"Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent : mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s'en éloignent.
Pour moi, je n'ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun ; même j'ai souvent souhaité d'avoir la pensée aussi prompte, ou l'imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection de l'esprit ; car pour la raison, ou le sens, d'autant qu'elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire qu'elle est tout entière en un chacun ; et suivre en ceci l'opinion commune des philosophes, qui disent qu'il n'y a du plus et du moins qu'entre les accidents, et non point entre les formes ou natures des individus d'une même espèce."
René Descartes, Discours de la méthode, 1637, 1ère partie, Le Livre de Poche, 1997, p. 91-92.
"L'erreur, en tant qu'elle est erreur, n'est pas quelque chose de réel qui dépend Dieu, elle est seulement un défaut. Je n'ai donc besoin pour me tromper de quelque faculté accordée par Dieu à cette fin ; quand il m'arrive de me tromper, c'est que la faculté de juger vrai [facultas verum judicandi] que je tiens de lui n'est pas en moi infinie.
Mais pourtant cela ne me satisfait pas encore entièrement : l'erreur n'est pas pure négation, mais privation, c'est-à-dire manque d'une certaine connaissance qui d'une certaine façon devrait être en moi. Et si l'on considère la nature de Dieu, il ne semble pas possible qu'il ait mis en moi quelque faculté qui ne soit pas parfaite en son genre, c'est-à-dire qui soit privée de quelque perfection qui lui serait due. Car s'il est vrai que plus l'artisan est habile, plus les ouvrages qui viennent de lui sont parfaits, ce souverain fondateur de tous les êtres peut-il avoir fait quelque chose qui ne soit pas achevé sous tous les aspects ? Il n'est pas douteux que Dieu aurait pu me créer tel que je ne fisse jamais d'erreur ; il n'est pas non plus douteux qu'il veut toujours ce qui est le meilleur. Vaut-il donc mieux que je me trompe, plutôt que de ne pas me tromper ?
[…]
Venant […] à me considérer moi-même de plus près, et recherchant de quelle nature sont mes erreurs (qui suffisent à révéler quelque imperfection en moi), je remarque qu'elles dépendent du concours de deux causes conjointes, à savoir de la faculté de connaître qui est en moi et de la faculté de choisir ou liberté de décision, c'est-à-dire de l'entendement et conjointement de la volonté.
Car par l'entendement seul, je ne fais que percevoir les idées sur lesquelles je puis porter un jugement, et l'on ne rencontre en lui, envisagé dans ces limites précises, aucune erreur proprement dite. Bien qu'en effet il existe peut-être d'innombrables choses dont il n'y a en moi aucune idée, on ne doit pourtant pas dire que j'en suis à proprement parler privé, mais que, de manière seulement négative, je n'en suis pas pourvu ; car c'est un fait que je ne peux apporter aucune raison qui prouve que Dieu aurait dû me donner une faculté de connaître plus grande qu'il ne l'a fait, et quelle que soit l'habileté reconnue à l'artisan, je ne crois pas pour autant qu'il aurait dû mettre en chacun de ses ouvrages toutes les perfections qu'il peut mettre en quelques-uns.
D'autre part, je ne peux pas non plus me plaindre de n'avoir pas reçu de Dieu une volonté, ou liberté de décision, assez ample et parfaite ; car, vraiment, j'expérimente qu'elle n'est circonscrite par aucunes bornes. Et ce qui me semble tout à fait remarquable, c'est qu'il n'y a rien d'autre en moi de si parfait ou de si grand que je ne reconnaisse pouvoir être encore plus parfait ou plus grand. Car si, par exemple, je considère la faculté intellectuelle de connaître, je m'aperçois aussitôt qu'elle est en moi tout à fait étroite et finie, et je forme en même temps l'idée d'une autre beaucoup plus grande, que dis-je ! de la plus grande, infinie ; et du fait même que je puis en former l'idée, je vois qu'elle appartient à la nature de Dieu. De la même manière, si j'examine la faculté de se souvenir ou d'imaginer, ou n'importe quelle autre faculté, je n'en trouve absolument aucune que je ne reconnaisse pauvre et circonscrite en moi, immense en Dieu. Il n'y a que la volonté, ou liberté de décision, que j'expérimente si grande en moi que je n'ai idée d'aucune autre plus grande […]. Car, bien qu'elle soit incomparablement plus grande en Dieu qu'en moi, d'abord en raison de la connaissance et de la puissance qui lui sont jointes et la rendent plus ferme et efficace, ensuite en raison de son objet, puisqu'elle s'étend à plus de choses, toutefois, envisagée en elle-même, formellement et dans ses limites précises, elle ne me semble pas plus grande, parce qu'elle consiste seulement en ce que nous pouvons ou faire une chose ou ne pas faire cette chose (c'est-à-dire l'affirmer ou la nier, la rechercher ou la fuir), ou plutôt en cela seulement que nous nous portons à affirmer ou à nier, à rechercher ou à fuir ce qui nous est proposé par l'entendement de telle manière que nous ne nous sentons déterminés par aucune force extérieure. Il n'est pas en effet nécessaire, pour que je sois libre, que je puisse me porter vers l'un et l'autre côté, mais au contraire plus j'incline d'un côté, soit que je reconnaisse de manière évidente la raison de son caractère vrai et bon, soit que Dieu dispose ainsi le plus profond de ma pensée, plus je suis libre en le choisissant ; et jamais la grâce divine ni la connaissance naturelle ne diminuent la liberté, elles l'augmentent plutôt et la fortifient. Quant à cette indifférence que j'expérimente lorsqu'aucune raison ne me pousse vers un côté plutôt que vers l'autre, elle est le plus bas degré de la liberté et ne témoigne d'aucune perfection en celle-ci, mais seulement d'un défaut, c'est-à-dire d'une certaine négation, dans la connaissance ; car si je voyais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne délibérerais jamais sur le jugement et le choix à faire, et ainsi, quoique pleinement libre, jamais pourtant je ne pourrais être indifférent.
