"[...] On ne peut pas dire que le choix est une impulsion, car les actes dus à l'impulsivité semblent être tout ce qu'il y a de plus étranger à ce qu'on fait par choix.
Mais le choix n'est certainement pas non plus un souhait, bien qu'il en soit visiblement fort voisin. Il n'y a pas de choix, en effet, des choses impossibles, et si on prétendait faire porter son choix sur elles on passerait pour insensé ; au contraire il peut y avoir souhait de choses impossibles, par exemple de l'immortalité. D'autre part, le souhait peut porter sur des choses qu'on ne saurait d'aucune manière mener à bonne fin par soi-même, par exemple faire que tel acteur ou tel athlète remporte la victoire ; au contraire, le choix ne s'exerce jamais sur de pareilles choses, mais seulement sur celles qu'on pense pouvoir produire par ses propres moyens. En outre, le souhait porte plutôt surtout sur la fin, et le choix sur les moyens pour parvenir à la fin : par exemple, nous souhaitons être en bonne santé, mais nous choisissons les moyens qui nous feront être en bonne santé ; nous pouvons dire encore que nous souhaitons d'être heureux, mais il est inexact de dire que nous choisissons de l'être ; car, d'une façon générale, le choix porte, selon toute apparence, sur les choses qui dépendent de nous".
Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 4, 1111 b 17-30, tr. fr. Jules Tricot, Éd. Vrin, 1997, p. 130.
"Prenons maintenant un exemple où apparaissent une volonté droite, c'est-à-dire juste, la liberté du choix et le choix lui-même ; et aussi la façon dont la volonté droite, tentée d'abandonner la rectitude, la conserve par un libre choix. Quelqu'un veut du fond du cœur servir la vérité parce qu'il comprend qu'il est droit d'aimer la vérité. Cette personne a, certes, la volonté droite et la rectitude de la volonté ; mais la volonté est une chose, la rectitude qui la rend droite en est une autre. Arrive une autre personne la menaçant de mort si elle ne ment. Voyons maintenant le choix qui se présente de sacrifier la vie pour la rectitude de la volonté ou la rectitude pour la vie. Ce choix, qu'on peut aussi appeler jugement, est libre, puisque la raison qui perçoit la rectitude enseigne que cette rectitude doit être observée par amour de la rectitude elle-même, que tout ce qui est allégué pour son abandon doit être méprisé et que c'est à la volonté de repousser et de choisir selon les données de l'intelligence rationnelle ; c'est dans ce but principalement, en effet, qu'ont été données à la créature raisonnable la volonté et la raison. C'est pourquoi ce choix de la volonté pour abandonner cette rectitude n'est soumis à aucune nécessité bien qu'il soit combattu par la difficulté née de la pensée de la mort. Quoiqu'il soit nécessaire, en effet, d'abandonner soit la vie, soit la rectitude, aucune nécessité ne détermine cependant ce qui est conservé ou abandonné. La seule volonté détermine ici ce qui est gardé et la force de la nécessité ne fait rien là où le seul choix de la volonté opère."
Anselme, De la concorde, XIIe siècle.
"Le choix ne prouve aucunement la liberté de l'homme ; il ne délibère que lorsqu'il ne sait encore lequel choisir entre plusieurs objets qui le remuent ; il est alors dans un embarras qui ne finit que lorsque sa volonté est décidée par l'idée de l'avantage plus grand qu'il croit trouver dans l'objet qu'il choisit ou dans l'action qu'il entreprend. D'où l'on voit que son choix est nécessaire, vu qu'il ne se déterminerait point pour un objet ou pour une action s'il ne croyait y trouver quelque avantage pour lui. Pour que l'homme pût agir librement, il faudrait qu'il pût vouloir ou choisir sans motifs ou qu'il pût empêcher les motifs d'agir sur sa volonté. L'action étant toujours un effet de la volonté une fois déterminée, et la volonté ne pouvant être déterminée que par le motif qui n'est point en notre pouvoir, il s'ensuit que nous ne sommes jamais les maîtres des déterminations de notre volonté propre, et que par conséquent jamais nous n'agissons librement. On a cru que nous étions libres, parce que nous avions une volonté et le pouvoir de choisir ; mais on n'a point fait attention que notre volonté est mue par des causes indépendantes de nous, inhérentes à notre organisation ou qui tiennent à la nature des êtres qui nous remuent.
