"Je ne puis m'empêcher de faire état d'une opinion assez répandue suivant laquelle le goût constituerait une faculté séparée de l'esprit, distincte du jugement et de l'imagination ; une sorte d'instinct par lequel nous serions naturellement frappés, au premier coup d'œil et sans aucun raisonnement antérieur, des beautés et des défauts d'une composition. En tout ce qui concerne l'imagination et les passions, je crois que la raison est en effet peu consultée ; mais, en ce qui concerne la disposition, la bienséance, la convenance, bref partout où le meilleur goût se distingue du pire, je suis convaincu que c'est l'entendement qui opère, et rien d'autre ; et son opération est en réalité loin d'être toujours soudaine, et si elle l'est, souvent loin d'être juste. Il arrive fréquemment aux hommes du goût le plus sûr de désavouer ces jugements hâtifs et précipités que l'esprit, dans son horreur de la neutralité et du doute, aime à former sur-le-champ. On sait que le goût (quelle que soit sa nature) se perfectionne exactement de la même manière que le jugement, par un élargissement des connaissances, par une attention soutenue à l'objet et par un fréquent exercice. Chez ceux qui n'ont pas adopté ces méthodes, si le goût décide promptement, c'est toujours de façon incertaine ; leur rapidité est due à la présomption et à la témérité, non à une illumination subite qui dissiperait en un instant les ténèbres de leurs esprits. Au lieu que ceux qui ont cultivé l'espèce de connaissance qui fait l'objet du goût acquièrent progressivement par l'habitude non seulement une sûreté, mais une promptitude de jugement, ainsi qu'on le fait par les mêmes méthodes dans toutes les autres circonstances. On est d'abord obligé d'épeler, mais on finit par lire facilement et rapidement ; cependant, la rapidité de l'opération ne prouve pas que le goût soit une faculté distincte. Je ne crois pas que personne ait assisté à une discussion sur des matières du ressort de la raison toute nue sans avoir été frappé de la promptitude avec laquelle le processus de l'argumentation se déroule, les raisons sont découvertes, les objections soulevées et réfutées et les conclusions tirées des prémisses – rapidité tout aussi grande que celle avec laquelle on peut supposer que s'exerce le goût – ; et cela dans un domaine où rien n'opère ou n'est supposé opérer que la simple raison."
Edmund Burke, Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau, 1757, Introduction, tr. fr. Baldine Saint-Girons, Vrin, p. 84-85.
Retour au menu sur juger