J'aperçois par là que la cause de mes erreurs n'est ni la puissance de vouloir que je tiens de Dieu, envisagée par elle-même, car elle est très ample et parfaite en son genre, ni non plus la puissance intellectuelle de connaître, car tout ce que je connais, puisque que c'est Dieu qui m'accorde de connaître, sans aucun doute je le connais correctement, et il n'est pas possible qu'en cela je me trompe. D'où naissent donc mes erreurs ? Tout simplement de ceci : la volonté ayant un champ plus large que l'entendement, je ne là contiens pas à l'intérieur des mêmes bornes, je l'étends aussi aux choses dont je n'ai pas l'intellection, et comme elle est à leur égard indifférente, elle se détourne facilement du vrai et du bien. C'est ainsi que je me trompe et que je pèche."
René Descartes, Méditations métaphysiques, 1641, Quatrième méditation, tr. fr. Michel Beyssade, Le Livre de Poche, 1993, p. 149-161.
"[…] recherchant de quelle nature sont mes erreurs (qui suffisent à révéler quelque imperfection en moi), je remarque qu'elles dépendent du concours de deux causes conjointes, à savoir de la faculté de connaître qui est en moi et de la faculté de choisir ou liberté de décision, c'est-à-dire de l'entendement et conjointement de la volonté.
Car par l'entendement seul, je ne fais que percevoir les idées sur lesquelles je puis porter un jugement, et l'on ne rencontre en lui, envisagé dans ces limites précises, aucune erreur proprement dite. Bien qu'en effet il existe peut-être d'innombrables choses dont il n'y a en moi aucune idée, on ne doit pourtant pas dire que j'en suis à proprement parler privé, mais que, de manière seulement négative, je n'en suis pas pourvu ; car c'est un fait que je ne peux apporter aucune raison qui prouve que Dieu aurait dû me donner une faculté de connaître plus grande qu'il ne l'a fait, et quelle que soit l'habileté reconnue à l'artisan, je ne crois pas pour autant qu'il aurait dû mettre en chacun de ses ouvrages toutes les perfections qu'il peut mettre en quelques-uns.
D'autre part, je ne peux pas non plus me plaindre de n'avoir pas reçu de Dieu une volonté, ou liberté de décision, assez ample et parfaite ; car, vraiment, j'expérimente qu'elle n'est circonscrite par aucunes bornes. Et ce qui me semble tout à fait remarquable, c'est qu'il n'y a rien d'autre en moi de si parfait ou de si grand que je ne reconnaisse pouvoir être encore plus parfait ou plus grand. Car si, par exemple, je considère la faculté intellectuelle de connaître, je m'aperçois aussitôt qu'elle est en moi tout à fait étroite et finie, et je forme en même temps l'idée d'une autre beaucoup plus grande, que dis-je ! de la plus grande, infinie ; et du fait même que je puis en former l'idée, je vois qu'elle appartient à la nature de Dieu. De la même manière, si j'examine la faculté de se souvenir ou d'imaginer, ou n'importe quelle autre faculté, je n'en trouve absolument aucune que je ne reconnaisse pauvre et circonscrite en moi, immense en Dieu. Il n'y a que la volonté, ou liberté de décision, que j'expérimente si grande en moi que je n'ai idée d'aucune autre plus grande […].
D'où naissent donc mes erreurs ? Tout simplement de ceci : la volonté ayant un champ plus large que l'entendement, je ne là contiens pas à l'intérieur des mêmes bornes, je l'étends aussi aux choses dont je n'ai pas l'intellection, et comme elle est à leur égard indifférente, elle se détourne facilement du vrai et du bien. C'est ainsi que je me trompe et que je pèche."
