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Texte à méditer :  L'histoire du monde est le tribunal du monde.
  
Schiller
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Hors des sentiers battus
L'image du pouvoir

  "Qu'est-ce que re-présenter, sinon présenter à nouveau (dans la modalité du temps) ou à la place de… (dans celle de l'espace). Le préfixe re- importe dans le terme la valeur de la substitution. Quelque chose qui était présent et ne l'est plus est maintenant représenté. À la place de quelque chose qui est présent ailleurs, voici présent un donné ici. Au lieu de la représentation donc, il est un absent dans le temps ou l'espace ou plutôt un autre et une substitution s'opère d'un même de cet autre à sa place. Ainsi l'ange au tombeau au matin de la résurrection : « Il n'est pas ici, il est ailleurs, en Galilée, comme il l'avait dit » ; ainsi l'ambassadeur, dans le pays étranger. Tel serait le premier effet de la représentation en général : faire comme si l'autre, l'absent, était ici et maintenant le même ; non pas présence, mais effet de présence. Ce n'est certes pas le même mais tout se passe comme si ce l'était et souvent mieux que le même. Ainsi la photographie du disparu sur la cheminée ; ainsi le récit de la bataille de jadis par le narrateur d'aujourd'hui. Alberti, au livre II de son traité De la peinture, écrivait déjà : « La peinture recèle une force divine qui non seulement rend les absents présents comme on dit que l'amitié le fait, mais plus encore fait que les morts semblent presque vivants. Après de nombreux siècles, on les reconnaît avec un grand plaisir et une grande admiration pour le peintre. » Merveille de la représentation, cet effet est son pouvoir, un pouvoir (une force divine, si l'on en croit Alberti) en prise sur la dimension transitive de la représentation ; cette chose autre, simulacre du même, c'est le complément d'objet direct du « représenter ».
  Mais on lit aussi dans le dictionnaire : « Représenter : exhiber, exposer devant les yeux. Représenter sa patente, son passeport, son certificat de vie. Représenter quelqu'un, le faire comparaître personnellement, le remettre entre les mains de ceux qui l'avaient confié à notre garde. » Représenter est alors montrer, intensifier, redoubler une présence. Il ne s'agit plus, pour représenter quelqu'un, d'être son héraut ou son ambassadeur, mais de l'exhiber, de le montrer en chair et en os à ceux qui demandent des comptes. Le préfixe re- importe dans le terme non plus, comme il y a un instant, une valeur de substitution mais celle d'une intensité, d'une fréquentativité. Les exemples du dictionnaire, par leur archaïsme même, sont révélateurs : ils concernent tous à un degré ou à un autre l'exhibition d'un titre de droit. Ainsi, par la représentation de son passeport à la frontière, non seulement son détenteur s'y présente réellement mais il présente sa présence légitime par le signe ou le titre qui autorise ou permet, voire contraint, sa présence. La représentation reste ici dans l'élément du même qu'elle intensifie par redoublement. En ce sens, elle est sa réflexion et représenter sera toujours se présenter représentant quelque chose. Du même coup, la représentation constitue son sujet. Tel serait le deuxième effet de la représentation en général, de constituer un sujet par réflexion du dispositif représentatif. Tout se passe comme si un sujet produisait les représentations, les idées qu'il a des choses ; tout se passe comme s'il n'y avait du monde, de la réalité, que pour et par un sujet, centre de ce monde. Production et centration « idéalistes » qui ne seraient que les simulacres substantivés du fonctionnement du dispositif, des effets diversifiés résultant de la réflexion du dispositif sur lui-même et de l'intensification par redoublement de son fonctionnement.

