"L'entendement n'a été défini plus haut que négativement : un pouvoir de connaître non sensible. Or, nous ne pouvons, indépendamment de la sensibilité, participer à aucune intuition. L'entendement n'est donc pas un pouvoir d'intuition. Mais, en dehors de l'intuition, il n'y a pas d'autre manière de connaître que par concepts. Donc la connaissance de tout entendement, pour le moins de l'entendement humain, est une connaissance par concepts, non intuitive, mais discursive. Toutes les intuitions, en tant que sensibles, reposent sur des affections, et les concepts, par conséquent, sur des fonctions. Or, j'entends par fonction l'unité de l'acte qui range diverses représentations sous une représentation commune. Les concepts reposent donc sur la spontanéité de la pensée, comme les intuitions sensibles, sur la réceptivité des impressions. Or, de ces concepts, l'entendement ne peut faire aucun autre usage que de juger par leur moyen. Comme aucune représentation, sauf l'intuition seule, ne se rapporte immédiatement à l'objet, un concept ne se rapporte donc jamais immédiatement à un objet, mais à quelque autre représentation de cet objet (que ce soit une intuition ou même déjà un concept). Le jugement est donc la connaissance médiate d'un objet, par conséquent la représentation d'une représentation de cet objet. Dans tout jugement il y a un concept qui est valable pour plusieurs concepts et qui parmi eux comprend aussi une représentation donnée, laquelle enfin se rapporte immédiatement à l'objet. Ainsi, par exemple, dans ce jugement : tous les corps sont divisibles, le concept du divisible s'applique à divers autres concepts parmi lesquels il se rapporte surtout à celui de corps, celui-ci, à son tour, à certains phénomènes qui se présentent à nous. Ainsi ces objets sont représentés indirectement par le concept de la divisibilité. Tous les jugements sont, d'après cela, des fonctions de l'unité parmi nos représentations, puisqu'à une représentation immédiate se substitue une représentation plus élevée qui contient la première ainsi que plusieurs autres et qui sert à la connaissance de l'objet, de sorte que beaucoup de connaissances possibles sont réunies en une seule. Mais nous pouvons ramener à des jugements tous les actes de l'entendement, de telle sorte que l'entendement en général peut être représenté comme un pouvoir de juger. En effet, d'après ce qui a été dit plus haut, il est un pouvoir de penser. Or, penser, c'est connaître par concepts et les concepts se rapportent, comme prédicats de jugements possibles, à quelque représentation d'un objet encore indéterminé. Ainsi, le concept de corps signifie quelque chose, par exemple, un métal, qui peut être connu par ce concept. Il n'est donc un concept qu'à la condition de contenir d'autres représentations au moyen desquelles il peut se rapporter à des objets. Il est donc le prédicat d'un jugement possible, par exemple de celui-ci : tout métal est un corps. On trouvera donc toutes les fonctions de l'entendement, si on parvient à déterminer complètement les fonctions de l'unité dans les jugements."
Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, 1787, Analytique transcendantale, Livre 1er, Chapitre 1er, 1ère section, tr. fr. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, 1997, p. 87-88.
"L'affaire des sens, c'est l'intuition ; celle de l'entendement, c'est de penser. Or penser, c'est unifier des représentations en une conscience. Cette unification se produit ou bien relativement au sujet simplement, auquel cas elle est contingente et subjective, ou bien elle a lieu absolument, et elle est alors nécessaire ou objective. L'unification des représentations en une conscience, c'est le jugement. Donc penser équivaut à juger ou à rapporter des représentations à des jugements en général. Par suite, les jugements sont, ou bien simplement subjectifs, lorsque les représentations sont seulement rapportées à une conscience en un sujet et unifiées en elle, ou bien objectives, lorsqu'elles sont unifiées dans une conscience en général, c'est-à-dire, du coup, nécessairement. Les moments logiques de tous les jugements sont autant de manières possibles d'unifier les représentations en une conscience. Mais si ces mêmes moments servent de concepts, ce sont des concepts de l'unification nécessaire de ces représentations en une conscience, par conséquent les principes de jugements valables objectivement."
Emmanuel Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, 1783, § XXII, tr. fr. Louis Guillermit, Vrin, p. 73-74.