René Descartes, Méditations métaphysiques, 1641, Quatrième méditation, tr. fr. Michel Beyssade, Le Livre de Poche, 1993, p. 153-157 et 161.
"Quand je ne perçois pas avec assez de clarté et de distinction ce qui est vrai, si je me garde bien de porter un jugement, il est clair que j'agis correctement et que je ne me trompe pas ; mais si je porte un jugement, qu'il soit affirmatif ou négatif, alors je n'use pas correctement de la liberté de décision. Je précise : si je me tourne du côté du faux, je me tromperai purement et simplement ; si j'adopte l'autre côté, c'est bien par hasard que je tomberai sur la vérité, et je ne laisserai pas pour autant d'être en faute, car il est manifeste par la lumière naturelle que la perception de l'entendement doit toujours précéder la détermination de la volonté. C'est dans cet usage non correct de la liberté de décision que réside la privation qui constitue la forme de l'erreur : la privation, dis-je, réside dans l'opération comme telle en tant qu'elle procède de moi, mais non dans la faculté que j'ai reçue de Dieu, ni même dans l'opération en tant qu'elle dépend de lui."
René Descartes, Méditations métaphysiques, 1641, Quatrième méditation, tr. fr. Michel Beyssade, Le Livre de Poche, 1993, p. 165.
"Mais, parce que nous savons que l'erreur dépend de notre volonté, et que personne n'a la volonté de se tromper, on s'étonnera peut-être qu'il y ait de l'erreur en nos jugements. Mais il faut remarquer qu'il y a bien de la différence entre vouloir être trompé et vouloir donner son consentement à des opinions qui sont cause que nous nous trompons quelquefois. Car encore qu'il n'y ait personne qui veuille expressément se méprendre, il ne s'en trouve presque pas un qui ne veuille donner son consentement des choses qu'il ne connaît pas distinctement : et même il arrive souvent que c'est le désir de connaître la vérité qui fait que ceux qui ne savent pas l'ordre qu'il faut tenir pour la rechercher manquent de la trouver et se trompent, cause qu'il les incite à précipiter leurs jugements, et prendre des choses pour vraies, desquelles ils n'ont pas assez de connaissance."
René Descartes, Les Principes de la philosophie, 1644, 1ère partie, article 42.
"Qu'il n'y a en nous que deux sortes de pensées, à savoir la perception de l'entendement et l'action de la volonté.
Car toutes les façons de penser que nous remarquons en nous peuvent être rapportées à deux générales, dont l'une consiste à apercevoir par l'entendement, et l'autre à se déterminer par la volonté. Ainsi sentir, imaginer et même concevoir des choses purement intelligibles, ne sont que des façons différentes d'apercevoir ; mais désirer, avoir de l'aversion, assurer, nier, douter, sont des façons différentes de vouloir.
Que nous ne nous trompons que lorsque nous jugeons de quelque chose qui ne nous est pas assez connue.
Lorsque nous apercevons quelque chose, nous ne sommes point en danger de nous méprendre si nous n'en jugeons en aucune façon ; et quand même nous en jugerions, pourvu que nous ne donnions notre consentement qu'à ce que nous connaissons clairement et distinctement devoir être compris en ce dont nous jugeons, nous ne saurions non plus faillir ; mais ce qui fait que nous nous trompons ordinairement est que nous jugeons bien souvent, encore que nous n'ayons pas une connaissance bien exacte de ce dont nous jugeons.
Que la volonté aussi bien que l'entendement est requise pour juger.
J'avoue que nous ne saurions juger de rien, si notre entendement n'y intervient, parce qu'il n'y a pas d'apparence que notre volonté se détermine sur ce que notre entendement n'aperçoit en aucune façon ; mais comme la volonté est absolument nécessaire, afin que nous donnions notre consentement à ce que nous avons aucunement aperçu, et qu'il n'est pas nécessaire pour faire un jugement tel quel que nous ayons une connaissance entière et parfaite ; de là vient que bien souvent nous donnons notre consentement à des choses dont nous n'avons jamais eu qu'une connaissance fort confuse.
Qu'elle a plus d'étendue que lui, et que de là viennent nos erreurs.
De plus, l'entendement ne s'étend qu'à ce peu d'objets qui se présentent à lui, et sa connaissance est toujours fort limitée : au lieu que la volonté en quelque sens peut sembler infinie, parce que nous n'apercevons rien qui puisse être l'objet de quelque autre volonté, même de cette immense qui est en Dieu, à quoi la nôtre ne puisse aussi s'étendre ; ce qui est cause que nous la portons ordinairement au-delà de ce que nous connaissons clairement et distinctement ; et lorsque nous en abusons de la sorte, ce n'est pas merveille s'il nous arrive de nous méprendre."
René Descartes, Principes de la philosophie, 1644, 1ère partie, § 32-35, Vrin, 1993, p. 76-78.
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