I. Que le monde soit une vaste scène où chacun est amené à se cacher derrière un masque, à jouer la comédie, voilà un thème ancien sur lequel les moralistes n’ont cessé de broder. L’hypocrisie serait à la morale, ce que le machiavélisme est à la politique : un fait universel dont seules quelques âmes naïves jugeraient bon de se plaindre.Cette vision réalisteet pessimiste de la vie sociale ne pèche-t-elle pas cependant par une naïveté plus grande que celle qu’elle entend combattre ? Elle prête en effet aux acteurs sociaux une conscience de leur mensonge et de leur cynisme, une maîtrise des rôles et des masques que l’histoire dément. Ce sont les idéaux les plus sincères, ce sont les utopies les plus nobles qui ont aveuglé les masses des époques modernes. Déjà, les pratiques religieuses d’examen de conscience se méfiaient des confessions trop spontanées. Aujourd’hui, ce sont les sociologues qui se méfient des aveux sincères, ce sont les psychologues qui se méfient des pratiques d’introspection. Si les hommes continuent de jouer des rôles, de mimer des personnages, le soupçon apparaît qu’ils seraient davantage victimes que créateurs de ce théâtre d’ombres. Ne seraient-ce pas des personnages anonymes qui jouent à travers eux, ne seraient-ce pas des rôles inconscients qui les font agir ? Les masques ne seraient-ils pas les maîtres des acteurs ? Si tel était le cas, le jeu théâtral ne ressemblerait plus à une comédie immorale, mais bien plutôt à un combat tragique d’ombres et de pantins. Mais, de l’hypocrisie à l’auto-aveuglement, de la comédie à la tragédie, les hommes sont-ils réellement voués à jouer des personnages ? II. Chacun d’entre nous souhaite pouvoir se définir, et être considéré par les autres, à la fois comme personne morale et comme personnalité individuelle. Comme personne morale, je m’attribue des droits et des devoirs universels qui, pour être abstraits, n’en sont pas moins essentiels. Comme personnalité individuelle, je souhaite affirmer mes goûts, mes opinions, créer par mes actions une existence particulière qui me distinguerait de tous les autres. Homme universel dans mes droits, homme particulier dans mes choix de vie, telle est la dualité qui permettrait de concilier la liberté et le devoir, derrière l’exigence morale d’authenticité. Or je ne suis ni simplement homme, ni simplement individu. Je suis aussi homme ou femme, jeune ou adulte, élève ou professeur, français ou allemand, ouvrier ou cadre, chrétien ou athée... Mon corps, mon caractère semble me faire entrer dans des catégories suspectes : personne timide ou farouche, aguicheuse ou prude, colérique ou douce. Mon métier m’impose ou de commander ou d’obéir, ou de suivre telles règles ou de les imposer aux autres. Ainsi se créent autour de moi, en moi, des personnages sociaux dans lesquels je dois bien m’insinuer. Ni universels, ni particuliers, ces rôles me menacent de deux côtés : trop particuliers pourme faire homme, trop généraux pour me laisser individu, ils remettent en cause mon authenticité, d’autant plus insidieusement qu’ils commanderaient aussi, souterrainement, jusqu’à mes mouvements de sincérité. Un homme peut-il faire abstraction de ces rôles sociaux pour atteindre l’unicité de son être ? Peut-il en faire abstraction pour dépasser les raisons particulières de sa situation. ? Ou bien est-il voué, dans sa sincérité même, à jouer un personnage ? III. Si la personnalité d’un homme pouvait se construire de l’intérieur comme se construit une plante, ou un organisme animal, les problèmes des hommes seraient moins complexes. Une séparation nette s’établirait entre un intérieur solide, et un extérieur de façade, entre un squelette et un épiderme. L’apparence ne déteindrait pas sur la réalité, il y aurait encore des menteurs, des hypocrites, des trompeurs, mais ces personnages se distingueraient nettement, par l’analyse, des hommes sincères, des hommes de l’authenticité. Des Tartuffe continueraient à mettre en danger l’ordre social, mais ils ne constitueraient pas un problème intellectuel, encore moins une énigme philosophique. Or la psychologie contemporaine a montré à quel point la constitution d’un Moi, la naissance d’une personnalité tant psychologique que morale passaient par la constitution en chaque homme de personnages joués. C’est en jouant que l’enfant apprend à être lui-même, c’est en s’identifiant à des personnages, à des « imago » qu’il crée en lui une ossature psychologique. La réalité psychologique est faite d’images, et l’intimité de jeux sociaux.C’est peine perdue de prétendre réduire ces jeux à l’enfance. Bien loin de disparaître avec l’âge, ils se renforcent chez l’adulte : névroses, aliénations, perversions, obsessions, mauvaise foi ne sont que l’amplification de ce théâtre infantile. La comédie se fait alors tragédie, les frontières de l’être et du paraître deviennent problématique. Y a-t-il encore un choix possible entre l’authenticité et le mensonge, ou bien tout homme n’est-il pas, dés le départ, et par la force des choses, voué à jouer un personnage ?
Date de création : 05/03/2006 @ 13:54
Dernière modification : 05/03/2006 @ 13:54
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