  Premier effet du dispositif représentatif, premier pouvoir de la représentation : effet et pouvoir de présence au lieu de l'absence et de la mort ; deuxième effet, deuxième pouvoir : effet de sujet, c'est-à-dire pouvoir d'institution, d'autorisation et de légitimation comme résultante du fonctionnement réfléchi du dispositif sur lui-même. Si donc la représentation en général a en effet un double pouvoir : celui de rendre à nouveau et imaginairement présent, voire vivant, l'absent et le mort, et celui de constituer son propre sujet légitime et autorisé en exhibant qualifications, justifications et titres du présent et du vivant à l'être, autrement dit, si la représentation non seulement reproduit en fait mais encore en droit les conditions qui rendent possible sa repro-duction, alors on comprend l'intérêt du pouvoir à se l'approprier. Représentation et pouvoir sont de même nature.
  Que dit-on lorsque l'on dit « pouvoir » ? Pouvoir, c'est d'abord être en état d'exercer une action sur quelque chose ou quelqu'un ; non pas agir ou faire, mais en avoir la puissance, avoir cette force de faire ou d'agir. Pouvoir, dans le sens le plus vulgaire et le plus général, c'est être capable de force, avoir – et il faut insister sur cette propriété – une réserve de force qui ne se dépense pas mais met en état de se dépenser. Mais qu'est-ce donc qu'une force qui ne se manifeste pas, qui ne s'exerce pas ? Comme dit Pascal, elle n'est maîtresse que des actions extérieures. Puissance, le pouvoir est également et de surcroît valorisation de cette puissance comme contrainte obligatoire, génératrice de devoirs comme loi. En ce sens, pouvoir, c'est instituer comme loi la puissance elle-même conçue comme possibilité et capacité de force. Et c'est ici que la représentation joue son rôle en ce qu'elle est à la fois le moyen de la puissance et sa fondation. D'où l'hypothèse générale qui sous-tend tout ce travail que le dispositif représentatif opère la transformation de la force en puissance, de la force en pouvoir, et cela deux fois, d'une part en modalisant la force en puissance et d'autre part en valorisant la puissance en état légitime et obligatoire, en la justifiant.
  Comment la représentation peut-elle opérer cette transformation ? D'un côté, la représentation met la force en signes (comme on met un bateau à l'eau) et, d'un autre, elle signifie la force dans le discours de la loi. Elle opère la substitution à l'acte extérieur où une force se manifeste pour annihiler une autre force dans une lutte à mort, des signes de la force qui n'ont besoin que d'être vus pour que la force soit crue. La représentation dans et par ses signes représente la force : délégations de force, les signes ne sont pas les représentants de concepts mais des représentants de force saisissables seulement dans leurs effets-représentants : l'effet-pouvoir de la représentation, c'est la représentation même.
  Mais qu'est-ce que le faire d'une force ? On peut le saisir en toute clarté dans le procès de lutte et d'affrontement d'une force contre une force et ce procès – même s'il s'agit d'une abstraction, elle a valeur d'un modèle idéal-typique d'intelligibilité – n'a d'autre objectif que l'anéantissement de la force adverse. Une force n'est force que par annihilation et, en ce sens, toute force est, dans son essence même, absolue, puisqu'elle n'est telle que d'anéantir toute autre force, que d'être sans extérieur, incomparable. Telle est la lutte à mort des forces que l'on trouve dans toute la réflexion politique sur les origines de l'État de Machiavel, de Hobbes ou de Pascal à Hegel ou Clausewitz, où lutter à mort signifie la montée à l'extrême, la tension à l'absolu de toute force.
  Dès lors, la mise en réserve de la force dans les signes qui est pouvoir sera à la fois la négation et la conservation de l'absolu de la force : négation, puisque la force ne s'exerce ni ne se manifeste, puisqu'elle est en paix dans les signes qui la signifient et la désignent ; conservation, puisque la force par et dans la représentation se donnera comme justice, c'est-à-dire comme loi obligatoirement contraignante sous peine de mort. Le pouvoir, c'est la tension à l'absolu de la représentation infinie de la force, le désir de l'absolu du pouvoir. Dès lors, la représentation (dont le pouvoir est l'effet) est à la fois l'accomplissement imaginaire de ce désir et son accomplissement réel différé. Dans la représentation qui est pouvoir, dans le pouvoir qui est représentation, le réel – si l'on entend par réel l'accomplissement toujours différé de ce désir – n'est autre que l'image fantastique dans laquelle le pouvoir se contemplerait absolu. S'il est de l'essence de tout pouvoir de tendre à l'absolu, il est dans sa réalité de ne jamais se consoler de ne pas l'être. La représentation (dont le pouvoir est l'effet et qui, en retour, le permet et l'autorise) serait le travail infini du deuil de l'absolu de la force. Elle opérerait la transformation de l'infinité d'un manque réel en l'absolu d'un imaginaire qui en tient lieu. Toute notre étude, entre son ouverture qui, avec Pascal, traite du rapport univoque entre les deux hétérogènes de la force et de la justice et son finale consacré, avec Pascal encore, à l'étrange figure de l'usurpateur légitime d'un royaume dont le roi s'était trouvé par hasard absent, vise à parcourir la transformation, dans des champs et sur des objets divers, de l'infini en absolu, des représentations infinies du prince dans l'absolu imaginaire du monarque. Tout ce travail tente, dans ce cadre philosophique, de tirer un portrait du roi (une représentation du pouvoir) qui soit le monarque même (le pouvoir comme représentation).
  Représenter, avons-nous dit, c'est faire revenir le mort comme s'il était présent et vivant, et c'est aussi redoubler le présent et intensifier la présence dans l'institution d'un sujet de représentation. Comment donc la représentation est-elle accomplissement du désir d'absolu qui anime l'essence de tout pouvoir, sinon en étant le substitut imaginaire de cet accomplissement, sinon en étant son image ? Le portrait du roi que le roi contemple lui offre l'icône du monarque absolu qu'il désire être au point de se reconnaître et de s'identifier par lui et en lui au moment même où le référent du portrait s'en absente. Le roi n'est vraiment roi, c'est-à-dire monarque, que dans des images. Elles sont sa présence réelle : une croyance dans l'efficacité et l'opérativité de ses signes iconiques est obligatoire, sinon le monarque se vide de toute sa substance par défaut de transsubstantiation et il n'en reste plus que le simulacre ; mais, à l'inverse, parce que ses signes sont la réalité royale, l'être et la substance du prince, cette croyance est nécessairement exigée par les signes eux-mêmes ; son défaut est à la fois hérésie et sacrilège, erreur et crime."

 

Louis Marin, Le Portrait du Roi, 1981, Éditions de Minuit, p. 9-13.

 

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Date de création : 25/02/2025 @ 08:04
Dernière modification : 25/02/2025 @ 08:06
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