"La Logique est l'Art de bien conduire sa raison dans la connaissance des choses, tant pour s'instruire soi-même que pour en instruire les autres.
Cet Art consiste dans les réflexions que les hommes ont faites sur les quatre principales opérations de leur esprit, concevoir, juger, raisonner et ordonner.
On appelle concevoir, la simple vue que nous avons des choses qui se présentent à notre esprit, comme nous nous représentons un soleil, une terre, un arbre, un rond, un carré, la pensée, l'être, sans en former aucun jugement exprès ; et la forme par laquelle nous nous représentons ces choses s'appelle idée.
On appelle juger, l'action de notre esprit par laquelle, joignant ensemble diverses idées, il affirme de l'une qu'elle est l'autre, ou nie de l'une qu'elle soit l'autre, comme lorsqu'ayant l'idée de la terre et l'idée du rond, j'affirme de la terre qu'elle est ronde, ou je nie qu'elle soit ronde.
On appelle raisonner, l'action de notre esprit par laquelle il forme un jugement de plusieurs autres ; comme lorsqu'ayant jugé que la véritable vertu doit être rapportée à Dieu, et que la vertu des païens ne lui était pas rapportée, il en conclut que la vertu des païens n'était pas une véritable vertu.
On appelle ici ordonner l'action de l'esprit par laquelle, ayant sur un même sujet, comme sur le corps humain, diverses idées, divers jugements et divers raisonnements, il les dispose en la manière la plus propre pour faire connaître ce sujet. C'est ce qu'on appelle encore méthode.
Tout cela se fait naturellement, et quelquefois mieux par ceux qui n'ont appris aucune règle de la logique que par ceux qui les ont apprises."
Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La Logique ou l'art de penser, 1662, Champs Flammarion, 1978, p. 59-60.
"Après avoir conçu les choses par nos idées, nous comparons ces idées ensemble ; et, trouvant que les unes conviennent entre elles, et que les autres ne conviennent pas, nous les lions ou délions, ce qui s'appelle affirmer ou nier, et généralement juger.
Ce jugement s'appelle aussi proposition, et il est aisé de voir qu'elle doit avoir deux termes : l'un de qui l'on affirme ou de qui l'on nie, lequel on appelle sujet ; et l'autre que l'on affirme ou que l'on nie, lequel s'appelle attribut ou prœdicatum.
Et il ne suffit pas de concevoir ces deux termes ; mais il faut que l'esprit les lie ou les sépare. Et cette action de notre esprit est marquée dans le discours par le verbe est, ou seul quand nous affirmons, ou avec une particule négative quand nous nions. Ainsi quand je dis Dieu est juste, Dieu est le sujet de cette proposition, et juste en est l'attribut, et le mot est marque l'action de mon esprit qui affirme, c'est-à-dire qui lie ensemble les deux idées de Dieu et de juste comme convenant l'un à l'autre. Que si je dis Dieu n'est pas injuste, est, étant joint avec les particules, ne pas, signifie l'action contraire à celle d'affirmer, savoir celle de nier par laquelle je regarde ces idées comme répugnantes l'une à l'autre, parce qu'il y a quelque chose d'enfermé dans l'idée d'injuste qui est contraire à ce qui est enfermé dans l'idée de Dieu."
Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, 2e partie, Chapitre III, Champs Flammarion, 1978, p. 156.
"Apercevoir, c'est sentir ; comparer, c'est juger ; juger et sentir ne sont pas la même chose. Par la sensation, les objets s'offrent moi séparés, isolés, tels qu'ils sont dans la nature ; par la comparaison, je les remue, je les transporte pour ainsi dire, je les pose l'un sur l'autre pour prononcer sur leur différence ou sur leur similitude, et généralement sur tous leurs rapports. Selon moi la faculté distinctive de l'être actif ou intelligent est de pouvoir donner un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans l'être purement sensitif cette force intelligente qui superpose et puis qui prononce : je ne la saurais voir dans sa nature. Cet être passif sentira chaque objet séparément, ou même il sentira l'objet total formé des deux ; mais, n'ayant aucune force pour les replier l'un sur l'autre, il ne les comparera jamais, il ne les jugera point."
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l'éducation, 1762, Livre IV, "Profession de foi du vicaire savoyard", GF, 1966, p. 351.
