"Tous les hommes louent le passé et blâment le présent, et souvent sans raison. Ils sont tellement férus de ce qui a existé autrefois, que non seulement ils vantent les temps qu’ils ne connaissent que par les écrivains du passé, mais que, devenus vieux, on les entend prôner encore ce qu’ils se souviennent d’avoir vu dans leur jeunesse. Leur opinion est le plus souvent erronée, et pour diverses raisons. La première, c’est qu’on ne connaît jamais la vérité tout entière sur le passé. On cache le plus souvent les événements qui déshonoreraient un siècle ; et quant à ceux qui sont faits pour l’honorer, on les amplifie, on les raconte en termes pompeux et emphatiques. La plupart des écrivains se laissent si bien subjuguer par le succès des vainqueurs, que, pour rendre leurs triomphes plus éclatants, non seulement ils exagèrent leurs succès, mais la résistance même des ennemis vaincus ; en sorte que les descendants des uns et des autres ne peuvent s’empêcher de s’émerveiller devant de tels hommes, de les louer et de les aimer. La seconde raison, c’est que les hommes ne haïssent que par crainte ou par envie, deux mobiles qui meurent avec les événements passés, lesquels ne peuvent inspirer ni l’une ni l’autre. Mais il n’en est pas ainsi des événements où nous sommes nous-mêmes acteurs, ou qui se passent sous nos yeux : la connaissance que nous en avons est entière ; rien ne nous en est dérobé. Ce que nous y apercevons de bien est tellement mêlé de choses qui nous déplaisent, que nous sommes portés à les juger plus sévèrement que le passé, quoique souvent le présent mérite réellement plus de louanges et d’admiration.".
Machiavel, Discours sur la première décade de Tite Live, II, avant propos, in Œuvres Complètes, Pléiade, p. 509-510.
"Si l'on admet, comme le font les historiens, que les grands hommes mènent l'humanité vers certains buts déterminés, tels que la grandeur de la Russie ou de la France, ou l'équilibre européen, ou la diffusion des idées de la Révolution, on le progrès général, ou quoi que ce soit d'autre, alors il est impassible d'expliquer les événements historiques sans faire intervenir les notions de HASARD et de GÉNIE.
Si le but des guerres européennes du début de ce siècle était la grandeur de la Russie, ce but pouvait être atteint sans toutes les guerres précédentes et sans l'invasion. Si le but était la grandeur de la France, ce but pouvait être atteint sans la Révolution et sans l'Empire. Si le but était de répandre certaines idées, l'imprimerie y serait arrivée bien mieux que les soldats. Si le but était le progrès de la civilisation, il est à supposer qu'il existe pour répandre la civilisation d'autres voies, plus conformes à ce but, que l'extermination des hommes et la destruction de leurs richesses.
Pourquoi cela s'est-il passé ainsi et non autrement ? Parce que cela s'est passé ainsi.
«Le HASARD a produit la situation, le GÉNIE en a profité », dit l'histoire.
Mais qu'est-ce que le HASARD ? Qu'est-ce que le GÉNIE ?
Les MOTS HASARD et GÉNIE ne désignent rien de réel et ils ne peuvent donc pas être définis. Ces mots désignent simplement un certain degré de compréhension des événements. J'ignore pourquoi se produit tel phénomène, je pense que je ne peux le savoir ; c'est pourquoi je ne veux pas le savoir, et je dis: le HASARD. Je vois une force qui produit une action qui n'est pas à la mesure des facultés ordinaires des hommes ; je ne comprends pas pourquoi cela se produit, et je dis : le GÉNIE.
Pour un troupeau de moutons, le mouton que le berger enferme chaque soir dans un enclos spécial où il mange à part et qui devient deux fois plus gros que les autres, ce mouton doit sembler un génie. Et le fait que tous les soirs, ce même mouton ne revient pas dans l'enclos commun mais est nourri d'avoine dans un enclos spécial, et que ce même mouton, précisément ce mouton-là, ruisselant de graisse, est tué pour être mangé, ce fait doit apparaître au troupeau comme une surprenante conjonction du génie avec toute une série de hasards extraordinaires.
Mais il suffirait que les moutons cessent de croire que tout ce qui leur arrive n'a d'autre raison que de leur faire atteindre leur but de moutons, il leur suffirait d'admettre que les événements qui leur arrivent peuvent avoir des fins qui leur échappent, et ils verraient immédiatement que tout ce qui arrive au mouton engraissé est cohérent et logique. Quand bien même ils ignoreraient dans quel but on l'a engraissé, ils sauraient au moins que tout ce qui est arrivé au mouton n'est pas arrivé fortuitement, et ils n'auraient plus besoin de faire appel au HASARD et au GÉNIE.
Ce n'est qu'en renonçant à connaître le but proche et compréhensible et en admettant que le but final nous est inaccessible, que nous apercevrons la cohérence et la logique dans la vie des personnages historiques ; nous découvrirons la raison de leur action sans commune mesure avec les facultés ordinaires des hommes, et alors nous n'aurons plus besoin de recourir aux notions de HASARD et de GÉNIE.
