"Dusses-tu vivre trois mille ans et autant de fois dix mille ans, souviens-toi pourtant que personne ne perd une autre vie que celle qu'il vit, et qu'il n'en vit pas d'autre que celle qu'il perd. Donc le plus long et le plus court reviennent au même. Car le présent est égal pour tous ; est donc égal aussi ce qui périt ; et la perte apparaît ainsi comme instantanée ; car on ne peut perdre ni le passé ni l'avenir ; comment en effet pourrait-on vous enlever ce que vous ne possédez pas ? Il faut donc se souvenir de deux choses : l'une que toutes les choses sont éternellement semblables et recommençantes, et qu'il n'importe pas qu'on voie les mêmes choses pendant cent ou deux cents ans ou pendant un temps infini ; l'autre qu'on perd autant, que l'on soit très âgé ou que l'on meure de suite : le présent est en effet la seule chose dont on peut être privé, puisque c'est la seule qu'on possède, et que l'on ne perd pas ce que l'on n'a pas."
Marc Aurèle, Pensées, II, 14, trad. É. Bréhier, in Les Stoïciens, Gallimard, Pléiade.
"On dit que le temps se divise en trois parties, le passé, le présent et le futur. Parmi elles le passé et le futur n'existent pas. Si en effet le temps passé et le temps futur existaient maintenant, chacun d'eux serait présent. Mais le présent n'existe pas non plus. Si, effectivement, le temps présent existe il est soit indivisible, soit divisible. Or il n'est pas indivisible ; c'est en effet dans le temps présent qu'on dit que les choses qui changent changent, et on ne change pas dans un temps sans parties, par exemple le fer qui devient mou ou chacun des autres cas de ce genre. De sorte que le temps présent ne sera pas indivisible. Mais il n'est pas non plus divisible ; en effet il ne peut pas être divisé en présents, puisque, du fait du flux impétueux des choses qui sont dans l'univers, on dit que le présent se change imperceptiblement en passé. Mais il ne peut pas non plus être divisé en passés et futurs ; en effet ils seront non existants, l'une de ses parties n'étant plus et l'autre n'étant pas encore. De là vient aussi que le présent ne peut pas être le terme du passé et le commencement du futur, puisque à la fois il serait et ne serait pas : il existera en tant que présent et n'existera pas puisque ses parties n'existent pas. Donc il ne sera pas non plus divisible. Mais si le présent n'est ni indivisible ni divisible, il n'existe pas non plus. Mais étant donné que ni le présent, ni le passé, ni l'avenir n'existent, il n'existe pas non plus quelque chose qui soit le temps, car ce qui est composé de choses non existantes est non existant."
Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes (IIe-IIIe s.), livre III, chapitre XIX, § 143, tr. fr. Pierre Pellegrin, Éd. Du Seuil, Points essais, 1997, p. 447-449.
"Qu'est‑ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n'y aurait pas de temps passé ; que si rien n'arrivait, il n'y aurait pas de temps à venir ; que si rien n'était, il n'y aurait pas de temps présent.
Comment donc, ces deux temps, le passé et l'avenir, sont‑ils, puisque le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l'éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons‑nous déclarer qu'il est aussi, lui qui ne peut être qu'en cessant d'être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c'est qu'il tend à n'être plus. [...]
Ce qui m'apparaît maintenant avec la clarté de l'évidence, c'est que ni l'avenir, ni le passé n'existent. Ce n'est pas user de termes propres que de dire : "Il y a trois temps, le passé, le présent et l'avenir." Peut-être dirait-on plus justement : "Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. " Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c'est la mémoire ; le présent du présent, c'est l'intuition directe ; le présent de l'avenir, c'est l'attente. Si l'on me permet de m'exprimer ainsi, je vois et j'avoue qu'il y a trois temps, oui, il y en a trois.
Que l'on persiste à dire : "Il y a trois temps, le passé, le présent et l'avenir", comme le veut un usage abusif, oui, qu'on le dise. Je ne m'en soucie guère, ni je n'y contredis ni ne le blâme, pourvu cependant que l'on entende bien ce qu'on dit, et qu'on n'aille pas croire que le futur existe déjà, que le passé existe encore. Un langage fait de termes propres est chose rare : très souvent nous parlons sans propriété, mais on comprend ce que nous voulons dire."
Augustin, Confessions, 397-401, Livre onzième, chapitre 14 et 20.