Suis-je le maître de ne point vouloir retirer ma main lorsque je crains de me brûler ? Ou suis-je le maître d'ôter au feu la propriété qui me le fait craindre ? Suis-je le maître de ne pas choisir par préférence un mets que je sais être agréable ou analogue à mon palais et de ne le pas préférer à celui que je sais être désagréable ou dangereux. C'est toujours d'après mes sensations et mes propres expériences ou mes suppositions que je juge des choses bien ou mal, mais quelque soit mon jugement il dépend nécessairement de ma façon de sentir habituelle ou momentanée, et des qualités que je trouve et qui existent malgré moi dans la cause qui me remue ou que mon esprit y suppose."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre XI, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 284-285.
"[…] tout ce qui m'arrive est mien ; il faut entendre par là, tout d'abord, que je suis toujours à la hauteur de ce qui m'arrive, en tant qu'homme, car ce qui arrive à un homme par d'autres hommes et par lui-même ne saurait être qu'humain. Les plus atroces situations de la guerre, les pires tortures ne créent pas d'état de choses inhumain : il n'y a pas de situation inhumaine ; c'est seulement par la peur, la fuite et le recours aux conduites magiques que je déciderai de l'inhumain ; mais cette décision est humaine et j'en porterai l'entière responsabilité. Mais la situation est mienne en outre parce qu'elle est l'image de mon libre choix de moi-même et tout ce qu'elle me présente est mien en ce que cela me représente et me symbolise. N'est-ce pas moi qui décide du coefficient d'adversité des choses et jusque de leur imprévisibilité en décidant de moi-même ? Ainsi n'y a-t-il pas d'accidents[1] dans une vie ; un événement social qui éclate soudain et m'entraîne ne vient pas du dehors : si je suis mobilisé dans une guerre, cette guerre est ma guerre, elle est à mon image et je la mérite. Je la mérite d'abord parce que je pouvais toujours m'y soustraire, par le suicide ou la désertion : ces possibles ultimes sont ceux qui doivent toujours nous être présents lorsqu'il s'agit d'envisager une situation. Faute de m'y être soustrait, je l'ai choisie ; ce peut être par veulerie[2], par lâcheté devant l'opinion publique, parce que je préfère certaines valeurs à celle du refus même de faire la guerre (l'estime de mes proches, l'honneur de ma famille, etc.). De toute façon, il s'agit d'un choix. Ce choix sera réitéré par la suite d'une façon continue jusqu'à la fin de la guerre ; il faut donc souscrire au mot de J. Romains : « À la guerre, il n'y a pas de victimes innocentes. » Si donc j'ai préféré la guerre à la mort ou au déshonneur, tout se passe comme si je portais l'entière responsabilité de cette guerre. Sans doute, d'autres l'ont déclarée et l'on serait tenté, peut-être, de me considérer comme simple complice. Mais cette notion de complicité n'a qu'un sens juridique ; ici, elle ne tient pas : car il a dépendu de moi que pour moi et par moi cette guerre n'existe pas et j'ai décidé qu'elle existe. Il n'y a eu aucune contrainte, car la contrainte ne saurait avoir aucune prise sur une liberté ; je n'ai eu aucune excuse, car, ainsi que nous l'avons dit et répété dans ce livre, le propre de la réalité-humaine, c'est qu'elle est sans excuse. Il ne me reste donc qu'à revendiquer cette guerre. Mais, en outre, elle est mienne parce que, du seul fait qu'elle surgit dans une situation que je fais être et que je ne puis l'y découvrir qu'en m'engageant pour ou contre elle, je ne puis plus distinguer à présent le choix que je fais de moi du choix que je fais d'elle : vivre cette guerre, c'est me choisir par elle et la choisir par mon choix de moi-même. Il ne saurait être question de l'envisager comme « quatre ans de vacances » ou de « sursis », comme une « suspension de séance », l'essentiel de mes responsabilités étant ailleurs, dans ma vie conjugale, familiale, professionnelle. Mais dans cette guerre que j'ai choisie, je me choisis au jour le jour et je la fais