"Pourtant le temps n est pas sans changement. En effet, quand nous ne changeons pas de pensée, ou quand nous ne voyons pas que nous changeons, nous ne sommes pas d'avis que du temps s'est écoulé, comme il ne s'en est pas écoulé pour ceux qui, selon la fable, dorment auprès des héros en Sardaigne, quand on les réveille ; en effet ils joignent au « maintenant » antérieur le « maintenant » postérieur et n'en font qu'un, supprimant l'entre-deux du fait de leur absence de sensation. De même, donc, que si le « maintenant » n'était pas autre mais le même et unique il n'y aurait pas de temps, de même aussi, si on ne voit pas qu'il est autre, on n'est pas d'avis qu'il y a un temps intermédiaire. Si, donc, le fait de ne pas avoir conscience qu'il existe un temps s'ensuit pour nous quand nous ne distinguons aucun changement, mais que l'âme semble bien demeurer dans un « maintenant » unique et indivisible, et que, par contre, quand nous percevons et distinguons « un changement », alors nous disons que le temps s'est écoulé, il est manifeste qu'il n'y a pas de temps sans mouvement ou sans changement."
Aristote, Physique, IV 218b 20-35, trad. Pierre Pellegrin, Ed. Flammarion, coll. GF, 2000, p. 249-250.
"Nous verrons [...] que la vie ne peut être comprise dans une contemplation passive ; la comprendre, c'est plus que la vivre, c'est vraiment la propulser. Elle ne coule pas le long d'une pente, dans l'axe d'un temps objectif qui la recevrait comme un canal. Elle est une forme imposée à la file des instants du temps, mais c'est toujours dans un instant qu'elle trouve sa réalité première [...]. Il n'y a que la paresse qui soit durable, l'acte est instantané. Comment ne pas dire alors que réciproquement l'instantané est acte ? Qu'on se rende donc compte que l'expérience immédiate du temps, ce n'est pas l'expérience si fugace, si difficile, si savante, de la durée, mais bien l'expérience nonchalante de l'instant, saisi toujours comme immobile. Tout ce qui est simple, tout ce qui est fort en nous, tout ce qui est durable même, est le don d'un instant. On se souvient d'avoir été, on ne se souvient pas d'avoir duré [...]. La mémoire, gardienne du temps, ne garde que l'instant ; elle ne conserve rien, absolument rien, de notre sensation compliquée et factice qu'est La psychologie de la volonté et de l'attention – cette volonté de l'intelligence – nous prépare également à admettre comme hypothèse de travail la conception [...] de l'instant sans durée. Dans cette psychologie, il est bien sûr déjà que la durée ne saurait intervenir qu'indirectement ; on voit assez facilement qu'elle n'est pas une condition primordiale : avec la durée on peut peut‑être mesurer l'attente, non pas l'attention elle‑même qui reçoit toute sa valeur d'intensité dans un seul instant, la durée. D'ailleurs puisque l'attention a le besoin et le pouvoir de se reprendre, elle est par essence tout entière dans ses reprises. L'attention aussi est une série de commencements, elle est faite des renaissances de l'esprit qui revient à la conscience quand le temps marque des instants. En outre, si nous portions notre examen dans cet étroit domaine où l'attention devient décision, nous verrions ce qu'il y a de fulgurant dans une volonté où viennent converger l'évidence des motifs et la joie de l'acte. Entre M. Bergson et nous‑même, c'est donc toujours la même différence de méthode ; il prend le temps plein d'événements au niveau même de la conscience des événements, puis il efface peu à peu les événements, ou la conscience des événements ; il atteindrait alors, croit‑il, le temps sans événements, ou la conscience de la durée pure. Au contraire, nous ne savons sentir le temps qu'en multipliant les instants conscients [...]. La conscience du temps est toujours pour nous une conscience de l'utilisation des instants, elle est toujours active, jamais passive, bref la conscience de notre durée est la conscience d'un progrès de notre être intime, que ce progrès soit d'ailleurs effectif ou mimé ou encore simplement rêvé."