"L'acte de la connaissance c'est le jugement. Connaître ce n'est pas se représenter, c'est affirmer ou nier (on affirme dans les deux cas). Quand je dis : la rose est odorante, je ne me borne pas à affirmer qu'il y a entre ces deux termes un rapport vrai ; je détermine ce rapport ; je dis qu'il est vrai que la rose est odorante. Il en est de même lorsque je dis que tout corps qui tombe dans le vide parcourt successivement des espaces proportionnels aux carrés des temps de sa chute. C'est comme si je disais qu'il existe un rapport vrai entre les espaces parcourus successivement et les temps pendant lesquels ces espaces ont été parcourus. Si je dis que dans une alternative il est nécessaire qu'on choisisse, par exemple qu'un Européen ne peut être que Français, Anglais, Allemand, Russe, etc., j'affirme qu'il est vrai que si l'une de ces déterminations ne convient pas à l'Européen, une autre lui convient. Enfin si j'affirme qu'entre deux grandeurs il existe un rapport, j'affirme par là même que j'ai devant l'esprit des déterminations abstraites des choses entre lesquelles j'aperçois un rapport d'identité ou de non-identité, comme deux et deux font quatre, deux et deux ne font pas cinq. Il en est de même si je dis que Paris est la même ville que la capitale de la France. Tous ces exemples prouvent qu'au fond de tout jugement se trouve cette assertion : il est vrai que... Le jugement, acte de l'entendement, est donc l'acte par lequel nous affirmons quelque chose comme vrai, qu'il s'agisse d'affirmer qu'un objet possède une qualité ou qu'un fait se passe suivant une certaine loi, ou qu'une certaine idée ne peut être réalisée dans une chose en possédant deux déterminations contraires, et qu'elle possède nécessairement l'une des deux, ou enfin que le jugement consiste à affirmer que nous saisissons un rapport d'identité, d'égalité ou d'inégalité entre deux représentations, le jugement consiste toujours à affirmer quelque chose comme vrai. La vérité affirmée peut n'être qu'apparente, mais elle est toujours affirmée comme vraie."
Jules Lagneau, "Cours sur le jugement", 1886-1887, Célèbres leçons et fragments, PUF, 1950, p. 187.
"Juger c'est affirmer une vérité. Mais une vérité est la vérité de quelque chose. Dans tous les exemples considérés nous avons vu que le jugement établissait un rapport vrai entre deux termes : la rose est odorante ; les espaces parcourus successivement par un corps qui tombe sont proportionnels aux carrés des temps. Entre ces deux termes le jugement établit un rapport vrai. Il consiste donc à affirmer comme vrai un rapport entre deux objets de pensée. Ces deux objets de pensée entre lesquels j'affirme des rapports ne sont pas seulement des représentations. Reprenons notre exemple : la rose est odorante. Sans doute en prononçant ces mots, je tends à me représenter une rose. Cependant quand je dis la rose, ce n'est pas une rose particulière, ce n'est pas simplement une image que je me représente, une partie de l'étendue ; je me représente un être, toute une espèce d'êtres. De même le terme odorant n'est pas non plus une pure image. En effet, qu'on puisse se représenter une sensation d'odeur, cela est vrai ; mais quand nous disons que la rose est odorante, nous faisons quelque chose de plus que nous représenter une sensation d'odeur de rose ; nous concevons dans cette rose une qualité, qualité qui détermine en nous une sensation d'odeur. Le terme odorant désigne l'idée d'une qualité ; comme le terme de rose il s'applique à une idée et non à une pure représentation. Dans ce jugement : la rose est odorante, la pensée ne porte donc pas sur une représentation, mais sur quelque chose de différent déjà, c'est-à-dire qu'elle affirme une vérité par rapport à des termes dans lesquels elle juge déjà qu'il y a une vérité ; elle affirme une vérité de vérités. Tout jugement porte non sur de pures apparences, mais sur des choses dans lesquelles l'intelligence s'est déjà mise, dans lesquelles elle a déterminé des vérités. Autrement dit, la pensée ne peut avoir pour objet que la réalité, c'est-à-dire la vérité. Cette vérité c'est celle d'un rapport entre une certaine idée et une autre. Autrement dit, le jugement suppose, comme matière objective sur laquelle il porte, des idées, c'est-à-dire des pensées qui représentent à l'esprit d'autres jugements (jugements antérieurs ou ultérieurs). Le jugement est toujours un jugement de jugements, et ces derniers sont dans ce même cas à leur tour et ainsi de suite indéfiniment. Le jugement ne saurait sortir de cette forme qui est sa propre nature. Chaque terme du jugement en acte exprime un jugement en puissance. Quand je dis que la rose est odorante, les deux termes expriment : l'un, que la rose est une réalité, l'autre, que l'odeur est une réalité. On peut donc dire que les jugements portent sur des jugements résumés."
Jules Lagneau, "Cours sur le jugement", 1886-1887, Célèbres leçons et fragments, PUF, 1950, p. 188-189.
"L'acte de juger. — En quoi consiste l'acte de juger ? Nous l'avons déjà indiqué sous une forme vague. Nous devons déterminer cette idée avec plus de précision. Le jugement dont nous parlons ici n'est pas une qualité de l'esprit, ce qu'on entend ordinairement par un bon jugement ; ce n'est pas non plus la faculté générale de juger, la puissance de juger ; c'est l'acte de juger, c'est-à-dire d'affirmer une relation entre deux termes. Juger c'est toujours affirmer quelque chose par rapport à quelque chose. Il faut qu'il y ait deux termes en présence. Lorsque je parais n'affirmer qu'un seul terme, comme lorsque je dis par exemple : cette montre est, même dans ce cas, dis-je, il y a deux termes. J'attribue à cette montre l'existence ; je considère que cette montre pourrait ne pas exister. L'existence est considérée comme un terme avec lequel on met l'objet en rapport."
Jules Lagneau, "Cours sur le jugement", 1886-1887, Célèbres leçons et fragments, PUF, 1950, p. 191.
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