mienne en me faisant. Si elle doit être quatre années vides, c'est moi qui en porte la responsabilité. Enfin, comme nous l'avons marqué au paragraphe précédent, chaque personne est un choix absolu de soi à partir d'un monde de connaissances et de techniques que ce choix assume et éclaire à la fois ; chaque personne est un absolu jouissant d'une date absolue et parfaitement impensable à une autre date. Il est donc oiseux de se demander ce que j'aurais été si cette guerre n'avait pas éclaté, car je me suis choisi comme un des sens possibles de l'époque qui menait insensiblement à la guerre ; je ne me distingue pas de cette époque même, je ne pourrais être transporté à une autre époque sans contradiction. Ainsi suis-je cette guerre qui borne et limite et fait comprendre la période qui l'a précédée. En ce sens, à la formule que nous citions tout à l'heure : « il n'y a pas de victimes innocentes » ; il faut, pour définir plus nettement la responsabilité du pour-soi, ajouter celle-ci : « On a la guerre qu'on mérite. » Ainsi, totalement libre, indiscernable de la période dont j'ai choisi d'être le sens, aussi profondément responsable de la guerre que si je l'avais moi-même déclarée, ne pouvant rien vivre sans l'intégrer à ma situation, m'y engager tout entier et la marquer de mon sceau, je dois être sans remords ni regrets comme je suis sans excuse, car, dès l'instant de mon surgissement à l'être, je porte le poids du monde à moi tout seul, sans que rien ni personne ne puisse l'alléger".
Jean-Paul Sartre, L'Être et le Néant, 1943, IVe partie, chap. I, 1942, Éd. Gallimard.
[1] Accidents : événements dont je ne suis pas responsable.
[2] Veulerie : faiblesse de caractère, mollesse.
"De Pascal à Kierkegaard se développait une idée très intéressante : l'alternative ne porte pas sur des termes à choisir, mais sur des modes d'existence de celui qui choisit. C'est qu'il y a des choix que l'on ne peut faire qu'à condition de se persuader qu'on n'a pas le choix, soit en vertu d'une nécessité morale (le Bien, le devoir), soit en vertu d'une nécessité physique (l'état de choses, la situation), soit en vertu d'une nécessité psychologique (le désir qu'on a de quelque chose). Le choix spirituel se fait entre le mode d'existence de celui qui choisit à condition de ne pas le savoir, et le mode d'existence de celui qui sait qu'il s'agit de choisir. C'est comme s'il y avait un choix du choix ou du non-choix. Si je prends conscience du choix, il y a donc déjà des choix que je ne peux plus faire, et des modes d'existence que je ne peux plus mener, tous ceux que je menais à condition de me persuader qu' « il n'y avait pas le choix ». Le pari de Pascal ne dit pas autre chose : l'alternance des termes est bien l'affirmation de l'existence de Dieu, sa négation, et sa suspension (doute, incertitude) ; mais l'alternative de l'esprit est ailleurs, elle est entre le mode d'existence de celui qui « parie » que Dieu existe et le mode d'existence de celui qui parie pour la non-existence ou qui ne veut pas parier. Selon Pascal, seul le premier a conscience qu'il s'agit de choisir, les seconds ne pouvant faire leur choix qu'à condition de ne pas savoir ce dont il s'agit. Bref, le choix comme détermination spirituelle n'a pas d'autre objet que lui-même : je choisis de choisir, et par là même j'exclus tout choix fait sur le mode de ne pas avoir le choix. Ce sera aussi l'essentiel de ce que Kierkegaard appelle « alternative », et Sartre « choix », dans la version athée qu'il en donne."
Gilles Deleuze, Cinéma I. L'image-mouvement, 1983, Les Éditions de Minuit, 2023, p. 160-161.
"Lorsque vous déclarez que vous auriez pu prendre une pêche au lieu du gâteau au chocolat, vous voulez peut-être dire, en partie au moins, que ce que vous avez fait n'était pas déterminé d'avance, comme il est déterminé d'avance que le soleil se lèvera demain. Avant votre choix, il n'y avait ni forces ni processus à l'œuvre, qui rendaient inéluctable le fait que vous alliez choisir le gâteau au chocolat.