Gaston Bachelard, L'Intuition de l'instant, 1932, Éd. Gonthier, coll. Médiations, p. 22‑23 et p. 34.
"[…] le sujet percevant le temps ne peut être immanent au temps, tout sujet immanent au devenir devant être comme lui étalé, multiple, décomposable, incapable donc de faire la synthèse de ses moments qui, quelles que soient la fusion et l'interpénétrabilité que l'on invoque, n'en demeurent pas moins successifs. La perception du temps n'est donc pas explicable à partir de la seule multiplicité qu'elle contient ; elle suppose un sujet éternel. Et il en est de même de l'évolution objective du devenir : pour y voir autre chose qu'une succession d'instants sans lien, une innovation perpétuelle et désordonnée, il faut la croire régie par des fils qui la dominent. L'histoire ne peut être comprise que dans la mesure où l'on pose la permanence d'une même fin durant des périodes plus 6u moins longues, permanence entraînant l'orientation vers un but unique d'une multiplicité de faits successifs. À la limite, l'éternité de l'esprit concevant la totalité est la condition de l'idée d'une histoire universelle. La position de l'éternité est donc sans cesse exigée par l'esprit. S'il y a une réalité du temps, il est une nécessité de l'éternel."
Ferdinand Alquié, Le Désir d'éternité, 1943, PUF, 1987, p. 94.
"La perception du temps présente de nombreuses particularités qui méritent d'être explorées en ce que nous-mêmes, comme êtres vivants, en faisons l'expérience de double façon : de l'intérieur, par l'expérience du temps vécu, et de l'extérieur, par des observations d'ordre biologique et psychologique. Un de ces aspects les plus importants semble aller de soi : l'irréversibilité du temps biologique. De l'expérience intérieure et subjective comme de l'observation extérieure et objective des organismes, il ressort que le temps des systèmes biologiques apparaît comme une dimension orientée de façon symétrique. Il s'écoule dans une direction unique, de la naissance au développement, à la maturation, à la reproduction, au vieillissement et à la mort. Cette unidirectionnalité vaut non seulement pour les individus mais globalement pour l'ensemble des organismes vivants tels qu'ils ont évolué depuis des millions d'années : car apparemment ceux-ci ont également suivi une sorte de voie orientée, allant des organismes unicellulaires les plus simples vers de formes organiques de plus en plus complexes pour aboutir à l'espèce humaine actuelle. Celle-ci semble à la fois l'ultime et la plus complexe (quelle que soit la définition quantitative précise de ladite complexité, puisqu'en effet les concepts de complication ou de complexité sont eux-mêmes en question dans toute réflexion sur l'évolution). Tout cela paraît bel et bien évident et banal : le fait que le temps ne s'écoule que du passé vers l'avenir et non de l'avenir vers le passé semble un caractère inhérent au temps lui-même, quelle qu'en soit la nature. En d'autres termes, il semble que cette irréversibilité ne soit pas du tout spécifique des êtres vivants et qu'elle soit sans rapport avec la biologie. Or, il se trouve que du point de vue du physicien dégagé du sentiment subjectif de l'écoulement du temps, il n'en va pas ainsi. De plus, et à l'autre extrême, du point de vue de notre perception subjective, il est des situations où nous faisons l'expérience d'une sorte d'inversion du temps : lorsque nous nous engageons dans un acte volontaire, une série de gestes est le résultat de notre volonté consciente et s'oriente vers le but que nous désirons atteindre, en sorte que, d'une certaine façon, la série d'événements paraît déterminée par des causes finales. Suivant une formule bien connue en hébreu : « La fin d'une réalisation est commencement dans la pensée » ."
Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée, 1979, Éditions du Seuil, p. 157-158.
S. Alkabetz, Lekha dodi (poème populaire).
Date de création : 02/03/2006 @ 11:39
Dernière modification : 16/04/2024 @ 11:13
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