"Il semble n'y avoir aucun moyen (à moins de se soumettre à une vaste amnésie historique, comme en Chine) de limiter la prolifération des images. La seule question est de savoir si l'on pourrait définir le monde-comme-image autrement que sous la forme que nous lui connaissons à travers la photographie et le cinéma. Actuellement, elle est suffisamment claire, si l'on considère dans quel contexte on voit les images photographiques, quelles dépendances elles suscitent, quels antagonismes elles réduisent – c'est-à-dire quelles institutions elles soutiennent et les besoins de qui elles servent véritablement.
Une société capitaliste requiert une culture fondée sur les images. Il lui faut fournir des divertissements en quantités énormes, de façon à stimuler l'achat et anesthésier les blessures de classe, de race et de sexe. Elle doit également rassembler des informations innombrables afin de mieux exploiter les ressources naturelles, accroître la productivité, préserver l'ordre, faire la guerre, donner des emplois aux bureaucrates. La dualité de l'aptitude que présentent les appareils photographiques et les caméras – ils peuvent conférer au réel un caractère subjectif ou un caractère objectif – sert ces besoins d'une manière idéale tout en les avivant. La réalité est définie des deux façons indispensables au bon fonctionnement d'une société industrielle avancée : en tant que spectacle (pour les masses) et en tant que domaine où s'exerce une surveillance (pour les dirigeants). La production d'images fonde une idéologie dominante. Au changement social se substitue la modification des images. Être libre de consommer une pluralité d'images et de biens devient bien vite l'équivalent de la liberté elle-même. Réduire le libre choix politique à la libre consommation économique exige de produire et de consommer des quantités illimitées d'images."
Susan Sontag, La Photographie, 1977, tr. fr. Gérard-Henri Durand et Guy Durand, Seuil, 1979, p. 195-196.
"Nous découvrons finalement la raison de la nécessité de tout photographier dans la logique de la consommation elle-même. Consommer, c'est brûler, utiliser et, par conséquent, le besoin apparaît de disposer de nouveaux combustibles. À mesure que nous fabriquons des images et les consommons, nous éprouvons le besoin d'en disposer en nombre sans cesse accru. Mais les images ne sont pas un trésor qu'il faut constituer par un pillage du monde ; elles sont précisément ce qui est disponible partout où le regard s'arrête. La possession d'un appareil peut inspirer un sentiment qui est proche du désir érotique. Et, de même que toutes les formes crédibles de ce désir, il suppose de demeurer insatisfait ; tout d'abord parce que les possibilités de l'appareil sont infinies et, ensuite, parce que l'entreprise se nourrit finalement de sa propre substance. Les efforts que consentent les photographes afin de redonner de la vigueur à un sens appauvri de la réalité aboutissent à aggraver cet appauvrissement. Le malaise face au transitoire s'exacerbe dans la mesure où les appareils nous donnent le moyen de « fixer » le moment fugitif. Nous consommons des images à un rythme toujours accru. Et, comme Balzac le suggérait, les appareils photographiques en un sens gaspillent des couches infinitésimales du corps : les images consomment la réalité. Elles représentent à la fois l'antidote et la maladie, un moyen de s'approprier la réalité et de la faire tomber en désuétude.
Les pouvoirs de la photographie ont eu pour effet, en quelque sorte, de « dé-platoniser » notre conception de la réalité, en rendant de moins en moins plausible qu'elle puisse se réfléchir sur notre expérience selon le schéma de la distinction entre l'image et la chose, entre copie et original. Il était logique pour Platon, étant donné son attitude dédaigneuse à l'égard des images, de les comparer à des ombres – à ces présences éphémères, insubstantielles, sans force, qui accompagnent les choses vraies et dont elles ne sont que la projection. Mais la puissance des images photographiques leur vient de ce qu'elles constituent des réalités matérielles de plein droit, de riches sédiments d'où l'on peut extraire des informations sans qu'il soit important de savoir comment ils se sont accumulés. De toute façon, les images peuvent maintenant renverser les rôles face à la réalité : elles la changent en ombre. Et, dans la mesure où elles représentent une ressource illimitée, que ne saurait épuiser tout le gâchis de la consommation, il est d'autant plus nécessaire de leur appliquer le remède de la modération. Car si l'on veut trouver pour le monde de la réalité une meilleure façon d'inclure celui de l'image, il faudra bien avoir recours à une écologie appliquée non seulement aux choses réelles mais également aux images."
Susan Sontag, La Photographie, 1977, tr. fr. Gérard-Henri Durand et Guy Durand, Seuil, 1979, p. 196-197.
Retour au menu sur l'image