtilité est décisive. Devant une photo, la conscience ne prend pas nécessairement la voie nostalgique du souvenir (combien de photographies sont hors du temps individuel), mais pour toute photo existant au monde, la voie de la certitude : l'essence de la Photographie est de ratifier ce qu'elle représente. J'ai reçu un jour d'un photographe une photo de moi dont il m'était impossible, malgré mes efforts, de me rappeler où elle avait été prise ; j'inspectais la cravate, le pull-over pour retrouver dans quelle circonstance je les avais portés ; peine perdue. Et cependant, parce que c'était une photographie, je ne pouvais nier que j'avais été là (même si je ne savais pas où). Cette distorsion entre la certitude et l'oubli me donna une sorte de vertige, et comme une angoisse policière (le thème de Blow-up n'était pas loin) ; j'allai au vernissage comme à une enquête, pour apprendre enfin ce que je ne savais plus de moi-même.
  Cette certitude, aucun écrit ne peut me la donner. C'est le malheur (mais aussi peut-être la volupté) du langage, de ne pouvoir s'authentifier lui-même. Le noème du langage est peut-être cette impuissance, ou, pour parler positivement : le langage est, par nature, fictionnel ; pour essayer de rendre le langage infictionnel, il faut un énorme dispositif de mesures : on convoque la logique, ou, à défaut, le serment ; mais la Photographie, elle, est indifférente à tout relais : elle n'invente pas ; elle est l'authentification même ; les artifices, rares, qu'elle permet, ne sont pas probatoires ; ce sont, au contraire, des truquages : la photographie n'est laborieuse que lorsqu'elle triche. C'est une prophétie à l'envers : comme Cassandre, mais les yeux fixés sur le passé, elle ne ment jamais : ou plutôt, elle peut mentir sur le sens de la chose, étant par nature tendancieuse, jamais sur son existence. Impuissante aux idées générales (à la fiction), sa force est néanmoins supérieure à tout ce que peut, a pu concevoir l'esprit humain pour nous assurer de la réalité – mais aussi cette réalité n'est jamais qu'une contingence (« ainsi, sans plus »).

  Toute photographie est un certificat de présence. Ce certificat est le gène nouveau que son invention a introduit dans la famille des images. Les premières photos qu'un homme a contemplées (Niepce devant La Table mise, par exemple) ont dû lui paraître ressembler comme deux gouttes d'eau à des peintures (toujours la camera obscura) ; il savait cependant qu'il se trouvait nez à nez avec un mutant (un Martien peut ressembler à un homme) ; sa conscience posait l'objet rencontré hors de toute analogie, comme l'ectoplasme de « ce qui avait été » : ni image, ni réel, un être nouveau, vraiment : un réel qu'on ne peut plus toucher. Peut-être avons-nous une résistance invincible à croire au passé, à l'Histoire, sinon sous forme de mythe. La Photographie, pour la première fois, fait cesser cette résistance : le passé est désormais aussi sûr que le présent, ce qu'on voit sur le papier est aussi sûr que ce qu'on touche. C'est l'avènement de la Photographie – et non, comme on l'a dit, celui du cinéma, qui partage l'histoire du monde.
  C'est précisément parce que la Photographie est un objet anthropologiquement nouveau, qu'elle doit échapper, me semble-t-il, aux discussions ordinaires sur l'image. La mode, aujourd'hui, chez les commentateurs de la Photographie (sociologues et sémiologues), est à la relativité sémantique : pas de « réel » (grand mépris pour les « réalistes » qui ne voient pas que la photo est toujours codée), rien que de l'artifice : Thésis, non Physis ; la Photographie, disent-ils, n'est pas un analogon du monde ; ce qu'elle représente est fabriqué, parce que l'optique photographique est soumise à la perspective albertinienne (parfaitement historique) et que l'inscription sur le cliché fait d'un objet tridimensionnel une effigie bidimensionnelle. Ce débat est vain : rien ne peut empêcher que la Photographie soit analogique ; mais en même temps, le noème de la Photographie n'est nullement dans l'analogie (trait qu'elle partage avec toutes sortes de représentations). Les réalistes, dont je suis, et dont j'étais déjà lorsque j'affirmais que la Photographie était une image sans code –  même si, c'est évident, des codes viennent en infléchir la lecture – ne prennent pas du tout la photo pour une « copie » du réel – mais pour une émanation du réel passé : une magie, non un art. Se demander si la photographie est analogique ou codée n'est pas une bonne voie d'analyse. L'important, c'est que la photo possède une force constative, et que le constatif de la Photographie porte, non sur l'objet, mais sur le temps. D'un point de vue phénoménologique, dans la Photographie, le pouvoir d'authentification prime le pouvoir de représentation."

 

Roland Barthes, La Chambre claire, 1979, § 36, Gallimard/Seuil, 1980, p. 133-139.
 

 

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Date de création : 06/01/2025 @ 15:39
Dernière modification : 07/01/2025 @ 09:33
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