"Penser en ce sens non cognitif et non spécialisé en tant que besoin naturel de la vie humaine, en tant qu'actualisation de la différence donnée dans la conscience [consciousness], n'est pas une prérogative de quelques-uns, mais c'est une faculté présente chez chacun ; de même, l'inaptitude à penser n'est pas la « prérogative » des nombreuses personnes qui manquent de puissance cérébrale, mais la possibilité toujours présente pour chacun – y compris les scientifiques, les universitaires et autres spécialistes d'entreprises mentales – de fuir ce rapport à soi dont Socrate a le premier découvert la possibilité et l'importance. Il ne s'agit pas ici de la méchanceté, avec laquelle la religion et la littérature ont essayé de s'arranger, mais par le mal ; pas du péché et des grands monstres qui sont devenus les héros négatifs de la littérature et ont en général agi par envie et ressentiment, mais du monsieur tout le monde pas méchant qui n'a pas de motifs particuliers et, pour cette raison, est capable d'un mal infini ; à la différence du monstre, lui ne regarde pas en face à minuit le désastre qu'il a causé.
Pour le héros qui pense et son expérience, la conscience [conscience], qui « accable l'homme d'obstacles », est un effet induit. Et elle reste une affaire marginale pour la société dans son ensemble, sauf dans les cas d'urgence. Car penser en tant que tel fait peu de bien à la société, bien moins en tout cas que la soif de connaissance dans laquelle elle sert d'instrument au service d'autres objectifs. Elle ne crée pas de valeurs, elle ne découvre pas une fois pour toutes ce qu'est « le bien » et elle ne confirme pas les règles de conduite admises, elle les dissout plutôt. Sa signification politique et morale se révèle seulement dans les rares moments historiques où « les choses s'écroulent ; le centre ne tient plus ; / l'anarchie pure gagne le monde », quand « les meilleurs n'ont plus aucune conviction, tandis que les pires / sont pleins d'intensité passionnée ».
Dans ces moments-là, la pensée cesse d'être une affaire marginale dans les questions politiques. Quand chacun est ballotté sans réflexion par ce que tout le monde fait et croit, ceux qui pensent ne peuvent plus se cacher parce que leur refus de suivre est voyant et devient ainsi une forme d'action. L'élément purgatif dans la pensée, ce qui faisait de Socrate une sage-femme, qui met au jour les implications des opinions qui n'ont pas été examinées et les détruit ainsi – valeurs, doctrines, théories et même convictions –, est politique par implication. Car cette destruction a un effet libérateur sur une autre faculté humaine, la faculté de jugement, dont on pourrait dire, à juste titre, qu'elle est la plus politique des aptitudes mentales de l'homme. C'est la faculté de juger le particulier sans le subsumer sous les règles générales qui ne peuvent s'enseigner ni s'apprendre avant de devenir des habitudes qu'on peut remplacer par d'autres habitudes et règles.
La faculté de juger le particulier (que Kant a découverte), l'aptitude à dire, « ceci est injuste », « ceci est beau », etc., n'est pas la même chose que la faculté de penser. Penser traite d'invisibles, de représentations de choses qui sont absentes ; juger concerne toujours des particuliers et des choses qui sont à disposition. Mais les deux sont liés d'une façon similaire à celle dont la consciousness et la conscience sont interconnectées. Si penser, le deux-en-un du dialogue silencieux, actualise la différence au sein de notre identité telle qu'elle est donnée dans la consciousness et se traduit alors par la conscience, alors juger, le produit dérivé de l'effet libérateur de la pensée, réalise la pensée, la rend manifeste dans le monde des apparences, où je ne suis jamais seul et toujours bien trop occupé pour être capable de penser. La manifestation du vent de la pensée n'est pas la connaissance ; c'est l'aptitude à dire ce qui est juste et ce qui est injuste, ce qui est beau et ce qui est laid. Et cela peut empêcher des catastrophes, du moins pour moi, dans les moments cruciaux."
Hannah Arendt, "Pensée et considérations morales", 1971, tr. fr. Jean-Luc Fidel, in Responsabilité et jugement, Payot, 2009, p. 244-246.
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