Il suffit seulement de reconnaître que le but des remous des peuples européens nous est inconnu, et que seuls nous sont connus les faits, à savoir les massacres d'abord en France, puis en Italie, en Afrique, en Prusse, en Autriche, en Espagne, en Russie, et que le mouvement d'Occident en Orient et d'Orient en Occident constitue le trait essentiel et le but de ces événements ; non seulement nous n'aurons pas besoin alors d'admettre qu'il y a quelque chose d'exceptionnel, de GÉNIAL en Napoléon et Alexandre, mais nous ne pourrons pas les voir autrement que comme des hommes pareils à tous les hommes ; et non seulement nous n'aurons pas besoin d'expliquer par le HASARD les menus événements qui ont fait de ces hommes ce qu'ils sont devenus, mais il nous sera évident que tous ces menus événements étaient nécessaires.
Ayant renoncé à la connaissance du but final, nous comprendrons clairement que, de même qu'on ne peut imaginer qu'une plante quelconque ait d'autres fleurs, d'autres semences mieux adaptées à sa nature que celles qu'elle produit, il est impossible de même d'imaginer deux autres hommes avec tout leur passé, qui correspondraient à tel point, jusqu'aux moindres détails, au rôle qui leur était dévolu."
Tolstoï, Guerre et paix, 1869, Épilogue, Première partie, Chapitre 2, tr. fr. Boris de Schloezer, 1960, Le Club français du livre, p. 1334-36.
"Quand il était du présent, [le] passé était comme le présent que nous vivons en ce moment, quelque chose de pulvérulent, de confus, multiforme, inintelligible : un réseau touffu de causes et d'effets, un champ de forces infiniment complexe que la conscience de l'homme, qu'il soit acteur ou témoin, se trouve nécessairement incapable de saisir dans sa réalité authentique (il n'y a aucun poste d'observation privilégié – du moins sur cette terre). Il faut ici reprendre l'exemple, classique depuis Stendhal et Tolstoï, des batailles napoléoniennes, le Waterloo de la Chartreuse, ou mieux (car Napoléon lui-même, pour Tolstoï, est aussi perdu que le Prince André ou Pierre Bezoukhov, l'Austerlitz et le Borodino de Vojna i Mir [Guerre et paix]…
L'historien ne saurait se contenter d'une telle vision, fragmentaire et superficielle ; il veut en savoir, il cherche à en savoir beaucoup plus « long » qu'aucun des contemporains de l'époque étudiée n’en a su, n’en a pus savoir ; non certes qu'il prétende retrouver la même précision dans le détail, la même richesse concrète que celle de l'expérience vécue (cela, il le sait, est impossible et d'ailleurs ne l’intéresse pas au premier chef) : la connaissance qu'il veut élaborer de ce passé vise à une intelligibilité ; elle doit s’élever au-dessus de la poussière des petits faits, de ces molécules dont l'agitation en désordre a constitué le présent pour y substituer une vision ordonnée, qui dégage des lignes générales des orientations susceptibles d’être comprises ; des chaînes de relations causales ou finalistes, des significations, des valeurs. L'historien doit parvenir à jeter sur le passé ce regard rationnel qui comprend, saisit et (en un sens) explique – ce regard que nous désespérons à pouvoir jeter sur notre temps, d'où cet appel à Clio […], cette attente de l,histoire, qui un jour, nous l'espérons, permettra de savoir ce que nous n'avons pas su (tant de données essentielles ont échappé à notre information, à notre expérience), et surtout de comprendre ce que dans la chaleur de nos combats, entraînés par des courants de forces que nous ne pouvions contempler d'en haut, nous ne pouvions pas saisir, qu'il était impossible de saisir tant que les forces en action ne s'étaient pas révélées par l'accomplissement de tous leurs effets, tant que le devenir n'était pas réalisé au parfait devenu. Ne comparons pas trop vite l'historien au dramaturge ou au romancier, car il doit être toujours bien souligné que cette intelligibilité doit être vraie, et non pas imaginaire, trouver sa raison dans la « réalité » du passé humain ; mais cela rappelé, il est vrai de dire que l'histoire doit chercher à élaborer une connaissance qui soit aussi intelligible que du Shakespeare ou du Balzac."
Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, 1954, Points Histoire, 1975, p. 43-45.
"Ce qui est fâcheux, c'est que, quels que soient le caractère et le contenu de l'histoire qui suit, qu'elle soit jouée dans la vie publique ou dans le privé, qu'elle comporte un petit nombre ou un grand nombre d'acteurs, le sens ne s'en révélera pleinement que lorsqu'elle s'achèvera. Par opposition à la fabrication dans laquelle la lumière permettant de juger le produit fini vient de l'image, du modèle perçu d'avance par l'artisan, la lumière qui éclaire les processus de l'action, et par conséquent les processus historiques, n'apparaît qu'à la fin, bien souvent lorsque tous les participants sont morts. L'action ne se révèle pleinement qu'au conteur, à l'historien qui regarde en arrière et sans aucun doute connaît le fond du problème bien mieux que les participants. Tous les récits écrits par les acteurs eux-mêmes, bien qu'en de rares cas ils puissent exposer de façon très digne de foi des intentions, des buts, des motifs, ne sont aux mains de l'historien que d'utiles documents et n'atteignent jamais à la signification ni à la véracité du récit de l'historien. Ce que dit le narrateur est nécessairement caché à l'acteur, du moins tant qu'il est engagé dans l'action et dans les conséquences, car pour lui le sens de son acte ne réside pas dans l'histoire qui suit. Même si les histoires sont les résultats inévitables de l'action, ce n'est pas l'acteur, c'est le narrateur qui voit et qui « fait » l'histoire".
Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne, 1958, Chapitre V, tr. G. Fradier, Pocket, p. 250-251.