"Si le futur et le passé existent, je veux savoir où ils sont. Si je n'en suis pas encore capable, je sais du moins que, où qu'ils soient, ils n'y sont ni en tant que futur, ni en tant que passé, mais en tant que présents. Car si le futur y est en tant que futur, il n'y est pas encore ; si le passé y est en tant que passé, il n'y est plus. Où donc qu'ils soient, ils ne sont qu'en tant que présents. Lorsque nous faisons du passé des récits véritables, ce qui vient de notre mémoire, ce ne sont pas les choses elles-mêmes, qui ont cessé d'être, mais des termes conçus à partir des images des choses, lesquelles en traversant nos sens ont gravé dans notre esprit des sortes d'empreintes. Mon enfance, par exemple, qui n'est plus, est dans un passé disparu lui aussi ; mais lorsque je l'évoque et la raconte, c'est dans le présent que je vois son image, car cette image est encore dans ma mémoire. La prédiction de l'avenir se fait-elle selon le même mécanisme? [...] De quelque façon que se produise ce mystérieux pressentiment de l'avenir, on n'en peut voir que ce qui est. Or ce qui est déjà n'est pas futur, mais présent. Lorsqu'on déclare voir l'avenir, ce que l'on voit, ce ne sont pas les événements eux-mêmes, qui ne sont pas encore, autrement dit qui sont futurs, ce sont leurs causes ou peut-être les signes qui les annoncent et qui les uns et les autres existent déjà : ils ne sont pas futurs, mais déjà présents aux voyants et c'est grâce à eux que l'avenir est conçu par l'esprit et prédit. Ces conceptions existent déjà, et ceux qui prédisent l'avenir les voient présentes en eux-mêmes."
Augustin, Les Confessions, 398, Livre XI, Chapitre 18, tr. fr. Joseph Trabucco, GF, 1964, p. 267-268.
"Ce qui m'apparaît maintenant avec la clarté de l'évidence, c'est que ni l'avenir, ni le passé n'existent. Ce n'est pas user de termes propres que de dire : « Il y a trois temps, le passé, le présent et l'avenir. » Peut-être dirait-on plus justement : « Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. » Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c'est la mémoire ; le présent du présent, c'est l'intuition directe ; le présent de l'avenir, c'est l'attente. Si l'on me permet de m'exprimer ainsi, je vois et j'avoue qu'il y a trois temps, oui, il y en a trois.
Que l'on persiste à dire : « Il y a trois temps, le passé, le présent et l'avenir », comme le veut un usage abusif, oui, qu'on le dise. Je ne m'en soucie guère, ni je n'y contredis ni ne le blâme, pourvu cependant que l'on entende bien ce qu'on dit, et qu'on n'aille pas croire que le futur existe déjà, que le passé existe encore. Un langage fait de termes propres est chose rare : très souvent nous parlons sans propriété, mais on comprend ce que nous voulons dire."
Augustin, Les Confessions, 398, Livre XI, Chapitre 20, tr. fr. Joseph Trabucco, GF, 1964, p. 269.
"[Le temps absolu] est immense, sans commencement ni fin. Il a toujours existé et existera toujours de la même manière. Il ne se rapporte à aucun être humain plus qu'à un autre. Il se divise en trois temps : le passé, le présent et l'avenir. Le passé ne comporte pas d'entrée, l'avenir pas de sortie. Quant au présent, placé en position intermédiaire, il est si bref et insaisissable qu'il ne possède aucune longueur propre et paraît se réduire à la conjonction du passé et de l'avenir. Il est si instable qu'il ne demeure jamais au même endroit ; et tout ce qu'il traverse, il l'arrache à l'avenir pour le confier au passé."
Censorinus, De die natali, Lugduni Bat., 1642, XVI, 3 sq.
"Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt : si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient : et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent, d'ordinaire, nous, blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu'il nous afflige et s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais."
Pascal, Pensées, 1669, Brunschvicg 172 / Lafuma 47.
"Le temps apparaît comme la succession des maintenants – desquels chacun, à peine nommé déjà s'évanouit dans le « moment d'avant » et déjà se fait chasser par le « moment d'après ». Kant dit, parlant du temps ainsi représenté : « Il n'a qu'une seule dimension » (Critique de la raison pure A 31, B 47). C'est bien le temps entendu comme le coup sur coup dans la suite des maintenants que l'on a dans l'idée lorsqu'on mesure et calcule le temps. Le temps calculé, nous l'avons devant nous, à pouvoir immédiatement le palper – du moins telle est l'apparence – quand nous prenons en main la montre, le chronomètre, quand nous jetons le regard sur la position des aiguilles [...]. Nous disons « maintenant », et nous avons dans l'esprit le temps. Mais nulle part, attenant à la montre qui nous donne l'heure, nous ne trouvons le temps, ni sur le cadran, ni dans le mouvement […].
Perpétuellement, l'absence vient à nous, comme ce qui nous regarde. D'abord en ceci que bien des choses ne se déploient plus à notre rencontre selon le mode de déploiement tel que nous le connaissons, c'est-à-dire au sens du déploiement de présence [...]. Cet être du passé ne s'abîme pas, comme ce qui simplement a cessé d'être, hors du maintenant d'autrefois. L'avoir-été (en tant qu'être du passé) se déploie bien plutôt à notre rencontre, quoique sur son mode propre. Dans l'avoir-été, c'est l'approche d'un être qui est procurée.
Mais l'absence nous regarde et vient à nous encore dans le sens du non-encore-présent, sur le mode du déploiement à notre rencontre, entendu au sens du venir-sur-nous de l'avenir [...]. Dans l'à-venir, dans le venir-sur-nous, l'approche d'un être qui est procuré.