Ce n'est peut-être pas tout ce que vous voulez dire, mais il semble bien que c'est, au moins, une partie de ce que vous voulez dire. Car s'il était vraiment déterminé d'avance que vous alliez choisir le gâteau, comment pourrait-il être vrai aussi que vous auriez pu choisir un fruit ? Il serait vrai que rien ne vous aurait empêché de prendre une pêche, si c'est une pêche que vous aviez choisie, au lieu du gâteau. Mais avec ces « si » là, vous ne dites pas la même chose que lorsque vous affirmez que vous auriez pu choisir une pèche, tout court. Vous n'auriez pas pu la choisir, à moins que la possibilité soit restée ouverte, jusqu'à ce que vous l'ayez fermée en choisissant le gâteau.
Certains ont pensé qu'il était exclu que l'on puisse faire autre chose que ce que l'on fait, en ce sens absolu. Ils reconnaissent que ce que nous faisons dépend de nos choix, de nos décisions et de nos désirs, et que nous faisons des choix différents, dans des circonstances différentes : nous ne sommes pas pareils à la terre, tournant autour de son axe avec une régularité monotone. Mais d'après eux, il reste que dans chaque cas, les circonstances préexistantes à l'acte déterminent nos actions et les rendent inévitable. La somme totale de toutes les expériences, désirs, savoirs d'une personne, la constitution qu'il a héritée, les circonstances sociales et la nature du choix auquel elle est confrontée, ajoutés à d'autres facteurs que nous ne connaissons peut-être pas, se conjuguent pour rendre inévitable, dans ces circonstances, une action particulière.
On donne le nom de déterminisme à ce point de vue. Il ne dit pas que nous pouvons connaître toutes les lois de l'univers et les utiliser pour prédire ce qui va arriver. Tout d'abord, nous ne pouvons pas connaître toutes les circonstances complexes qui affectent un choix humain. Ensuite, même si nous savons quelque chose de ces circonstances et si nous tentons de faire une prédiction, ce que sera déjà un changement dans les circonstances tel qu'il pourrait modifier le résultat prédit. Mais la question n'est pas celle de la prédictibilité. L'hypothèse, c'est qu'il y a des lois naturelles, semblables à celles qui régissent le mouvement planètes, qui gouvernent tout ce qui arrive dans le monde – et que conformément à ces lois, les circonstances qui précèdent l'action déterminent qu'elle aura lieu, et excluent toute autre possibilité.
Si cela est vrai, alors, même au moment où vous êtes en train de vous décider, pour votre dessert, il était déjà déterminé, par les nombreux facteurs qui agissent sur vous, que vous alliez choisir le gâteau. Vous n'auriez pas pu avoir choisi la pèche, même si vous pensiez que vous auriez pu : le processus de décision n'est rien d'autre que le déploiement dans votre esprit d'un résultat déjà déterminé.
Si le déterminisme est vrai pour tout ce qui arrive, il était déjà déterminé avant votre naissance même, que vous alliez choisir du gâteau. Votre choix fut déterminé par la situation qui a immédiatement précédé, et cette situation fut elle-même déterminée par celle qui l'a précédée, et ainsi de suite, aussi loin que vous voulez remonter.
Même si le déterminisme n'est pas vrai pour tout ce qui arrive – même s'il y a des choses qui arrivent, comme ça, sans être déterminées par des causes déjà présentes – il serait tout de même très significatif que tout ce que nous avons fait était déterminé avant que nous l'ayons fait. Aussi libre que vous puissiez vous sentir lorsque vous choisissez entre fruit et gâteau ou entre deux candidats aux élections, vous ne pourriez en réalité, faire qu'un seul choix dans ces circonstances – bien que, si les circonstances ou vos désirs avaient été différents, vous auriez fait un choix différent."
Thomas Nagel, Qu'est-ce que tout cela veut dire ?, 1987, tr. fr. Ruwen Ogien, Éditions de l'éclat, 2015, p. 62-65.
Retour au menu sur la liberté