[...] L'unité des trois dimensions temporelles repose dans le jeu par lequel chacune se tient et se tend pour chacune. Ce jeu de tension s'avère comme la véritable porrection, celle qui joue dans le propre du temps, donc en quelque sorte comme la quatrième dimension…
[…] Ce qu'en énumérant nous nommons la quatrième dimension […] est la première […]. Elle apporte dans le survenir, dans l'avoir-été, dans le présent, l'avancée d'être qui chaque fois leur est propre, elle les tient – faisant éclaircie – les uns hors des autres, et les tient ainsi les uns pour les autres dans la proximité à partir de laquelle les trois dimensions restent rapprochées les unes des autres. C'est pourquoi […] nous la nommons : la proximité approchante […]. Mais elle approche l'avenir, l'avoir-été, le présent les uns des autres dans la mesure où elle libère et déploie un lointain. Car elle tient ouvert l'avoir-été tandis qu'elle empêche sa venue comme présent. Cet approchement de la proximité tient ouvert le sur-venir depuis l'avenir en ce que, dans le venir, elle réserve la possibilité du présent. La proximité approchante a le caractère de l'empêchement et de la réserve."
Heidegger, « Temps et être », Questions IV, Gallimard, 1976, p. 27-28, 30-31, 34-35.
"Il est clair pour tout un chacun que les phénomènes naturels sont évidemment irréversibles. Je veux dire qu'il se passe des choses qui ne peuvent se faire à l'envers. Vous lâchez une tasse, elle se casse, mais vous pouvez toujours attendre pour que les morceaux tout seuls et sautent dans votre main ! Quand vous regardez les vagues se briser sur le rivage, restez donc à attendre l'instant historique où l'écume se rassemblera, émergera de la mer et retombera loin du rivage - ce serait très joli !
Dans les conférences, on en fait d'habitude la démonstration avec une séquence de film présentant divers phénomènes, et qu'on passe à l'envers, d'où un éclat de rire général. Ces rires montrent simplement que ça ne se passe pas ainsi dans le monde réel. Mais au fond, ce n'est même qu'une façon assez faible d'exprimer quelque chose d'aussi évident et d'aussi profond que la différence entre le passé et le futur. Car même sans faire d'expériences, notre propre vie intérieure différencie totalement le passé du futur. Nous nous rappelons le passé, pas le futur. Nous avons une conscience différente de ce qui pourrait arriver et de ce qui a sans doute eu lieu. Psychologiquement, le passé et le futur se présentent tout à fait différemment, le passé et le futur se présentent tout à fait différemment, par exemple, à travers des notions comme la mémoire ou le libre arbitre apparent, en ce sens que nous pensons pouvoir agir sur le futur, alors qu'aucun, ou très peu, d'entre nous croient possible de modifier le passé. Le remords, le regret, l'espoir, etc., autant de mots qui distinguent parfaitement le passé du futur".
Richard Feynman, La nature de la physique, 1965, tr. H. Isaac, J-M Lévy-Leblond et F. Balibar, 1970, Éditions du seuil, 1980, p. 129-130.
"Si la signification de « passé », « présent » et « avenir », en rapport avec la série de changements exprimable selon le comput de notre ère par une série linéaire de chiffres (1605, 1606, 1607, etc.), est en évolution constante, la raison en est que les hommes auxquels ces concepts renvoient et dont ils traduisent l'expérience sont eux-mêmes en évolution constante, et que ce rapport à l'expérience humaine vient s'inscrire dans leur contenu de signification. Ce que sont « passé », « présent » et « avenir » dépend des générations vivantes du moment. Et comme celles-ci se relaient constamment d'âge en âge, le contenu de signification attaché au « passé », au « présent » et à l' « avenir » ne cesse d'évoluer. Ici, comme dans les concepts temporels plus simples de caractère sériel, comme l' « année » ou le « mois », s'exprime la capacité humaine à opérer des synthèses, dans le cas présent à éprouver en simultanéité ce qui ne se produit pas en simultanéité. Mais ces concepts du type « année », « mois » ou « heure » n'intègrent pas cette capacité, que pourtant ils présupposent, dans leur contenu de signification. Ils représentent simplement des séquences continues d'événements de longueur diverse en tant que telles. Les concepts de « passé », de « présent », et d' « avenir », en revanche, expriment la relation qui s'établit entre une série de changements et l'expérience qu'en fait une personne (ou un groupe). Un instant déterminé à l'intérieur d'un flux continu ne prend l'aspect d'un présent qu'en relation à un être humain en train de le vivre, tandis que d'autres prennent l'aspect d'un passé ou d'un futur. En leur qualité de symbolisations de périodes vécues, ces trois expressions représentent non pas seulement une succession, comme l' « année » ou le couple « cause-effet », mais aussi la présence simultanée de ces trois dimensions du temps dans l'expérience humaine. On pourrait dire que « passé », « présent » et « avenir » constituent, bien qu'il .s'agisse de trois mots différents, un seul et même concept."
Norbert Elias, Du temps, 1984, tr. fr. Michèle Hulin, Fayard, p. 85-86.